du Frac : « À chaque fois, je pars à l’aventure »
PLACE PUBLIQUE > Le Frac sort de terre. Son architecte ressent-elle une émotion particulière à voir s’ériger le bâtiment qu’elle a imaginé ?
ODILE DECQ > Oui, c’est toujours un moment particulier dans la mesure où on ne sait pas si l’on aura des surprises ou pas. Bien sûr, on n’y pense pas : on travaille, on avance. Mais la première fois qu’on arrive sur le site, on se dit : finalement, c’est cette taille, ce volume, c’est ça, c’est exactement ça. On a le réel dans le paysage. Même si on l’avait déjà visuellement, sur le site, c’est autre chose.
PLACE PUBLIQUE > Quelles étaient vos contraintes, ici, à Beauregard ?
ODILE DECQ > On devait construire sur la totalité de la parcelle, dans un parc et surtout en face de l’œuvre d’Aurélie Nemours. Par chance, cette œuvre n’était pas montée quand on a commencé à réfléchir à ce bâtiment. Le jour où je suis venue pour l’inauguration de l’œuvre, je me suis rendue compte que c’était très fort et très puissant, encore plus que ce que j’avais imaginé. Ce jour-là il y avait des éclairages absolument somptueux. Je me suis dit que ça m’aurait réellement intimidée si j’avais vu son œuvre avant de commencer. Peut-être j’aurais surmonté cela mais…
PLACE PUBLIQUE > Aurélie Nemours avait-elle laissé des indications sur ce qu’elle voulait ou ne voulait pas près de ses alignements ?
ODILE DECQ > Elle en avait donné deux : elle voulait une façade silencieuse, la plus tranquille possible, et elle ne souhaitait pas que son œuvre soit éclairée. Nous avons travaillé en référence à cela. Comme les stèles de granit montent à 4,5 m nous avons coupé le bâtiment du Frac à cette hauteur là.
PLACE PUBLIQUE > Ce n’est pas le premier musée d’art contemporain que vous construisez. En quoi celui-ci est-il différent des autres ?
ODILE DECQ > Il n’est pas différent d’un autre musée. C’est plutôt sa situation et le fait qu’il soit à Rennes. En fait, je m’aperçois que je reviens tous les quinze ans à Rennes. J’y ai commencé mes études d’architecte, pendant deux ans, et puis je suis partie à Paris au milieu des années 70. Et je suis revenue au début des années 90 pour gagner le bâtiment de la BPO à Montgermont. Et maintenant… Alors, rendez-vous dans quinze ans !
PLACE PUBLIQUE > Vous vous définissez aujourd’hui comme architecte ou comme urbaniste ?
ODILE DECQ > Les deux !
PLACE PUBLIQUE > Vous êtes aussi enseignante…
ODILE DECQ > Alors, les trois ! (rires)
PLACE PUBLIQUE > Comment conciliez-vous ces métiers ?
ODILE DECQ > ll faut partager son temps. Quand je suis à l’agence, je suis reliée en direct et totalement disponible pour mon personnel, pour les clients. Quand je suis à l’École spéciale d’architecture, que je dirige, on ne m’appelle pas, on ne me dérange pas. Mais l’agence est dans ma tête. Finalement, les deux sont présentes en permanence.
PLACE PUBLIQUE > Vous êtes l’une des rares femmes architectes reconnues internationalement. Comment l’expliquez-vous ?
ODILE DECQ > C’est une question que je me posais au début. Moins maintenant. C’est un métier où la population que l’on croise était quand même assez machiste à l’origine. Les gens des chantiers sont des hommes, ceux de l’ingénierie sont des hommes. De temps en temps, on croise des femmes mais ça reste très ponctuel. En fait, les femmes ne s’imaginaient pas en architectes. Depuis la fin du 19e siècle, on n’y a connu que quelques femmes. La première femme diplômée, c’était une Américaine en 1891 aux Beaux-arts à Paris. Quand je me suis inscrite à l’ordre au début des années 80, il y avait 11 % de femmes architectes, aujourd’hui, trente ans plus tard, 25 %. Ça n’a pas beaucoup progressé ! Et pourtant, quand vous allez dans des écoles d’architecture, 55 % des étudiants sont des étudiantes. Que deviennent-elles ? Elles entrent dans la fonction publique, dans les collectivités locales, dans des agences, elles épousent un architecte et deviennent alors la femme de l’architecte. C’est aussi un métier qui développe de l’égo et les femmes en ont peut-être moins. Les hommes ont tendance à laisser les femmes à côté. Pour peu qu’elles fassent des enfants… Aujourd’hui, on trouve de plus de plus de couples d’architectes. Dans le mien, c’était moi qui étais en avant. Parce que Benoît Cornette 1 avait fait des études de médecine avant de devenir architecte. Il considérait qu’il était le second. Mais c’est lui qui l’avait décidé, hein ! C’est un métier où il faut vraiment se battre, et se battre en affrontant de face. Ce n’est pas une chose que les femmes savent faire spontanément. Il faut apprendre.
