À la fin des années 50, la Bretagne est partie de zéro pour entrer dans le secteur de l’électronique. Trente ans plus tard, elle a atteint un niveau qui compte. Reconnaissons toutefois que d’autres régions aussi « pauvres » de la périphérie de l’Europe, notamment l’Irlande et la Finlande, ont obtenu des résultats encore plus impressionnants en démarrant plus tardivement.
Ce sont essentiellement deux hommes, deux Bretons, qui sont à l’origine de ce développement : Pierre Marzin (1905-1994) et René Pleven (1901-1993).
Le premier, après le lycée Chateaubriand de Rennes, entra à Polytechnique et complèta sa formation à Supélec, école fondée en 1894. C’était alors le cursus imposé pour devenir ingénieur des Ptt. En 1929, Pierre Marzin entra dans le petit laboratoire des Ptt à Paris et participa activement en 1944 à la création du Centre national d’études des télécommunications (Cnet), dont il devint le directeur.
Le second, René Pleven, avait travaillé de 1930 à 1939 dans le groupe anglo-américain Automatic Electric, alors troisième groupe mondial des télécommunications. Résistant de la première heure en 1940, il fut sous la 4e République plusieurs fois ministre et président du Conseil. Sans oublier d’oeuvrer en faveur du développement économique de la Bretagne, en tant que président du Comité d’études et de liaison des intérêts bretons (Celib) et du conseil général des Côtes-du-Nord.
René Pleven et Pierre Marzin ont fait connaissance juste après Guerre. Les deux Bretons vivent alors à Paris, mais se rencontrent régulièrement lors de leurs séjours en Bretagne. En 1954, Marzin présente un rapport sur le « retard de la télévision en Bretagne ». Deux ans plus tard, Pleven soutient le projet de Pierre Marzin de décentraliser le Cnet à Lannion, projet que le gouvernement accepta en 1958. En 1962, alors que le Cnet Lannion est à peine né, la « vocation électronique » de la Bretagne est définie par la Commission permanente de l’électronique du Plan (Copep). Dans le même temps, Pierre Marzin obtient la contribution du fameux laboratoire américain Bell Laboratories à la réalisation du Radôme de Pleumeur-Bodou et réussit un formidable coup médiatique avec la réception, dans la nuit du 11 juillet 1962, des premières images de télévision venant des États-Unis en « live ». Au début des années 60, Pierre Marzin décide de lancer le Cnet Lannion sur le « numérique » dans le cadre du projet de Prototype lannionnais d’autocommutateur téléphonique à organisation numérique (Platon).
Dès les débuts de l’installation du Cnet à Lannion, le choix de cette ville est critiqué. En octobre 1960, Jean- François Gravier, auteur du livre Paris et le désert français écrit: « Il serait hautement souhaitable que, le plus tôt possible, une seconde annexe du Cnet fût implantée dans la capitale bretonne ». En fait ce n’est pas le Cnet qui s’installe en premier à Rennes, c’est le Centre électronique de l’armement (Celar) et une usine Fairchild, troisième fabricant mondial de transistors à l’époque. Peu de temps avant, Texas Instrument, numéro 1 mondial, s’était installé à Nice tandis qu’à Toulouse, hommes politiques et universitaires se mobilisaient pour attirer Motorola, le numéro 2 mondial.
Mais à Rennes, la mobilisation est moins forte. D’ailleurs l’usine Fairchild y est surtout perçue comme une source d’emplois pour jeunes bretonnes peu qualifiées. Une lourde erreur d’urbanisme est commise avec l’implantation de l’usine au coeur du nouveau quartier du Blosne, loin du pôle scientifique. En 1957, les Caennais n’avaient pas fait cette erreur. En effet ils avaient installé l’usine française de fabrication de transistors de Philips près de la nouvelle université. Un bâtiment au sein de l’usine était même réservé aux échanges avec l’Université (formations, étudiants stagiaires…).
L’acte fondateur du pôle scientifique de Rennes sera le Comité interministériel d’aménagement du territoire (Ciat) de décembre 1967, qui prévoit à la fois l’installation d’Écoles d’ingénieurs et la création d’un nouvel établissement du Cnet. « L’émergence du pôle rennais et du pôle brestois, à côté du pôle trégorois, traduit certainement une inflexion de la politique d’aménagement du territoire… en Bretagne, c’est le concept de « triangle de l’électronique » qui domine avec la ville de Rennes comme tête de réseau.
