Le 4 juillet 1965, voici un demi-siècle, le gouvernement présidé par Georges Pompidou annonçait la labellisation de dix « métropoles de recherche » région, parmi lesquelles figurait Rennes. C’était là un signe majeur de reconnaissance du site rennais comme pôle de recherche d’envergure nationale, sur le plan symbolique avec cette première émergence de la notion de « métropole », et par ses conséquences concrètes éventuelles, cette labellisation se situant dans le cadre de la préparation du Ve Plan (1966-1969), avec à la clé des perspectives d’investissements conséquents.
Comme l’a montré une étude récente1, cette labellisation survient au moment où l’État, pour la préparation du Ve Plan amorcée depuis 1964, commence à se préoccuper de la répartition territoriale de la recherche, en liaison avec la mise en place d’une politique volontariste d’aménagement du territoire. Cette volontés’était concrétisée par la création en 1963 du Comité National de l’Aménagement du Territoire (CNAT) et de la Datar, son bras armé. Dès 1964, la Commission de la Recherche, chargée de la préparation du Plan, avait constitué un groupe de travail « localisation » de 15 membres, présidé par Jean-François Denisse, qui devait définir les principes de localisation de l’activité scientifique et des investissements que le Plan devait y effectuer. C’est ce groupe de travail qui va affirmer la nécessité de concentrer l’activité scientifique dans un petit nombre de « métropoles » pour atteindre un « seuil critique » en termes d’effectifs de chercheurs et d’équipements, et qui va proposer une sélection de métropoles régionales, annoncée en juillet 1965.
Que Rennes ait été retenue dans cette liste des « métropoles de recherche » pouvait paraître logique, voire « naturel », compte tenu de sa position de pôle universitaire majeur du Grand Ouest, siège d’une Université de plein exercice depuis 1896, avec ses quatre Facultés et plusieurs Écoles, souvent récentes (École de Chimie, École de la Santé Publique, l’INSA…), dont la plus ancienne, l’École nationale supérieure d’agronomie de Rennes, créée elle aussi en 1896, développait une forte activité de recherche.
Pourtant, cette labellisation de Rennes n’alla pas de soi, et d’abord en raison des faiblesses intrinsèques du site rennais en matière de recherche en ce début des années 1960. La recherche, en effet, y était essentiellement « universitaire », avec certes des secteurs et des acteurs dynamiques et reconnus nationalement, mais aussi avec ses faiblesses d’organisation, avec un morcellement autour de « chaires » liées à un professeur, avec quelques assistants, peu de techniciens et d’équipements, avec des locaux limités dans des espaces hérités du 19e siècle. Et les formations doctorales y étaient embryonnaires, malgré l’émergence récente du 3e cycle, avec direction et soutenance des thèses d’État encore largement sous la coupe des Facultés parisiennes.
Surtout, si l’on met à part le cas de l’INRA, qui avait commencé dès les années 50 son implantation en symbiose avec l’École d’Agro, le site rennais se caractérisait par la quasi-absence des organismes de recherche, et au premier chef du CNRS : aucune « unité propre » n’avait été implantée à Rennes à cette date, et en 1962 on ne recensait qu’une vingtaine de chercheurs de statut CNRS – soit 1 % du total national (!), « saupoudrés » auprès de divers laboratoires universitaires, autant dire presque rien.
En fait, malgré sa dimension universitaire réelle, (réduite cependant par l’autonomisation de l’Université de Nantes en 1962), Rennes s’inscrivait dans ce « Grand Ouest » « sous-développé » en matière de recherche, face au « monstre parisien » et à la moitié Est du pays, (de Strasbourg à Toulouse) qui concentraient alors les trois-quarts du potentiel national. C’est ce qu’avaient identifié la Datar et la Commission Recherche du Plan, en fixant comme l’un de ses objectifs au groupe de travail « localisation » d’amorcer le rééquilibrage de la carte scientifique française en faveur de cette moitié Ouest du pays marginalisée. La labellisation des « métropoles de recherche » devait être un des outils de cette politique de rééquilibrage, en identifiant des pôles où allaient pouvoir se concentrer dès le Ve Plan des investissements lourds – matériels et humains – et y conforter ou susciter l’émergence de spécialisations scientifiques d’intérêt national.