PLACE PUBLIQUE > Vous l’avez appris ?
ODILE DECQ > Oui, j’ai appris à faire cela. Parce que j’avais la chance de travailler avec Benoît Cornette 2, j’étais davantage dehors que lui. Quand je rentrais que je disais : « On pourrait peut-être négocier… », il me disait toujours non ! J’ai appris aussi à apprendre aux gens de mon agence à devenir combatifs, qu’ils soient hommes ou femmes.
PLACE PUBLIQUE > Dans votre agence, vous employez beaucoup de femmes ?
ODILE DECQ > À peu près 50 %.
PLACE PUBLIQUE > Quelles langues y parle-t-on ?
ODILE DECQ > On parle français. Mais mon assistante est colombienne, mon chef d’agence hollandais ; parmi mes chefs de projet, on trouve un Turc – c’est lui qui s’occupe du Frac – une Italienne, un Argentin et une Coréenne. Finalement, il y a aussi quelques Français mais pas beaucoup, ils sont minoritaires.
PLACE PUBLIQUE > Qu’apportent les femmes à l’architecture ?
ODILE DECQ > Il n’y a pas d’architecture femme ou homme. Il y a une architecture différente selon la personnalité de chacun. Je crois que c’est d’abord la personnalité qui compte.
PLACE PUBLIQUE > Comment définissez-vous votre façon d’être architecte ?
ODILE DECQ > Je ne sais pas la caractériser en dehors du fait que je pars à l’aventure à chaque fois. Chaque projet peut être radicalement différent des autres. Je sais globalement où je veux aller par rapport à une histoire que je me raconte. Mais je ne connais pas par avance le résultat
PLACE PUBLIQUE > À propos de l’usage des bâtiments que vous avez construits pour abriter des musées, vous parlez souvent de « déambulation ». C’est une déambulation guidée par le hasard ou par l’architecture ?
ODILE DECQ > Ça va dépendre des conditions. À Rome, où je termine, on a beaucoup de place et le hasard domine : on peut déambuler au gré de son humeur. Au Frac, ce sera presque déterminé. L’idée, c’est de partir à la découverte, de découvrir en cheminant. L’art contemporain n’est pas quelque chose de facile d’accès. Le grand public se pose beaucoup de questions. C’est à vous de faire votre propre opinion, de vous raconter vos propres histoires. Déambuler, ça permet d’avoir un rapport plus personnel par rapport aux œuvres. À Rome, depuis l’espace public de déambulation, on a une vision des salles, qui peut donner envie d’y entrer ou pas, qui peut faire aller par là ou par ici… Au Frac, ce sera moins libre que ça. Ça dépendra davantage de l’installation des œuvres dans chaque salle. C’est tellement contraint…
PLACE PUBLIQUE > Vous dîtes souvent que vous vous sentez bretonne…
ODILE DECQ > Oui, c’est vrai.
PLACE PUBLIQUE > Et, ensuite européenne.
ODILE DECQ > Absolument.
PLACE PUBLIQUE > Enfin, française.
ODILE DECQ > Quand on est breton, on est forcément fier d’être breton. Ma mère est une Bretonne pur beurre du Nord-Finistère. Elle est de Ploudalmézeau, mon père est à moitié Breton. Ma grand-mère est née à Lannilis. Mon grand-père à Kersaint-Landunvez. Européenne, oui parce que j’ai toujours cru à l’Europe. Je suis contente d’être européenne. Je suis française à la fin, parce que les gens me repèrent comme française et mon passeport est français.
PLACE PUBLIQUE > Vous travaillez beaucoup à l’étranger. Pensez-vous qu’il puisse exister une architecture qui soit indépendante des cultures locales ?
