des villes ?
Les villes réclament sans cesse une meilleure desserte dont elles espèrent d’importantes retombées. Les énormes investissements consacrés à la Ligne à grande vitesse (LGV) Le Mans-Rennes justifient-ils de telles attentes ?
La question de l’impact des infrastructures est classique. Certains étudient même rétrospectivement les effets de… la Via Appia ! Historiens et géographes ont en tout cas montré que la croissance des villes a été fortement favorisée par la desserte ferroviaire et plus encore freinée par son absence. Mais la date de l’arrivée du rail est presque aussi discriminante car des écarts considérables ont le temps de se creuser entre les villes pionnières et les localités tardivement atteintes. On notera à cet égard que Rennes ne figure pas parmi les premières agglomérations françaises intégralement reliées à Paris par LGV si bien que l’effet supposé pourrait être moindre que dans les villes équipées plus tôt (Lyon dès 1983, Lille en 1993, Marseille en 2001).
En toute logique, les retombées devraient être proportionnelles au temps gagné. Or, la réduction de 43 minutes (1 h 27 contre 2 h 10) du trajet avec Paris donnera un taux d’accélération de 30 % (analogue au TGV Atlantique en 1989) alors qu’il a été de 50 % pour Paris-Lille. Inversement, l’effet de réseau jouera davantage qu’hier : par rapport aux années 1980, la LGV de 2017 donnera accès à un nombre plus élevé de destinations, ce qui devrait en démultiplier les effets.
Tout gain de transport a pour conséquence d’augmenter le nombre d’emplois accessibles en un temps donné, ce qui facilite recrutements des entreprises et opportunités d’embauche des actifs. Cet élargissement du bassin d’emploi est précieux dans une métropole relativement modeste comme Rennes où les couples de biactifs qualifiés peuvent peiner à trouver un emploi à leur mesure, à la différence de la région parisienne.
Cette meilleure correspondance entre offre et demande augmente en principe la productivité, conduisant à une hausse des salaires et de la richesse créée. Ce mécanisme attire d’autres entreprises et de nouveaux ménages, favorisant un développement cumulatif. Le recrutement des cadres est facilité, en partie grâce à un effet d’image (grande vitesse = modernité). La nouvelle infrastructure a aussi pour effet d’élargir les marchés géographiquement accessibles aux firmes locales. Les entreprises bénéficient ainsi d’économies d’agglomération, tirant profit du rapprochement de leurs clients, sous-traitants ou partenaires commerciaux qui abaisse leurs coûts de transaction (les frais liés aux affaires). Bref, leur horizon s’élargit et leur rentabilité s’accroît.
Les études anticipent donc une hausse de l’emploi et de la production résultant d’effets multiplicateurs faisant boule de neige. Ce raisonnement justifie l’investissement dans la mesure où l’on ne se prend pas seulement en compte la rentabilité pour le constructeur ou l’exploitant mais l’ensemble des bénéfices économiques. La plupart des études empiriques confirment ces effets positifs théoriques.
20 millions de passagers sont prévus à Rennes dès 2020 puis 30 millions en 2040. Or, accroissement du trafic et croissance économique sont étroitement liés. En Angleterre, hausses du trafic et de l’emploi dans les villes desservies ont été quasi parallèles (la corrélation est de 79 % !). Sauf que les chercheurs ignorent si c’est le progrès du trafic qui engendre l’expansion économique… ou l’inverse ! Il serait donc imprudent de conclure que toute augmentation de la fréquentation entraîne plus de croissance.
Les observations a posteriori sont tout aussi incertaines que les recherches théoriques. Même l’ancêtre de tous les TGV, le Shinkansen japonais, n’aurait eu qu’un impact négligeable sur les villes desservies. Certains chercheurs ont ainsi dénoncé dès les années 1980 le « mythe des effets structurants » d’une infrastructure sur le développement local. Les élus surestiment en effet les retombées potentielles d’un aéroport, d’un échangeur ou d’une gare LGV. Certes, le préjudice risque d’être sérieux si votre territoire est court-circuité par le TGV, éloigné d’un accès autoroutier, oublié par le très haut débit ou la téléphonie mobile. Mais l’accessibilité est une condition nécessaire mais non suffisante du développement. Cela s’observe à l’échelle européenne : les progrès de villes désormais bien desservies (notamment par avion) ne sont pas à la hauteur de leur gain d’accessibilité.
