PLACE PUBLIQUE : Comment êtes-vous entré dans le monde du cinéma ?
JEAN-PIERRE LEMOULAND : Après avoir suivi des études au conservatoire de Rennes puis en Arts plastiques à l’Université Rennes 2, j’ai été musicien professionnel pendant quinze ans. En 1979, j’ai eu la chance de composer en trio la musique d’un film de marionnettes. J’ai découvert tout un pan du cinéma d’animation que je ne connaissais pas, particulièrement le cinéma d’auteur de l’Office National du Film (ONF) au Canada. Étant père de famille et la vie familiale n’étant pas très compatible avec celle de musicien, j’ai décidé de passer de la musique au cinéma par une sorte de fondu enchaîné. À cette époque, alors que je décide de fréquenter de nouveau les bancs de l’université, un collectif de quatre membres se met en place qui prend pour nom Charles L’hagard (1979), au sein duquel nous réalisons plusieurs bandes-annonces pour le festival du film de Douarnenez. J’avais tout à découvrir de l’animation traditionnelle et j’en étais ravi.
Ce fut une époque riche de rencontres professionnelles marquantes ?
Tout à fait ! Après cette première association, un nouveau regroupement a vu le jour et de là est née l’association Cellulo, qui s’est donnée deux objectifs : la diffusion et la formation. Nous avons d’abord organisé un stage de « trace-gouache », qui était une réelle profession à l’époque sur le terrain de la fabrication traditionnelle. Une vingtaine de personnes ont été concernées, puis nous avons mis en place le tout premier festival d’animation rennais : Image par image, en 1982, qui nous a fait connaître. Hoêl Caoussin, président de Cellulo, nous a mis en relation avec Pierre Ayma (responsable de la formation à l’école des Gobelins) et, dans cette période de relance de l’industrie du dessin animé français, une douzaine de Rennais sont partis en stage à l’école des Gobelins. Ceci m’a permis, à la sortie du stage, d’être embauché directement au Studio Télé Hachette, ou j’ai retrouvé en tant que réalisateur Chris Jenkins, qui assurerait la formation de story-board et lay-out aux Gobelins (il a été storyboarder sur le Chaudron magique de Disney). Je commence donc ma première série pour la télévision : Les Triplés, de Nicole Lambert. Suivront d’autres studios et d’autres séries dont l’adaptation de la bande dessinée Rahan, le fils des âges farouches.
Vous étiez Parisien, à l’époque ?
Oui, mais même si Paris était une vraie mine d’or pour les rencontres, j’ai décidé de rentrer à Rennes, encouragé par Pierre Ayma qui était délibérément pour la décentralisation des studios d’animation. Je retrouve alors rapidement quelqu’un que je n’avais pas revu depuis le début des années 1980, à l’époque du festival Image par image, et qui devient mon plus fidèle partenaire : Philippe Jullien, avec qui je travaille toujours aujourd’hui. Nous réalisons ensemble mon second film : Règne de sucre (1989), récompensé au festival du cinéma et des télévisions celtiques en Irlande. Peu de temps après, c’est la rencontre avec Michel Guilloux, producteur de la première société de production rennaise, Lazennec Bretagne, avec qui je réalise Vincent (1990) sur la vie de Van Gogh, qui sera primé dans plusieurs festivals internationaux. Suivra Rêves de lumières (1991), qui recevra, entre autres, le prix de la Ville d’Espinho à Cinnanima au Portugal en 1992. Je rencontre aussi Yvon Guillon qui travaille alors au CREA de l’université Rennes 2, et qui est toujours aujourd’hui un vieux copain. Ensemble, Michel, Yvon et moi-même, mettons en place un stage franco-portugais de neuf mois (1993-1994) sur le dessin et le volume animés et faisons appel à des professionnels du monde entier. La moitié du stage a lieu à Rennes, l’autre à Porto au Portugal. La qualité des intervenants est exceptionnelle. Douze stagiaires sont concernés, six Bretons, et six Portugais. Ce stage a donné naissance à l’animation rennaise et portugaise. Courant 1994, je m’inscris dans une formation de gestion et comptabilité dans le but de créer ma propre structure de production en juillet 1995 : JPL Films.
Où en était le cinéma d’animation à Rennes à l’époque ?
Le succès de l’animation rennaise est clairement apparu avec L’homme aux bras ballants de Laurent Gorgiard en 1997, produit par Lazennec Bretagne, et Le cyclope de la mer de Philippe Jullien qui fut la première production de JPL Films, en 1998. Tous les deux sont des anciens du stage franco-portugais, ils remporteront plusieurs dizaines de prix dans le monde entier. Ces deux films peuvent être considérés aujourd’hui comme des standards du cinéma d’animation. Ils donnent une direction à l’animation rennaise : le volume animé, dit stop motion. Le cinéma d’animation s’est beaucoup développé depuis le début des années 1980 grâce à la dynamisation du plan Jack Lang, qui incitait à l’industrialisation et à la création de nouveaux studios sur le territoire français, mais aussi à la création numérique (2D et 3D).
