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Dossier
#24
Jean-Louis Beauvieux à Bruz L’homme qui saute par la fenêtre du théâtre
RÉSUMÉ > Rencontrer Jean-Louis Beauvieux, c’est écouter son parler d’oc, rude, roulé d’air et ancré dans les an-nées. Mais sa langue, c’est d’abord celle du théâtre nomade qu’il pratiqua de carrioles en bastringues portatifs, avant de poser ses valises au Grand Logis de Bruz, au Grand Logis, établissement dont il est directeur depuis mars 2000.

     Jean-Louis Beauvieux vient du Périgord où tout a commencé entre deux fermes et une formation agricole. Des valeurs qu’il réclame, des « vraies valeurs » de paysan. Beauvieux tailla assez vite la route après un temps d’usine et quelques temps dans les taillis de son pays, à travers les ronces avec une troupe « brookienne » de « marionnettistes et de comédiens nomades ».
     Le voilà poussant les chariots de village en village tandis que les gens se demandaient « tiens, il fait des drôles de trucs le fils à machin ». Après collectage, il traduisait dans la langue de son pays des sortes de contes ou de récits à marionnetter. Juché sur le vélo, il débarquait avant la troupe, rouge des ronces traversées, puis annonçait avec le tambour du garde champêtre, Bonnes Gens, le titre du spectacle.
     Après l’aventure de ce barnum à la Jean-Baptiste Poquelin, le saltimbanque fila dans des métiers d’éducation, genre adolescents en contention (mais ouvert), rencontra la danse, le mime et les écrits de l’anthropologue Roger Bastide. Puis se retrouva à l’Institut de formation des cadres de santé de Rennes où, allez savoir pourquoi, il signe un mémoire intitulé « Théâtre amateur-théâtre populaire ».

     L’amour de la scène finit par le rattraper. Il fait un remplacement au Théâtre minuit dix qui monte Giono et son Prélude de Pan. Il gère, il produit, il met en scène et il joue. L’époque est à la fois très syndicale et vouée à Jean Vilar. Ensuite, arrive Beckett, l’auteur d’En attendant Godot, un vrai Dieu pour lui.
     Le grand Samuel lui signe de sa main un laisser passer. Voilà le grand’oeuvre de Jean-Louis Beauvieux : il joue Premier Amour, de Beckett en 1986 à La Paillette. La pièce dans une mise en scène dépouillée de Jean-Paul Dubois sera jouée aussi au Grand Huit, ancêtre du TNB et ailleurs en Bretagne. Dans la foulée, notre homme joue Gombrowicz, Arnod Schmitt, Witkiewicz, Enzo Cormann, Henry Michaux, Mrozek ici et là, sur les scènes européennes.
     À cette période succède temps des « cachetonnages », des moments durs où l’on joue sans plaisir ni passion. Mais les valeurs paysannes fortes prennent le dessus : quand il sent l’étouffement, Jean-Louis Beauvieux saute par la fenêtre. « Je la ferme et je n’y reviens pas ». Donc, en 1997, il est à l’université de Rouen d’où il ressort nanti d’un master dans le développement culturel. Titre de son mémoire: « L’inachevé entre le théâtre et le public »!

     Imaginons. C’est la nuit, l’hiver, deux ombres s’avancent sur un chantier de Bruz. Les grillages ont été un peu forcés, pas trop. Beauvieux dit à son complice: « va te mettre au pied de ce mur, et parle! » Soudain, le son sort, net, pur. « Mais c’est un théâtre! », s’exclame l’acteur. Sous-entendu, ce n’est pas un « centre culturel » comme certains pourraient le croire! Ce Grand Logis que Bruz construit, encore au stade de gradins bruts de béton devant ce mur du fond, c’est quasi le théâtre antique d’Orange! Un théâtre donc, dont Jean Louis Beauvieux avec son équipe sera l’âme folle. Il nous montre la hauteur des cintres, il avance dans le noir, nous le suivons car lui y voit !
     Ce qu’il nous dit avoir trouvé dans ce pays de Bretagne, c’est la capacité des personnes à se dire les choses. En face. En mots. Sûr qu’il regrette le ciel bleu de son pays de cocagne, mais sûr aussi qu’il aime la franchise d’ici, « la capacité à se dire non » et du coup à réajuster.