ODILE DECQ > Ce n’est pas possible. L’architecture est toujours intégrée dans un contexte ; elle se confronte à des lieux, à des cultures locales, à des usages, des façons de faire. Elle doit tenir compte de tous ces facteurs-là. La base, c’est la découverte de cultures différentes, de cuisines différentes, de goûts différents. C’est comprendre les choses. Et puis rencontrer les gens.
PLACE PUBLIQUE > Y a-t-il un pays qui vous aurait séduite plus qu’un autre ?
ODILE DECQ > Je suis très curieuse ! Je suis prête à tout aimer. Par exemple, la Chine ; de 1995 à maintenant, elle a connue une transformation fascinante. Là, je rentre du Japon où je n’étais jamais allée. Eh bien, je ne m’y suis jamais sentie mal à l’aise. J‘ai prise le métro toute seule, j’ai fais mon shopping sans me perdre. La foule japonaise est très aimable et très souriante. On s’y sent bien. Mais j’ai aussi été fascinée par Alger, par la baie d’Alger, par la casbah. C’est un pays fabuleux ! Je n’ai qu’une seule envie : y retourner… Au Maroc, l’ambiance et la culture sont formidables. Pendant l’été, je suis allée en Australie et en Afrique du Sud. Je suis vraiment curieuse de découvrir. Quand j’étais enfant, je voulais voyager, parcourir le monde.
PLACE PUBLIQUE > C’est très breton, cet appétit de découvertes !
ODILE DECQ > Oui, les Bretons partent ! Quand on rencontre les Bretons, on s’aperçoit qu’ils connaissent le monde. Ce n’est pas le cas de toutes les régions. Ici, on part. Parfois parce qu’on n’a pas le choix. La mer, l’horizon à dépasser… Je commence toujours mes conférences par parler de la ligne d’horizon. Quel que soit le voyage que vous ferez, elle sera toujours devant vous. L’architecture, c’est pareil. Il faut négocier, comme avec la mer, comme avec les courants et le vent. C’est une navigation.
PLACE PUBLIQUE > Vous redécouvrez Rennes, après quinze ans, comment jugez-vous l’évolution de la ville ?
ODILE DECQ > Vous savez, comme un peu partout, beaucoup de villes se sont policées rendues plus aimables, plus accueillantes avec leurs rues piétonnes, leur mobilier urbain… Je ne suis pas sûre que ça me plaise. La ville, comme simulacre de domesticité permanente, ce n’est pas la réalité de la vie. C’est plus âpre que ça. On a besoin d’aspérités pour comprendre que la vie ce n’est pas toujours aimable. Quand à Paris, la mairie a voulu mettre du dallage partout, là où il y a avait du sable, des endroits pas toujours bien plats, sous prétexte d’éviter que les gens se foulent la cheville, on a tout rendu lisse. Eh bien, le lisse, ce n’est pas la vie. La vie, ça a des aspérités, des hauts et des bas du relief. Les villes sont sans aspérités, toutes propres, sans odeur. Tout ça m’exaspère beaucoup. Toutes les villes ont ce défaut-là, aujourd’hui.
PLACE PUBLIQUE > Toutes les époques ont été marquées à Rennes par des constructions très représentatives…
ODILE DECQ > Ah ! Les Horizons. Maillols est un très grand architecte… Oui, ce serait bien que ça continue. Cela dépendra du courage de la Ville. Pour accepter quelque chose qu’au départ on ne comprend pas et qui fait réagir. Aujourd’hui, pour être un maire éclairé, il faut être courageux.
PLACE PUBLIQUE > Vous seriez prête à accompagner une démarche courageuse ?
ODILE DECQ > Le problème, c’est que quand vous partez de votre pays, on attend régulièrement de vous le meilleur de ce que vous savez faire. Et quand vous rentrez, on vous dit : vous en faites trop. Ça, c’est fatigant. Aujourd’hui, ou tout doit être écologiquement correct, je pense que nous allons vivre une période où l’on va se restreindre. C’est assez désespérant. Je me souviens des premiers pas de l’homme sur la Lune… On rêvait tous d’aller plus loin. Quand vous écoutez les jeunes de maintenant, ils ne rêvent que d’aller moins vite, et ils ne sont pas sûrs de vouloir aller loin. Je trouve cela très angoissant. C’est important parce qu’il faut savoir rêver pour aller plus loin. Un étudiant aujourd’hui doit rêver. S’il ne rêve pas quand il est jeune, il ne sera jamais qu’obéissant.
(Interview recueillie en juillet 2009 à Beauregard dans une baraque de chantier du Frac, dans le claquement des portes et les rugissement des pelleteuses).