Comment se porte le secteur aujourd’hui ?
Trente ans plus tard, la production de films et de séries d’animation en France est florissante, et la production de longs-métrages français se développe crescendo. Une cinquantaine de projets de longs-métrages sont proposés chaque année, mais moins de dix voient le jour. L’arrivée du numérique à Rennes, suite au succès de l’animation volume et traditionnelle, est tardive. Chez JPL Films, nous passons au numérique en 2005, avec l’arrivée du magazine Mouchig Dall (Colin Maillard en breton) que nous coproduisons avec France 3 Bretagne depuis cette époque. Le numérique permet de travailler en équipe, chaque poste étant relié à un serveur, ou chacun peut alimenter et stocker quotidiennement son travail. Cette manière de travailler permet la quantité (ce qui n’empêche pas la qualité). La production de Mouchig Dall équivaut à près de 15 heures de programme par an. Ce à quoi nous ajoutons la production de documentaires, de courts-métrages et maintenant d’un premier long-métrage.
On doit désormais compter avec le secteur rennais de l’animation !
Aujourd’hui, il y a trois sociétés de création de films d’animation à Rennes (JPL Films, Vivement Lundi ! et L’espace du mouton à plumes), qui emploient une bonne centaine de personnes, pour la télévision et le cinéma. C’est donc un secteur qui marche très bien dans la région et sur le territoire rennais. De plus, cette année, Rennes a deux films d’animation présélectionnés aux césars, dont La petite casserole d’Anatole de JPL Films. Les choses avancent. Mais pour moi, trois sociétés, j’entends sur le terrain de la création, c’est suffisant ; il faut maintenant consolider tous nos acquis pour aller encore plus loin. La Bretagne est reconnue nationalement et même internationalement pour la qualité de son travail, il ne faut pas faiblir.
La petite casserole d’Anatole a énormément de succès, le plus important sans doute depuis Les escargots de Joseph et Le Cyclope de la mer. À quoi cela est-il dû ?
C’est vrai que bien qu’il soit récent, ce film a déjà reçu beaucoup de prix, dont le Prix du public au Festival d’Annecy 2014, donc nous sommes ravis, et ce n’est pas fini ! Je pense que son succès est dû à son côté métaphorique : la petite casserole, qui dédramatise tous les maux qu’elle peut contenir. Par ailleurs ce film pour enfants et familial touche à une forme d’universalité, sans trop de discours ni dialogues. C’est un projet proposé par un ancien élève de la première promotion de l’École de cinéma d’animation de la Poudrière (Valence) où j’ai donné quelques cours et avec qui j’avais sympathisé : Éric Montchaud. Il s’agit d’une adaptation d’un livre pour enfants d’Isabelle Carrier. Anatole traîne derrière lui une petite casserole (comme chacun d’entre nous à des degrés divers) et dont il ne peut se débarrasser. Au final, nous devons apprendre à vivre avec elle. La casserole est une métaphore, et même si le sujet peut être délicat, il n’y a aucun moment de pathos dans ce film, tout est léger, même les personnages qui marchent comme en suspension. Le décor est très épuré aussi, on respire. L’histoire peut se passer n’importe où, dans n’importe quel pays. D’ailleurs le film voyage beaucoup ; pour le moment il a eu plus de 60 sélections en festivals, et une petite quinzaine de prix. La tasse de café turc est aussi un film récent, que nous avons coproduit avec une société turque à Istanbul. Même si son succès est moindre, c’est un projet dont nous sommes très contents. Il vient d’être récompensé du prix du meilleur film étranger au Festival de Valladolid en Espagne et d’un Grand Prix au Festival d’Antalya en Turquie, le « Festival de Cannes » turc.
En dépit de votre diversification progressive, l’animation représente quand même la plus grosse partie de votre activité ?
Oui, environ 80 % de nos productions. Nous faisons un à deux documentaires par an seulement, et assez rarement des fictions. La production a augmenté à partir de 2006, avec l’arrivée de Mouchig Dall, et elle est devenue régulière. L’émission est diffusée tous les samedis matin sur France 3 Bretagne, 100 % en langue bretonne. La structure de l’émission repose sur une fiction jeunesse de 23 minutes, dont les deux comédiens sont Mona (Mai Lincoln) et Tudu (Tangi Merrien). La fiction est décomposée en cinq actes, entre lesquels s’interpose une rubrique différente : une devinette, un reportage, des jeux divers, une chanson d’écoliers, des films d’animation… Tous les décors sont exécutés dans nos locaux, ainsi que la totalité des rubriques. Le tournage de l’émission, lui, se fait directement à France 3 Bretagne, sur un fond vert habillé de paysages virtuels ou évoluent Mona et Tudu. Quatre-vingts personnes environ participent l’élaboration de l’émission, bretonnants et francophones. Mouchig Dall est une exception régionale liée à la langue bretonne ; la plupart des émissions jeunesse sont en effet habituellement produites à France Télévision Paris.
Vous parliez d’un long-métrage d’animation, quel est-il ?