Restait cependant à arrêter la liste de ces pôles « métropolitains » : si cela ne posa pas de problème aux extrémités de cet espace « Grand Ouest », avec la labellisation de Lille et Bordeaux, il n’en allait pas de même pour le coeur de cette France de l’Ouest sans pôle urbain ni universitaire dominant (si l’on rappelle l’existence des « vieux » pôles de Caen et Poitiers). Et ce d’autant plus que les représentants de la Datar, particulièrement influents au sein du groupe de travail, avaient comme ligne stratégique d’aligner la liste des « métropoles de recherche » sur celles des « métropoles d’équilibre » qui venait d’être définie en 1963. Or, comme on le sait, la « métropole d’équilibre » choisie pour le Grand Ouest avait été Nantes : sauf que cette grande ville, aux potentialités de développement effectivement prometteuses, n’était à cette date qu’un pôle universitaire virtuel ! Son Université venait d’être (re) créée le 1er janvier 1962, avec une recherche embryonnaire, qui se limitait à quelques laboratoires au sein de ses structures les plus anciennes (l’ENSM et la Faculté de Médecine…), bien peu au total, et à l’évidence beaucoup moins qu’à Rennes. Cette position de la Datar a pu être confortée par la présence au sein du groupe de travail, de Max Schmitt, ancien directeur de l’ENSM et Recteur en titre de l’Académie de Nantes !
De fait, la conception de la Datar allait s’imposer globalement au sein du groupe de travail et de la commission du plan : dans son rapport final du 14 juin 1965, elle segmentait l’espace national de recherche en 3 catégories, et définissait entre le groupe A (Paris et sa région) et un groupe C rassemblant tous les « petits sites », un groupe B – celui des « métropoles de recherche »- qui comprenait les 8 « métropoles d’équilibre » déjà reconnues, dont Nantes. Mais avec deux exceptions et inscriptions complémentaires : l’une, celle de Grenoble, en sus de Lyon pour Rhône-Alpes, incontournable compte tenu du développement déjà impressionnant de son potentiel de recherche ; l’autre, moins évidente, celle de Rennes, regroupée avec Nantes pour former une « grande métropole scientifique de l’Ouest » aux contours mal définis. Ce « rattrapage » semble s’être fait à travers des débats feutrés au sein du groupe de travail, sans intervention connue des élus locaux (Henri Fréville n’en parle pas dans ses Mémoires), mais peut-être grâce à celles du Préfet Stirn et du Recteur Le Moal via la DGES (Direction Générale de l’Enseignement Supérieur), dont le directeur, Robert Davril, ancien doyen de la Faculté des Lettres de Rennes, était à même d’apprécier le poids du pôle universitaire rennais.
Chose certaine, dès le 1er février 1965, le groupe de travail était venu à Rennes pour discuter avec les responsables locaux des « thèmes scientifiques » spécialisés proposés pour la future « métropole de recherche », dont la liste – Mathématiques, Électronique, Agronomie et Chimie agricole, Chimie organique et biologique, Biologie et Recherche médicale fondamentale, Océanographie (avec flou sur la localisation…), Sciences Humaines, et Construction (avec Nantes) – fut validée par le Conseil de l’Université le 15 février.
Cette labellisation comme « métropole de recherche » constituait assurément une étape importante dans la montée en puissance du pôle scientifique rennais, et d’abord par sa valeur symbolique, en le classant dans le « top ten » des sites régionaux de recherche. Mais elle l’était aussi par ses retombées concrètes, en termes d’investissements publics dans les Ve et VIe Plans, avec notamment la réalisation d’un Centre de Calcul Informatique en 1970, et les transferts d’Écoles annoncés en décembre 1967 (Esat, Supelec, Télécom). Elle accéléra aussi certainement l’implantation des organismes de recherche à Rennes dans la décennie 1965- 1975, de l’Inserm (qui y créa son premier laboratoire en 1966) à l’Iria (ancêtre de l’Inria) qui s’engage dans la création de l’Irisa en 1975, et du CNRS lui-même. C’est à partir de cette date que le grand organisme s’installe véritablement sur le site rennais, avec l’association de laboratoires universitaires (les deux premières équipes de recherche associée sont reconnues en 1967, en Économie urbaine et en Anthropologie), et l’affectation d’un nombre significatif de chercheurs, dont l’effectif passera d’une vingtaine à 200 entre 1962 et 1990.
Cette labellisation n’exprimait cependant qu’une capacité théorique à l’excellence : les acteurs allaient devoir se montrer à la hauteur par leurs projets, leurs résultats, leur attractivité pour pouvoir se maintenir dans la durée à ce niveau de la « première division » de la Recherche auquel on venait de leur permettre d’accéder. C’était aussi un défi et le début un long combat, avec ses hauts et ses bas, dont l’issue n’était pas inscrite dans les astres…