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Contributions
#30
Il y a 50 ans, l’aventure du Relais à Cleunay
RÉSUMÉ > L’ancienne cité d’urgence de Cleunay va accueillir en 1964 ses premiers éducateurs de rue, au sein de l’association Le relais. Place Publique a retrouvé les pionniers de cette aventure qui a durablement marqué l’évolution du quartier. Une initiative qui perdure à travers les actions menées sur l’espace public en direction des personnes à la rue, comme le relatait le dossier # 27 de Place Publique.

     Au début des années 1960, Cleunay est à la fois le quartier le plus récent et sans doute le plus mal famé de Rennes. Depuis une dizaine d’années, environ 5 000 habitants sont venus s’y installer et y trouver des conditions de logement un peu plus confortables que celles qu’ils connaissaient jusque-là. C’est en quelque sorte l’appel de l’abbé Pierre en 1954 qui a été l’élément décisif de l’urbanisation du quartier commencée par la bien nommée Cité d’Urgence. Auparavant, on n’y trouvait guère que le Camp de la Guérinais avec ses baraques en bois et sa clôture de barbelés qui abritait encore 300 personnes. Les bâtiments que l’on va alors construire ne seront pas, eux non plus, d’un grand confort. C’est qu’à Cleunay, on loge les familles les plus modestes qui ont dû quitter leurs logements précaires et insalubres de la rue de Brest, de la rue Jules-Simon ou d’ailleurs et qui n’ont pas les moyens de se payer la location d’appartements raisonnablement confortables. Bref, Cleunay concentre une population bien peu favorisée même si les situations varient considérablement d’une famille à l’autre. Plus qu’ailleurs, le chômage y est important, l’alcoolisme fréquent, les conflits familiaux ordinaires et une certaine délinquance, notamment chez les jeunes, un comportement presque banal. À cela s’ajoute l’aspect rebutant d’un quartier enclavé, peu aménagé, qui donne l’impression d’être resté à l’abandon.
    On comprend dès lors que l’image de Cleunay à cette époque n’est guère positive aux yeux des autres Rennais.

     Pourtant, dans ce Cleunay qui semble cumuler de lourds handicaps, un équipement bienvenu a vu le jour en 1962. C’est une Maison des Jeunes et de la Culture, en préfabriqué certes, mais qui fait ses 300 m2 et qui a l’ambition d’être ouverte à tous. Hélas ! quelques mois après son inauguration, il faut la fermer en partie car elle est l’objet de perturbations régulières provoquées par ceux à qui elle est prioritairement destinée : les jeunes du quartier. C’est alors que le directeur de la MJC, André Métayer, prend contact avec les responsables d’une formation d’éducateurs de rue qui se tient à Marly-le-Roi, en région parisienne. Or, parmi ces futurs éducateurs, un Rennais, Vincent Oberthür, a déjà manifesté l’intention de faire son stage pratique à Rennes. Apprenant que Cleunay pourrait accueillir ce stage, Vincent convainc deux de ses condisciples, Daniel Dominguez et Daniel Leygonie, d’être avec lui parties prenantes de l’expérience.
    Mais il faut, bien entendu, que les conditions d’accueil et d’encadrement de ces stagiaires soient assurées. Ce sera le rôle d’une association créée le 22 novembre 1963, dénommée Le Relais qui a pour but, disent ses statuts, d’« être au service des enfants et adolescents en danger dans leur milieu de vie en vue d’une meilleure adaptation sociale ». Cette association regroupe outre André Métayer et Albert Loisel, président du Comité de quartier, diverses personnalités locales qui oeuvrent dans le secteur de « l'enfance inadaptée », comme on dit à l'époque. C’est en particulier le cas de Jacques Guyomarc’h, un Rennais qui fut une figure éminente de l’éducation spécialisée et qui apportait par sa présence une véritable caution au Relais.

     Les trois éducateurs débarquent donc à Cleunay au début de 1964. Ainsi commence l’aventure du Relais. Ce fut en effet une aventure car les expériences d’éducation ou de prévention en milieu ouvert sont encore l’exception et nulle part n’existe une méthodologie de ce savoir-faire. Voici comment ils définissent leur travail éducatif : « L’approche des jeunes du quartier… se fait directement dans la rue… Nous ne disposons donc que de nous-mêmes avec nos personnalités respectives… La situation est fondamentalement différente de celle des éducateurs spécialisés d’internat qui « reçoivent » les enfants dont ils s’occupent par suite d’une décision de justice ou administrative. Nous, au contraire, avons à aller au-devant d’eux, à nous faire accepter, et ce n’est qu’à partir de ce stade qu’une relation éducative est susceptible de s’établir. »
    À l’issue d’une première année de travail, ils font le bilan de leur expérience. Vincent Oberthür a suivi ce qu’il appelle une horde de jeunes de 16 à 18 ans : « Je ne peux pas parler de bande car il n’y existe aucune structure imposée ou naturelle. » Sur ces 22 garçons, il note que 16 habitent la Cité d’urgence et que 19 ont des parents alcooliques… La délinquance qu’ils pratiquent, dit-il, est faite « d’infractions gratuites, d’actes de vandalisme souvent vécus par eux sous forme de performances ». Il donne quelques exemples des améliorations que sa présence a pu apporter et conclut avec l’anecdote suivante : un garçon tenant à la main le journal sur lequel est racontée l’arrestation de douze jeunes à Maurepas lui dit : « Depuis que vous êtes là, on ne pense même pas à faire des conneries. La ville aurait vachement intérêt à mettre des éducateurs dans tous les quartiers… »