Il s’agit de Louise en hiver. C’est notre première production de long-métrage d’animation, et c’est le premier long-métrage jamais produit en Bretagne. C’est donc un réel défi pour nous et une belle aventure, très prometteuse. Même si le projet demande beaucoup de temps, et de recherche financière (3 millions d’euros), nous arrivons près du but. L’auteur est Jean-François Laguionie, que je connais depuis l’époque de Cellulo. Il s’inspire d’une de ses anciennes nouvelles, « la vieille », qui correspond ici au personnage de Louise. La grande particularité de ce film est qu’il s’adresse aux adultes, de par son thème et les questions qu’il pose. On peut même dire qu’il a une part autobiographique assez importante car on retrouve chez Louise les propres pensées et souvenirs de Jean-François. C’est un film très doux et positif, car après l’hiver de Louise, il y aura un printemps.
Vous avez trouvé des partenaires pour monter cette aventure ?
Deux distributeurs nous ont rejoints, Gébéka films pour la salle et Films distribution pour l’international, deux coproducteurs français et un coproducteur canadien, deux SOFICA, des fonds nationaux et des fonds régionaux. Nous avons eu le soutien du CNC pour l’avance sur recettes puis l’accompagnement de la Région Bretagne, du Languedoc (où la production avait débuté chez La Fabrique), et du Nord-Pas-de-Calais. Suite à la présentation du pilote au Cartoon Movie à Lyon, nous avons signé un partenariat avec Canal+ et Ciné+. L’union des Télévisions Locales (TVR, Tébéo et Télé Sud) nous rejoint actuellement. Et nous coproduisons pour la première fois avec la société « Unité Centrale » à Montréal. Tous les décors, peints en Bretagne par Jean-François Laguionie et son équipe, sont terminés ainsi que le layout 2D et la maquette générale. Nous sommes actuellement sur le layout 3D et on commence l’animation début 2015, dont une partie se fera au Canada. Viendront ensuite l’assemblage de tous les éléments et les effets spéciaux. Le projet devrait aboutir pour décembre 2015.
Vous parliez à l’instant de la 3D. Quand le passage au numérique et aux nouvelles technologies s’est-il fait à JPL Films ?
En 2006, juste après la fin du 26 minutes Ruzz et Ben de Philippe Jullien et de Pompon de Fabien Drouet. On a échangé la lourde caméra 35 mm contre une petite caméra paluche numérique et installé des logiciels adaptés à l’animation. La 3D est arrivée progressivement. Cette évolution numérique s’est en partie faite grâce à Mouchig Dall car il était beaucoup plus simple pour nous de travailler rapidement en équipe avec du matériel léger. Notre première production 3D est une série de 140 épisodes d’une minute : Tendres agneaux, réalisée par Matthieu Millot et Rodolphe Dubreuil en 2009. C’était la première production 3D en Bretagne (je me rends compte, qu’à JPL Films, on fait souvent des premières fois…). Gulli nous a rejoints comme partenaire auprès de France 3 Bretagne. La série a été diffusée dans trentedeux pays aux quatre coins du monde.
Aujourd’hui, comment est structuré JPL Films ?
Nous avons quatre plateaux de tournage, un grand atelier de fabrication de décors et marionnettes, et un studio numérique équipé d’une douzaine de postes sur notre site de l’avenue Chardonnet, plaine de Baud. Outre la centaine d’intermittents qui sont nos collaborateurs sur le terrain créatif et technique ; quatre salariés travaillent à la production : Jean-François Bigot, qui sera un jour mon successeur ; Camille Raulo, l’administratrice de production, Cécilia Bouteloup, l’administratrice comptable ; et Maël Kernalegenn, la chargée de production sur Mouchig Dall et sur les productions en langue bretonne. Suzie Le Texier, qui est intermittente, nous rejoint parfois sur la production des courts-métrages. Camille et Maël sont actuellement au Burkina Faso où nous coproduisons un film d’animation avec Veemen films et un jeune studio d’animation : PIT Productions. C’est leur premier projet de court-métrage à dimension professionnelle : Pawit Raogo.
Suivez-vous de près l’actualité de l’animation ?
Je le faisais beaucoup avant, au niveau de la programmation télévisuelle, des festivals, des écoles, mais aujourd’hui j’ai moins le temps, avec le long-métrage. La french tech and touch existent, et la France est l’un des plus importants producteurs de films d’animation aujourd’hui dans le monde. Côté Bretagne, il y a un réel mouvement reconnu internationalement, ce qui fait plaisir, mais il ne faut pas se reposer sur ses lauriers ! Si on récolte aujourd’hui de bons fruits, c’est qu’on a planté des arbres avant, et qu’on a su les amender et les arroser. Soyons heureux que tout se passe bien aujourd’hui et qu’on ait une vraie reconnaissance internationale, mais notre carte de visite est ce que l’on fait. Donc, continuons à être exigeants, inventifs, et gardons le bon cap. Longue vie au cinéma d’animation, car il est, par sa définition même, porteur d’âme !