      Il ne dit pas autre chose de cette capacité rennaise à avoir créé tellement de bons et beaux équipements : le TNB, cette clé de voûte, et l’Aire Libre, la Péniche, Le Pôle Sud, l’Intervalle, Le Triangle, Le Volume, Lillico, l’Opéra, Beausoleil, le Centre Culturel de Cesson et même, il le nomme comme un laboratoire d’expériences, Le bout du plongeoir de Thorigné-Fouillard avec Dominique Chrétien.
     Beauvieux parle d’émulations, de stimulations, de dynamiques. Il parle du festival Mettre en scène qui essaime dans toute la Bretagne et la tire vers l’innovant, l’expérimental, le renouvellement des formes. Beauvieux n’est jamais tant à l’aise que lorsqu’il refait cette histoire depuis 1949, partant de la décentralisation théâtrale de Jeanne Laurent et retissant cette histoire toujours recommencée de l’élitisme à la portée de tous, cher à Vilar.
     Oui, le théâtre est dans ce paradoxe d’être souvent fixé dans des murs, avec une porte intimidante qu’il faut pousser, des colonnes et un parvis parfois. Mais une fois cette porte passée, ce sont toutes les inégalités qui, sur scène, métaphoriquement donc, s’affrontent. Le texte révèle tout, les acteurs disent tout, tout de l’injustice, tout des divisions du monde: « toutes les formes de famille sont dans Shakespeare, tous les exodes ruraux dans La Cerisaie », tous les rapports de classe dans Brecht et aujourd’hui les critiques les plus âpres contre la « consomondialisation » dans Rodrigo Garcia. « On a une politique culturelle qui va vers les gens qui ne viennent pas ». Le Grand Logis sera ouvert certains soirs car quel bar est encore ouvert après 21 h à Bruz? Pas besoin de billet pour entrer au bar du Grand Logis ! Le théâtre, Beauvieux le rêve en maison ouverte, dont chacun a dans sa poche la clé.

     L’époque est aux métissages et c’est la chance extraordinaire du théâtre. Il redevient nomade. Ses formes se disloquent, le cirque prend à la danse et vice-versa, le texte au cirque, le théâtre à la danse, etc. Les temps sont brouillés, la crise est là, l’art s’en empare, les arts sont pris dedans et le théâtre y a sa part.
     Beauvieux vient aussi du cirque, le cirque d’autrefois avec ses chèvres trop maigres, ses acrobates perchés et ses clowns dépités qui passaient deux ou trois fois l’an dans son village du Périgord. Ce cirque ou son père, Aby, aimait le conduire. Beauvieux vient de cette langue fellinienne et il se dit qu’après tout, cette crise qui prend tellement à tous n’aurait rien dû enlever au social, à l’éducation à la culture. « Il faut tenir ensemble, continuer à faire oeuvre ensemble avec les artistes, la création et les spectateurs », dit l’artiste.
     Pour cela, il manque dans la métropole des salles aménagées pour accueillir les résidences. Seul le TNB est doté de cet outil. La crise est là. Chez les spectateurs embolisés dans leur merdier économique et en même temps dans leur exigence extraordinaire. Le public réclame et acclame les nouvelles formes, des arts transfuges pourvu qu’ils soient de l’art. Et n’allons pas plus crier aux concurrences destructrices ! Au Pôle Sud, Dominique Grelier est un musicien et ses programmations sont fines en chanson française et en musiques du monde. Saint-Jacques est un laboratoire expérimental et Maël Le Goff poursuivra cette histoire à sa manière. À Cesson, il y a moins de théâtre de boulevard qu’avant (mais il en reste!). Et ailleurs, chaque lieu porte sa couleur, ses parfums avec son histoire, ses mutations, son plaisir à partager : « Chaque lieu a sa singularité et tu es d’autant singulier que tu travailles avec les autres », autre « grande leçon du théâtre », façon Beauvieux.

     « On n’est pas un théâtre bourgeois. » Voilà textuellement ce que Beauvieux nous dit en mai 2013! Dans un monde qui semble confit en embourgeoisement, voilà qu’il nomme ce qui fait au fond le scandale absolu. Que le théâtre fréquenté par toutes les générations n’est pas « bourgeois », qu’il n’est pas un outil de reproduction, pas un produit de consommation, pas un promoteur de capital culturel. Il faut le croire Jean Louis Beauvieux, croire avec lui que dans la querelle de 1981 qui opposait les Capulet et les…, euh non pardon, les « sociocul » et les « artistico-cultureux », ce sont ces derniers qui ont gagné. En politique, cela s’appelle un rapport de force.
     Beauvieux, on l’a compris, plaide donc pour un théâtre qui n’arrête jamais de renouveler sa forme, d’interroger le vivant, de dégoupiller les bombes et d’en regoupiller d’autres. Beauvieux somme le plateau d’être une cité « en réflexion constante sur les écritures, l’espace, les formes, la scénographie, par le croisement artistique des disciplines ». Il plaide pour que le « discernement critique » du spectateur, conscient que le public, lui aussi, « prend des risques »! Tellement loin de cet usage péjoratif du mot « élitisme »…
     Plus politique que jamais, on vous avait prévenus. Citant sa ministre, Aurélie Filippetti, et disant qu’elle n’a pas les moyens de ses ambitions mais que ses ambitions sont excellentes.
     Chacun aurait, paraît-il, son quart d’heure de célèbrité warholien! L’ambition au Grand Logis est qu’en chacun loge durablement l’élite: « Nous sommes faits et forts de la multitude des autres ».