La Bretagne et Rennes ne partent pas de zéro. Dès le début du siècle, trois Bretons s’étaient illustrés dans la radio, après avoir étudié à la fac des sciences de Rennes. Il s’agit des Brestois Camille Tissot (1868-1915) et de René Mesny (1874-1949) formés à l’École Navale, deviennent licenciés à Rennes puis sont nommés professeurs dans cette même École Navale. Camille Tissot réalisa une première transmission radio en rade de Brest en 1898, peu de temps après les premiers essais de Marconi. Il soutint en 1905 à la Sorbonne la première thèse française sur les antennes radio, participa aux premiers enseignements de la radio à Supélec et quitta Brest pour Paris en 1912. André Mesny, lui, fut détaché en 1920 au laboratoire du général Ferrié, puis devint professeur de radio à Supélec, avant de prendre sa retraite dans la région brestoise.
Troisième Breton, le Rennais William Loth (1888-1957) qui, formé à la radio pendant la guerre 14-18, fonde en région parisienne la « jeune pousse » Sipl, société spécialisée dans le guidage radioélectrique des avions. Cette entreprise, reprise par le groupe Philips devient TRT dans les années 40.
Plusieurs universités de province s’étaient aussi intéressées à la radio plus de trente ans avant Rennes: activités de recherche dans les années 20 à Nancy, ouverture en 1920 d’un Institut de radioélectricité à Bordeaux… À Rennes les deux universitaires les plus engagés furent des militants du Celib, le géographe Michel Phlipponneau4 et le juriste Claude Champaud, qui trente ans plus tard racontait: « J’ai des souvenirs très précis de la fin des années 60, quand j’étais directeur de l’Institut de Gestion, où j’ai participé à l’accueil du Ccett notamment, puis président de l’Université de Rennes 1, quand nous avons accueilli Supélec ».
Mais la poussée la plus décisive fut celle de René Pleven (de nouveau ministre en 1969) et du Celib, s’appuyant sur les colères bretonnes à savoir l’insurrection des paysans bretons autour de Morlaix et le mouvement de Mai 68. Georges Pompidou accepta les demandes du Celib qui lui furent présentées lors d’une entrevue le 31 mai 1968, et dût affronter les résistances des lobbys parisiens. En Conseil des ministres, la décentralisation de l’École nationale supérieure des Télécommunications (Enst) et de Supélec est même annoncée, faisant la « une » de Ouest-France. Le projet d’École des Télécoms en Bretagne mettra dix ans pour se réaliser… à Brest. Supélec de son côté est à l’étroit dans ses locaux de Malakoff. Certains, en dépit de la fronde d’étudiants jouant la dérision avec chapeaux bretons et musique, plaident pour son transfert complet en Bretagne. Finalement Supélec déménage sous la forme d’une antenne à Rennes (1972) et d’un établissement principal à Gif-sur-Yvette (1976).
Cette action des anciens élèves et des élèves de Supélec était fondée sur le déficit d’image de Rennes et de sa région en 1969. Rien à montrer à Rennes : le Celar avait juste ouvert ses portes. À Lannion le projet numérique du Cnet et de son partenaire industriel, la SLECIT, avançait bien, mais était peu connu.
L’idée d’un nouvel établissement du Cnet à Rennes fait consensus à la Direction générale des Télécommunications. Une projet émerge en 1969, celui d’établir une passerelle entre les services techniques de la télévision et ceux des Ptt: « La Direction du Cnet et celle du service des études de l’Ortf décident de mettre des moyens en commun. La Délégation à l’aménagement du territoire (Datar) exige que cette fusion ait lieu en province ».
Pierre Marzin s’était intéressé à la télévision dans les années 30 et lors du succès de Pleumeur-Bodou. Il soutient ce projet de laboratoire commun en tant que directeur général des Télécommunications, puis à partir de 1971 comme sénateur-maire de Lannion. En 1972, le Ccett s’installe donc pendant quelques mois, quai Dujardin à Rennes, puis de façon moins provisoire, dans le nouveau bâtiment futuriste de la Mabilais.
Ce Centre bénéficie des arrivées volontaires de l’équipe TDF de télévision numérique et de l’équipe RCP du Cnet Issy-les-Moulineaux, ce qui permet notamment de jeter les bases du projet Transpac dès 1975. Et, contrairement à certaines prévisions, la mixité des équipes réussit : « Ce cocktail de gens venus de l’audiovisuel et des télécommunications s’avéra d’autant plus stimulant que les chercheurs entretinrent de bons rapports entre eux malgré les différences de formation professionnelle, de culture et de statut ».