L’urbaniste Christian Le Petit estime même que le TGV s’est tellement banalisé qu’il n’a plus aucun effet d’entraînement sur les territoires, ce qui le rend « indispensable mais indifférenciant ». Les « effets structurants » sont donc illusoires de sorte qu’il faut se garder de toute « LGVmania » (Crozet). Le TGV est rarement le principal facteur d’implantation des firmes. Il n’a été cité à Dijon que par un tiers des chefs d’entreprise enquêtés et seul 0,6 % l’a déclaré décisif ! Même à La Part-Dieu, seul un tiers des entreprises enquêtées l’ont mentionné.
Ainsi s’expliquent les aléas de certains programmes de bureaux. Le quartier d’affaires Euralille, édifié à l’occasion de la LGV et du tunnel sous la Manche, a malgré tout connu un sérieux revers initial puis une évolution heurtée qui reflètent bien davantage les variations de la conjoncture et les cycles de l’immobilier de bureau que l’effet direct supposé de la grande vitesse ferroviaire, comme le montre la quasi faillite de la Société en charge de ce centre d’affaires, rapidement frappé d’une terrible vacance. La déconfiture de projets urbains totalement disproportionnés autour de certaines nouvelles gares espagnoles trahit cette dépendance redoutable aux possibles retournements des marchés, à l’image de l’échec retentissant du projet « Saragosse grande vitesse » et de son quartier numérique Milla Digital pourtant conçu par des urbanistes mondialement connus. Un milliard aura été investi, mais aucun terrain n’a encore été vendu à ce jour malgré l’Exposition universelle de 2008, obligeant à suspendre toute opération, ce qui met les financeurs en très grande difficulté. À Guadalajara, la nouvelle zone résidentielle dimensionnée pour 30 000 personnes à côté de la nouvelle gare (construite à 8 km du centre) n’accueille, une dizaine d’années plus tard, qu’un terrain de golf et 3 000 habitants… À Rotterdam, l’arrivée de la LGV a fait doubler en un an les mètres carrés de bureaux disponibles dans le centre. Mais le marché n’a pas suivi et la demande placée en 2015 aura été trois fois plus faible qu’en 2008. Un tiers des bureaux reste vide malgré une commande importante… des services de police. Planifiés en plein boom économique, ces projets immobiliers estampillés « LGV » ont été rattrapés par la crise.
Le cas français montre que le marché autour des gares est souvent composé d’administrations locales, démentant Rem Koolhaas pour qui Euralille ne serait « pas fait pour les Lillois mais pour les Anglais, les Japonais, les managers du monde entier ». Même autour de Bruxelles Midi (d’où partent plusieurs trains par minute en heure de pointe), la clientèle est aux trois quarts publique. Les nouvelles tours servent généralement au déménagement d’entreprises du cru pour diverses raisons (image, modernité, centralité, disponibilité).
Ce serait pourtant une faute que de ne pas prévoir un nouveau parc de bureaux pour valoriser le gain d’accessibilité. Mais les pouvoirs publics n’ont pas de prise sur un marché très volatile. Les mésaventures de certains projets doivent donc inciter à la prudence. La diminution des surfaces prévues à EuroRennes est de ce point de vue une sage mesure.
L’impact est de toute manière rarement immédiat. C’est pourquoi la loi fait obligation de l’évaluer jusqu’à cinq ans après l’achèvement de la ligne. Eiffage Rail Express, qui construit la LGV Bretagne/Pays-de-Loire, anime ainsi un Observatoire socio-économique jusqu’en 2022 et finance des études approfondies en partenariat avec les universités de Rennes 2 et du Mans. L’incertitude quant à l’ampleur des effets justifie de telles recherches
Le risque que l’agglomération la plus puissante (Paris) ne phagocyte les autres n’est pas avéré même si la question divise les chercheurs. En théorie, une meilleure connectivité est favorable à toutes les villes desservies. Les entreprises ont un accès plus facile au marché et aux services aux entreprises de l’autre ville. Le mouvement centripète est contrebalancé par la force centrifuge de moindres coûts salariaux, immobiliers et fonciers en province. La fermeture de succursales devenues superflues est aussi courante que la lutte victorieuse de villes de second rang.
