Sans vouloir faire injure à la figure du commandeur du 19e siècle, Edgar Le Bastard, Jean Janvier fut, c’est indéniable, le premier maire modernisateur de l’ère contemporaine, à Rennes. Malgré un mandat plutôt bref (quinze ans, mais entrecoupés par la Grande Guerre: 1908-1923), les grandes tendances à venir sont ici réunies, et pour longtemps: l’intelligence de la ville par des hommes venus de la terre; l’attachement à la République; le goût de la modernité, mais appliquée avec raison à l’échelon local; la science du territoire; la capacité à projeter le moyen terme avec le frein de la modération et la précaution du dialogue; le souci du social; le refus de la spéculation; la priorité à l’utile au détriment du clinquant; et, revers de toutes ces médailles, la virulence des polémiques ainsi qu’une volonté de grandeur parfois discutable.
Comment mieux symboliser et résumer la vie et le destin de Janvier que par ces deux images qui illustrent les bornes de son parcours? C’est d’abord celle d’un gamin pauvre, né en 1859 d’un père plâtrier, resté orphelin à l’âge de dix ans, à Saint-Georges de Rintembault, sur les marches de la Bretagne, près de Fougères. « Petit goujat », apprenti manoeuvrant les matériaux sur le chantier, comme il l’écrit lui-même dans ses mémoires, il entame, en 1871, revêtu de l’ample blouse en grosse toile des compagnons, un tour de France qu’il termine fièrement, en 1879, en étant capable de payer à sa mère un billet de train, de Paris à Rennes. Celle-ci, dit-il, en eut les larmes aux yeux. À l’autre extrémité, voici le « père Janvier », tel qu’il est dépeint sur une fresque de Camille Godet pour la Maison du peuple (actuelle salle de la Cité, projetée en 1919, achevée en 1925) à Rennes, serrant la main d’un ouvrier au travail. Coiffé d’un canotier, revêtu d’un costume sombre, il a la corpulence débonnaire et le port simple du notable qui n’a pas perdu le sens des vertus matérielles, ni le souvenir de ses origines. Tout est dit dans ces deux clichés qui narrent l’ascension tranquille d’une personnalité d’envergure nationale.
C’est que, tenu pour un compagnon confirmé, le jeune Janvier devient vite un professionnel réputé du bâtiment. Entre sa carrière d’entrepreneur, commencée en 1884, et, plus tard, celle de maire, il laisse sa marque sur nombre d’édifices essentiels de la ville. À la fin du siècle, il s’engage dans le syndicalisme patronal où il brille tout de suite par une habile résolution des conflits qui lui vaut d’être nommé juge consulaire au tribunal de commerce. Lorsqu’il quitte ces fonctions en 1906, il est fin prêt pour entrer dans l’arène politique. Ses « tendances naturelles », pour reprendre sa propre expression, le portent vers les idées « démocratiques, laïques et sociales ». Alors que les gauches viennent de gagner les élections de mai 1906 à la Chambre, il emporte la mairie en mai 1908, à la tête d’une coalition républicaine, alliance d’hommes résolus, soudés par l’esprit positif, les idéaux de 1789 et l’héritage de l’opportunisme. L’affrontement politique est dur : l’affaire Dreyfus, la séparation de l’Église et de l’État ont laissé des plaies vives. Janvier fait souvent les frais de ces violentes joutes partisanes, tandis que trois grands incendies successifs (le palais du Commerce, l’hôtel de ville et la caserne Saint-Georges) viennent compliquer sa tâche, le dernier lui permettant cependant de rebondir en beauté et de couronner son oeuvre en sorte d’apothéose.
Dès le premier jour, la municipalité Janvier déploie une énergie folle qui bouscule la belle endormie qu’est alors Rennes. Elle réanime les chantiers obscurs, ceux dont le public ne perçoit pas toujours l’intérêt mais qui assurent l’avenir: réservoirs d’eau (le Gallet), extension des égouts. Elle tire profit de l’acquisition des biens d’Église pour diffuser les services publics dans la cité (l’école des Beaux-Arts s’installe, en 1910, dans l’ancien couvent de la Visitation). Puis, Janvier lance une étourdissante série de travaux en faveur des écoles (groupe scolaire de la Liberté), ouvre des bains douches et des crèches (rue Saint-Hélier) pour les classes populaires, repense l’hygiène en initiant la construction des halles centrales (rue de Nemours) et transforme la mairie de Gabriel en un ensemble embelli et fonctionnel. Au moment où la France entre en guerre, la ville est une ruche bourdonnante d’activités et de projets.
Quoique vieillissant, Janvier doit alors assurer une double charge: celle de maire bien sûr et celle de commandant d’armes en gare de Rennes où il organise le transport des troupes fraîches et réceptionne les convois de blessés. Il vit très mal cette fréquentation quotidienne avec l’horreur des « gueules cassées ». Certes, les grands travaux sont mis en sommeil mais, à la mairie, Janvier doit faire face à l’économie de crise. Tâche harassante que celle d’une lutte incessante contre la hausse des prix, la pénurie du ravitaillement, la crise du charbon et pour le secours aux mutilés et aux prisonniers. On ne sort pas d’une pareille épreuve indemne. De là naît dans le cerveau du maire l’idée du Panthéon rennais de la Grande Guerre, cet hommage, unique en France, aux morts dont les noms sont gravés dans le marbre sur les murs d’une salle de l’hôtel de ville, reposant dans la pénombre émouvante et close d’une chapelle ardente permanente.
Sorti de l’épreuve amoindri physiquement, Janvier emporte haut la main, en novembre 1919, un nouveau mandat municipal; mais en janvier 1920, il perd les élections sénatoriales. Quoique les années folles ne soient pas politiquement le temps de la sérénité, il s’en faut, les travaux repartent de plus belle. Janvier suscite la création d’un Office public d’habitations à bon marché dont il patronne les projets, faubourg de Nantes (le futur Foyer rennais). Un bref moment traumatisé par l’incendie de la caserne Saint-Georges, survenu en 1921, il a l’idée de génie de lier sa restauration à la construction d’une piscine, rue Victor Hugo. C’est son ultime bataille publique – car une opposition haineuse se dresse contre une dépense qu’elle juge stupidement somptuaire – et son legs architectural le plus accompli. Épuisé, Jean Janvier décède quelques semaines après l’inauguration des halles centrales, en octobre 1923.
Que retenir d’une vie aussi exemplaire? Plusieurs leçons pour le temps présent. Un édile doit être assez fort pour être en avance sur son époque. Mais, il ne peut modeler la ville que s’il domine les enjeux et les techniques de la maîtrise d’ouvrage, seul moyen pour le politique de l’emporter sur l’architecte ou le technicien. Janvier y est parvenu. Sa faiblesse : la persistance d’une pensée haussmannienne du tissu urbain qui l’incita à couvrir la Vilaine et à défendre quasiment jusqu’au bout l’idée obsolète de la « percée Saint-Aubin », laquelle aurait relié la place Sainte-Anne aux quais en rabotant beaucoup d’immeubles anciens. Les urgences se chargèrent de l’en empêcher. Tant mieux. On ne saurait avoir raison sur tout.