Les Buttes de Coësmes, hauteurs situées sur la rive droite de la Vilaine et dominant les « Longchamps », sont à cheval sur les communes de Rennes et de Cesson. Au point culminant les Ptt installent une première tour hertzienne en 1958 comme relais de la liaison Paris- Caen-Rennes-Nantes. À partir de 1965, le campus universitaire de Beaulieu se déploie jusqu’à l’avenue du Clos- Courtel qui passe au pied de la tour hertzienne. En 1971, la Datar, pour faciliter l’implantation du Ccett et de Supélec, exige des collectivités locales (le district) une mise à disposition gratuite de terrains aménagés. Il s’agit d’éviter l’éparpillement en cours (Celar à Bruz, Fairchild dans le quartier de Blosne, usine Cgct dans la ZI sud-est…) pour concentrer la recherche et l’industrie à emplois qualifiés sur un même territoire. Ainsi toute la partie ouest de Cesson-Sévigné entre l’avenue du Clos-Courtel et le futur boulevard des Alliés, ouvert beaucoup plus tard, est affectée aux décentralisations.
Supélec est le premier occupant de cette zone. Ce sont les mêmes plans pour les deux établissements de Gif et de Cesson: larges espaces de circulation extérieure et intérieure, façades avec des bandes horizontales noires et blanches… La tour hertzienne toute proche est remplacée en 1973 par une nouvelle tour beaucoup plus élevée (110 mètres), notamment pour servir de relais à l’Autoroute électronique de l’Ouest, premier autoroute numérique en France, desservant le Celar et le Cnet Lannion.
Supélec, qui a mis en place des options d’électronique, de systèmes automatisés et d’informatique, développe des relations avec le Celar et les établissements d’enseignement supérieur de Rennes, et est rejoint, dans un proche voisinage, par l’École Supérieure d’électronique de l’Armée de Terre (Eseat) dès 1972.
Au-delà des premiers échecs et réussites, dans le courant des années 70, l’image de Rennes et de la Bretagne s’améliore. Le numérique à Lannion devient une réussite avec la numérisation du réseau téléphonique trégorois en 1972, première mondiale, consacrée internationalement lors de la conférence scientifique d’Atlanta en 1977. C’est dans ce contexte que l’Institut de recherche informatique et des automatismes (Iria) décide de s’implanter à Rennes. « L’idée de [cette] décentralisation est largement née de la Datar. Le choix de Rennes aurait pu être discuté au profit éventuellement de Nancy ou Lille qui, selon André Danzin, « avaient l’avantage de proposer un milieu industriel particulièrement actif à ces nouvelles techniques et des traditions de coopération université-industrie qu’on ne trouve pas à Rennes. Mais la présence du Celar, du Ccett, de Supélec à Rennes, et la proximité du Cnet à Lannion ont été jugés comme des éléments très favorables à la Bretagne ». L’Institut Irisa est fondé en 1975. Michel Méthivier, universitaire reconnu et fortement motivé, en est le premier directeur. Les « Grenoblois » Jean-Pierre Verjus et Laurent Trilling, attirés à Rennes, lancent les projets de recherche du nouvel Institut.
La période Pompidou de 1969 à 1974 est faste pour l’électronique bretonne, qui triple ses emplois pour atteindre 15000 emplois. Mais les années suivantes sont moins faciles. En 1978, le préfet de Rennes se montre alarmiste: « La deuxième phase du développement du Ccett à Rennes doit se concrétiser par son installation à Cesson… mais le projet ne semble pas avancer ». Le Ccett s’installera finalement en 1983 à proximité de Supélec, comme d’ailleurs Transpac. C’est à ce moment-là que la Technopole Rennes Atalante, est fondée sur le modèle de Grenoble. Sa gestation a été longue, mais le choix initial des Buttes de Coësmes a été le bon choix pour former ce qui s’appelle Atalante-Beaulieu. À ses débuts, la dynamique technopolitaine rennaise s’est appuyée surtout sur les centres de recherche publique (Cnet, Ccett, Iria, Celar).
L’aventure s’est poursuivie: Rnis, Atm et réseaux optiques à Lannion, Minitel, Transpac et télévision numérique à Rennes, turbocodes à Brest. La Région Bretagne devient dans les années 80 la « région d’excellence » du numérique en France. La fondation du Ccett et de Supélec Rennes en 1972 marquent une étape importante de cette histoire.