Les métropoles régionales disposant d’une économie solide ont en effet profité de leurs liaisons TGV pour rattraper les mégapoles en s’érigeant en pôles relais. Contrairement aux prévisions, La Part-Dieu, à Lyon, a renforcé sa position face à Paris. Au Mans, le quartier Novaxis lancé dès 1989 est un succès : la ville a conforté sa spécialité (l’assurance) mais aussi diversifié son portefeuille et capté des emplois de haut niveau. Reims a mené une politique très offensive : 60 000 sociétés démarchées, réponse sous 48 heures, garantie d’emploi pour le conjoint, prise en charge de la formation, primes à l’installation. Résultat : 100 implantations et plus de 4 000 emplois créés entre 2003 et 2011, soit un décuplement.
À Rennes, moindre coût et effet de distinction d’une localisation centrale devraient favoriser des délocalisations parisiennes. Tel investisseur envisage un loyer de 200 euros/m2 à EuroRennes contre 500 à Paris intramuros, 300 en proche couronne et encore 250 euros en grande banlieue où « vous êtes à 1 h 30 de Paris, le même temps qu’un Rennes-Paris en TGV ! ». Les relocalisations concernent toujours un tertiaire moyennement qualifié, jamais un transfert de siège, ni dans un sens ni dans l’autre. Les entreprises de services informatiques, banques et assurances parisiennes prévoient de délocaliser certains services (paie, achats, communication). Mais Rennes est en concurrence avec d’autres sites et devra faire la différence en offrant des services appropriés tels que la location de salles de réunion équipées. On peut aussi escompter une réorganisation des antennes du Grand Ouest au profit de Rennes vu son futur avantage comparatif face à Nantes, qui restera à près de deux heures de Paris (1h56 dans le meilleur des cas).
La LGV devrait renforcer la spécialisation rennaise dans les activités de pointe, la recherche et les services avancés aux entreprises, autant de secteurs jugés décisifs pour la valorisation de la grande vitesse. Rennes pourrait bien se retrouver dans une position équivalente à Cambridge et Oxford dont la réussite technopolitaine s’explique entre autres par leur proximité de Londres. Aussi faut-il soutenir ces secteurs fortement créateurs d’emploi, stratégie de distinction plus efficace que la chasse à d’hypothétiques investissements mobiles.
Les LGV donnent une forte impulsion au tourisme d’affaires. Au Mans, le nombre de manifestations a bondi de 15 en 1987 à 100 en 2000, avec près de trois participants sur quatre venant en TGV ! Cela suppose bien entendu salles de séminaire et centre de congrès à la hauteur et bien placés. Le bilan pour le tourisme de découverte est plus mitigé. En Espagne, les LGV n’ont eu aucun impact sur le tourisme. En France, on a observé une hausse de la fréquentation de week-end, notamment vers les destinations méridionales, mais l’engouement retombe en général assez vite. Une LGV a en outre pour effet de réduire les nuitées dès qu’un aller-retour sur la journée est envisageable : la durée des séjours a diminué de moitié. Les hôtels traditionnels souffrent tandis que les hôtels de chaîne profitent de l’expansion du tourisme de groupe. La restauration est globalement gagnante.
Toute nouvelle infrastructure amplifie les potentialités des territoires mais occasionne rarement une inversion de tendance. Au fond, la LGV sert plus de révélateur que de déclencheur, elle accentue les dynamiques en cours, elle n’a pas d’effet isolément, elle ne garantit pas à elle seule de nouvelles implantations. Elle ne doit donc être vue que comme une composante d’un projet économique et urbanistique plus global. Dans ces conditions, la capacité d’anticipation stratégique et de coopération des acteurs (SNCF, collectivités et promoteurs) est cruciale, faute de quoi la LGV servira d’exutoire. Une gouvernance efficace a par exemple sauvé le centre Euralille. Opérations d’urbanisme préalables et amélioration des transports régionaux font partie de l’arsenal complémentaire identifié. Les autorités urbaines désireuses de déployer les opérations d’aménagement sur des périmètres élargis aux dépens des emprises ferroviaires peuvent cependant se heurter aux réticences d’acteurs ferroviaires soucieux de conserver leur foncier pour raisons techniques.
En somme, il n’y a nulle garantie d’expansion urbaine par la seule magie du rail. Comme le résume un rapport américain, les clés du succès sont : la localisation centrale de la gare, sa connectivité (TGV, TER, métro), la qualité des services dans le quartier, la volonté des acteurs et une vision politique forte. Autant d’atouts que réunit heureusement EuroRennes.