     Daniel Dominguez, lui, est intervenu auprès de plusieurs groupes d’adolescents qu’il a accompagnés dans leurs activités de loisirs soit à la MJC, soit à l’étang « La petite île » proche du quartier devenue, pour l’occasion un bassin d’apprentissage à la natation. Il note : « J’étais l’adulte avec qui l’on peut discuter et celui qui sait écouter. Je cessai d’être un adulte comme les autres, souvent lointain et indifférent. » Il organise chez lui, avec la complicité de son épouse, une soirée à l’occasion de Noël : « Après le cinéma, l’audition de disques, jeux de société, il y eut un réveillon… L’ouverture de mon foyer le soir de Noël m’a permis de noter combien il était essentiel de donner un reflet de son intimité familiale. »
    Daniel Leygonie n’a pas connu la même expérience : « Échec pour le réveillon de Noël, par manque d’organisation : le groupe a passé la nuit de Noël à traîner dans tous les bars de la ville sans même avoir pu s’amuser. » Il est très attentif à la situation professionnelle des garçons de son groupe : « Mon souci majeur reste le problème du travail ». Il note à quel point les formations acquises ne correspondent pas aux emplois exercés : « C. est plombier et travaille comme ouvrier offset. E. est plombier et il est manoeuvre. F. est ajusteur et il colle des étiquettes dans une brasserie. » Du coup, il s’interroge : « Quelle peut être l’action d’un éducateur devant ces problèmes qui le dépassent ? »

     Dès la fin de cette première année du Relais, les progrès sont sensibles aux yeux des représentants de l’ordre. « Dans le quartier de Cleunay, non seulement il n’y a plus de recrudescence dans le domaine des plaintes et vols, mais encore ce serait plutôt nettement en baisse par rapport aux autres années », déclare un officier de police. Les commerçants, eux aussi, apprécient le changement : « La bande, je la vois presque journellement : elle ne fait plus peur. Ils n’ont plus dans l’esprit cette idée diabolique de tout démolir et de rébellion », dit un patron de café. Même son de cloche du côté du responsable de la MJC du quartier dont la fermeture avait servi de déclencheur à l’arrivée des trois éducateurs : « Un groupe de 16-18 ans est en voie de complète intégration à la MJC avec possibilité de prise effective de responsabilités ».

     L’année 1965 va confirmer ce diagnostic. Après avoir effectué leurs deux années de stage pratique, les trois éducateurs obtiennent leur diplôme et, d’une certaine manière, mettent fin à l’aventure qui les avait conduits à Cleunay. En réalité cette aventure va prendre une autre dimension. C’est ainsi qu’Albert Loisel, le président du Relais, annonce en mars 1966, cette nouvelle étape : « Cette association Le Relais qui n’était qu’un terrain de stage et d’expérience, financée par Paris, mais qui nous a appris beaucoup et a apporté d’excellents résultats, devient, si je puis dire, institution permanente, régulière dans notre département, tant on s’est rendu compte de sa nécessité. » Et, en effet, dans les mois qui suivent, de nouveaux éducateurs sont recrutés pour que le Relais poursuive son action et l’étende à d’autres quartiers de Rennes. Conséquence de ce développement : l’association, née à Cleunay et conçue pour gérer une expérience limitée, ne se sent plus en mesure d’encadrer ainsi plusieurs équipes réparties sur la ville. Elle est dissoute le 26 avril 1968 et ses activités sont reprises par la Sauvegarde de l’Enfance et de l’Adolescence qui a conservé l’appellation Le Relais pour désigner les éducateurs de rue qu’elle emploie. Aujourd’hui, ils sont 24 sur l’ensemble de la ville mais… aucune équipe ne travaille sur Cleunay.
    En 2014, cinquante ans après, André Métayer ne cache pas sa fierté et son émotion d’avoir été, pour une large part, le promoteur de l’expérience. De leur côté, en rappelant ce que furent leurs premières armes à Cleunay, Daniel Dominguez et Vincent Oberthür (Daniel Leygonie est décédé) évoquent avec passion cette histoire qui les a profondément marqués, sans doute parce qu’ils s’y sont investis sans compter. À leur manière, ces premiers éducateurs de rue furent d’abord des militants de l’action sociale.