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Rennes des écrivains
#14
Yvon Le Men :
il s’est passé
quelque chose
RÉSUMÉ > Yvon le Men est né en 1953 à Tréguier. Depuis son premier livre Vie (1974),écrire et dire sont les seuls métiers d’Yvon Le Men. Il est l’auteur d’une œuvre poétique importante (éditée chez Rougerie et chez Flammarion) à laquelle viennent s’ajouter des entretiens. On lui doit quatre récits: Besoin de poème (Seuil), On est sérieux quand on a dix-sept ans, La clé de la chapelle est au café d’en face, Le petit tailleur de short (tous trois chez Flammarion). Il est aussi l’auteur de deux romans : Si tu me quittes, je m’en vais et Elle était une fois (Flammarion)

Yvon le Men (suite)

   À Lannion où il vit, il crée, en 1992, les rencontres intitulées « Il fait un temps de poème». Étonnant voyageur, il travaille au festival du même nom et de Saint-Malo à Bamako, de Sarajevo à São Paulo, il se fait le passeur des poètes et des écrivains. En 1997, il y crée un espace poésie. De 2006 à 2008, il a publié une chronique hebdomadaire dans le journal Ouest-France: « Le tour du monde en 80 poèmes ». Ses textes, livres ou anthologies, sont traduits dans une quinzaine de langues. Par ailleurs, depuis de nombreuses années, il travaille dans les écoles, avec les enfants.
     Quelques recueils: Chambres d’écho, Le jardin des tempêtes, Le Tour du monde en 80 poèmes. Dernier titre paru: À louer chambre vide pour personne seule (chez Rougerie) dont nous avons rendu compte dans Place Publique n°13.  

Pour Edmond Hervé, Martial Gabillard et Jean Bernard Vighetti

     De Lannion, j’aurais pu aller vers l’Ouest, vers Brest et son université encore jeune. Mais je partis vers l’Est, vers Rennes, vers Vladivostok. Peut-être à cause de Saint Brieuc où vivait tante Jeannette à qui nous rendions visite dès que nous pouvions payer le billet du car rouge et blanc. Il en est ainsi des coutumes géographiques qui décident d’un avenir. Je n’étais pas habitué aux villes. Dès la seconde rue traversée, je craignais de me perdre. Aussi m’étais-je inscrit à la faculté la plus proche de la pancarte Rennes: la faculté des lettres, section histoire-géographie.  

L’attente du grand soir


     L’histoire, je voulais davantage la changer que l’apprendre. Au bout de quelques semaines, je quittai les bancs de la fac pour battre le pavé des rues, surtout la nuit. Je rejoignis l’organisation Rennes Révolutionnaire dont je vendais le journal à la criée sur le marché des Lices, le samedi. J’aimais beaucoup cette ambiance de matins qui chantent. Je me souviens de poignées de mains calleuses, rares mais précieuses. Je me souviens de nos interventions solidaires lors d’une grève à l’entreprise Pouteau, lors de nos distributions de tracts aux usines Citroën dont le syndicat maison nous accueillait à coups de barres de fer. Nous avions des affiches et des phrases plein les mains et haut les coeurs. Nous les collions, nous les écrivions sur les murs de la ville dont je connaissais sur le bout des doigts les quartiers populaires et les bistrots de fortune.
     J’ai vécu dans la capitale bretonne l’attente du grand soir aussi violemment que j’attendais le grand amour. Celui-ci est arrivé, puis reparti, puis revenu, puis… Celuilà a trouvé refuge dans mes premiers poèmes écrits dans cette même ville dont la Manif des chiens raconte à sa manière allégorique nos manifestations d’alors :

     … non ingérence dans nos affaires était le cri à la manif des chiens bâtards
     l’autre jour à Rennes avec rancart place des Lices :
     devant, les chiens gauchistes à poil long et un grand rire au bout des dents
     ils se tenaient tous par la patte
     ils aboyaient l’Internationale
     il y avait aussi les chiennes, à poil court
     et leurs pattes qui avançaient l’une après l’autre, déterminées.
     …
     tout d’un coup les chiens policiers sont venus
     ils gueulaient comme s’ils n’avaient pas mangé depuis longtemps
     ils ont chargé sans prévenir
     il y a eu des blessés partout
     je crois que la manif s’est dispersée
     les hommes disaient que ce n’était pas juste
     mais sont quand même restés chez eux…

     et mon poème frayait sa route, tant bien que mal, entre rires et larmes. Je l’écrivis un soir d’automne de l’année 1971, sur un balcon de la rue du Nivernais d’où j’avais observé un homme tirer sur la laisse de son chien qui n’avait envie, ce jour-là, ni de pisser, ni de se tenir à carreau. Le poème me sauta à la figure comme une évidence. Plus tard je le dirais sur de nombreuses scènes rennaises dont le marché couvert des Lices, le foyer Paul Bert et la salle de la Cité où se rencontrait le tout contestataire de Rennes.
     Ce poème faillit disparaître avec d’autres le jour où, craignant une perquisition de la police, je m’enfuis à cheval sur une mobylette, mon manuscrit dans la sacoche droite. L’idée était de le cacher chez un ami qui vivait aux Horizons - chez les riches ! Dans cette tour aux quatre points cardinaux, les flics ne viendraient pas. C’est dire si je croyais encore au grand soir et à la dangerosité de mes poèmes! Juste avant d’arriver à la tour, las, je glissai sur une flaque de boue due à un chantier en cours et m’étalai de tout mon long. La mobylette s’échappa de mes mains et les poèmes de la sacoche. Ils atterrirent ici et là, au gré du vent et de la pluie. Certains furent perdus à jamais, d’autres survécurent grâce à la gentillesse des ouvriers qui m’aidèrent à les récupérer. Mes manuscrits portent toujours les traces de l’eau, de la terre et de leurs mains secourables.

Une soirée Grall au Parlement


     Puis je quittai la capitale bretonne pour y revenir, entre autres raisons, lors de bouleversantes Tombées de la nuit. La plus incroyable des soirées fut celle où, en 1982, nous rendîmes hommage à Xavier Grall, mort l’année précédente, dans la salle des Pas Perdus du Parlement de Bretagne. Cette nuit-là fut étoilée. Mille personnes du dedans du dehors écoutèrent les paroles de Xavier du bord de leurs oreilles et jusqu’au fond de leur âme: jeunes, vieux, riches, pauvres, de droite, de gauche, du centre; de partout. Cette nuit-là fut un beau jour. Et ce beau jour confirma mon choix de suivre le chemin du poème, par la voix, par la main, dans ma vie.
     Plus de dix ans s’étaient écoulés depuis le premier vers écrit sur ce balcon de la rue du Nivernais, dix ans qui découvraient une autre ville, une ville à partir de laquelle je prendrais le train pour aller aux quatre coins du monde, une ville dans laquelle j’allais rencontrer, régulièrement, ici des élèves de CE2, là-bas des adultes en perdition jusqu’à sonner à la porte de la prison des femmes d’où je revins bouleversé, un bruit de clefs à jamais attaché à l’oreille. Bouleversé, je le fus aussi lors de cette rencontre offerte par Laure Morali, une jeune femme dont je lisais les poèmes depuis son premier vers :
     « Bonjour Yvon, c’est Laure. Je t’écris aujourd’hui pour me faire messagère d’une lettre. Elle est d’un homme de la rue que j’ai croisé. Il t’a connu du temps de ta jeunesse. Il n’attend rien en retour. Il a eu du bonheur à t’écrire. »

     à Monsieur Le Men
     Ne sachant où les océans s’arrêtent, je vous demande mesure de mes mots. Moi, poisson terrestre dans l’immense bocal qu’est la terre, le chemin de l’oxygène me manque. Peut-être un jour dans le passé ou le futur, il sera possible de trouver l’équilibre de l’oiseau qui, lui, sait et reconnaît le véritable équilibre. Baudelaire a écrit l’Albatros et je suis peut-être dans une situation similaire. Je suis entre terre et air. Mon passé breton, qu’il soit génétique ou affectif, me donne la liberté de vous écrire cette lettre. Moi, fils d’anciens seigneurs, ne sachant plus d’où va le vent, j’aimerais revoir dans la pupille des gens, la vieille histoire qui les a tant nourris. A côté de moi battent des coeurs, objets indispensables à la fonction humaine. Il n’y a pas. Cette terre bloquée, prisonnière de ses espérances et de sa puissance affective et sentimentale s’appelle Bretagne ; haut lieu et bas-fond d’une histoire extraordinaire, me laisse toujours l’espoir comme la lueur de la bougie. Je vis dans un pays dangereux mais vivant. Mes ancêtres maladroits mais pleins me poursuivent de leur chemin. Il est impossible. Parfois je pense et ma pensée se ralentit au regard de l’autre. « Parfois il y a des endroits où il fait bon être mais ne pas rester »

     Serge, l’auteur de la missive, avait emprunté la dernière phrase à l’un de mes livres dont parlèrent Laure et Serge un soir, au pied de l’Arvor, où Laure allait voir un film et où Serge faisait la manche. Serge lui dit que j’en aurais rien à faire de sa lettre. Laure démentit et passa le message. Je le publierais dans mon recueil Il fait un temps de poème. Je lui offrirais le livre. On le lui volerait. J’irais le voir à Rennes. Je le trouverais à son quartier général, au pied de l’Arvor. Je lui offrirais un autre exemplaire de son livre. Il me dirait: « cette fois, je le déposerais en lieu sur. » Où? « Je vais l’enterrer dans le jardin du Thabor, dans le jardin des roses. » Quinze ans ont passé. Je ne sais pas où est Serge. Je ne sais pas où est le livre. Je sais où est son poème.

     (équinoxe de septembre 2011)