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Contributions
#35
La jolie musique des Premiers dimanches aux Champs Libres
RÉSUMÉ > Cinq ou six « premiers dimanches du mois » par an, les Champs Libres se transforment en ruche, ouvrant largement leurs portes et leurs coursives à des propositions culturelles gratuites qui attirent un public éclectique et de plus en plus nombreux. Rompant avec l’image ennuyeuse des mornes après-midi dominicaux rennais, ces Premiers dimanches permettent le croisement des publics et des artistes. Une initiative appelée à se développer encore, y compris en investissant plus largement l’espace public.

     Dimanche 1er mars, 15 h 30. L’agent de sécurité stoppe les entrées. « On a atteint la jauge, Madame. » Trop de monde à l’intérieur. Il faut attendre que les gens sortent. Les Rennais ont répondu en nombre à l’invitation conjointe de la radio Canal B et du festival I’m from Rennes à venir « écouter la ville ». Une fois dans les lieux, il faut se repérer parmi les multiples propositions, détecter les espaces où il est encore possible d’espérer trouver une place. « On fait beaucoup la queue ici ! », entend-on au bar qui ne désemplit pas, lui non plus. C’est la rançon du succès. Ce dimanche 1er mars, comme lors du précédent animé par Electroni(k), et comme pour tous les autres, il faut jouer des coudes et s’armer de patience. Au fil de la journée, il sera tout de même possible de trouver un peu de sérénité à la sieste musicale, ou de déambuler dans le Musée de Bretagne au rythme de ballades folk ou rock. Et puis, au détour d’un espace moins fréquenté, un moment de grâce : côté salle de conférences, l’espace est accessible et, curieusement, loin d’être bondé. On y croise un groupe de jeunes musiciens, Manceau. « Le genre de musique qui donne envie de faire des bisous à des dauphins », apprécie un fin connaisseur de cette musique pop élégante et ciselée. C’est cela les Premiers dimanches : proximité et découvertes, et cela marche dans les deux sens, pour le public comme pour les artistes.

     Penché sur ses feuilles, concentré sur son cours, le jeune homme semble indifférent à ce qui vient troubler la quiétude habituelle de la bibliothèque. Précieux alliés : ses bouchons d’oreille jaune vif l’isolent de l’agitation ambiante. Plus tard, dans l’espace Vie du citoyen, un couple de personnes âgées, plongé chacun dans son journal, échappe aux frissons qui parcourt la foule rassemblée dans le hall, à l’écoute des tubes de Marquis de Sade, Daho ou Niagara repris par de jeunes groupes survoltés. Lors de ces Premiers dimanches aux Champs Libres, près de 3 000 personnes se croisent, se saluent ou s’ignorent : étudiants qui bachotent vaille que vaille, retraités peu enclins à délaisser leurs habitudes de lecture, familles profitant de l’aubaine de la gratuité des expositions, amateurs de musique ou de spectacles qui butinent les propositions du jour… Qu’ils sont loin ces mornes dimanches à Rennes, au centre-ville déserté, hormis un rare troquet ouvert rue de Saint-Malo…

     Initiés en janvier 2012 à raison de 5 à 6 par saison, les Premiers dimanches comptent déjà une vingtaine d’éditions. Riche de son expérience auprès de Royal de luxe, troupe qu’il a accompagnée durant une dizaine d’années, le directeur des Champs Libres Roland Thomas reconnaît entretenir une relation singulière avec cette journée particulière dans la semaine : « Avec Royal de luxe, compagnie tournée vers un public large, on jouait toute l’année, plutôt les week-ends, avec une forte sensibilité à la dimension populaire de la pratique artistique. Le dimanche rassemble et, pour un acteur culturel, il offre l’occasion d’imaginer autrement la relation au public. » Les partenaires jouent le jeu, à l’exception de l’Espace des sciences qui, jusqu’à présent, reste dans sa bulle ! « Il a sa logique et la maintient ; mais s’il veut ouvrir son planétarium aux artistes, il sera le bienvenu », sourit le directeur. La bibliothèque et le Musée de Bretagne partagent un objectif : faire se croiser les publics, faciliter la transversalité au niveau des espaces, renforcer la fluidité des circulations. « Nous accueillons des publics différents en fonction des propositions, au-delà du public fidèle de chaque partenaire artistique. Et qui va se trouver là aussi dans une relation un peu différente au genre qu’il apprécie d’ordinaire », souligne Roland Thomas.
    C’est également un défi pour les artistes : « les différents espaces ne sont pas des lieux adaptés aux critères des arts vivants. Cette contrainte requiert de la souplesse et il faut capter le public très vite, avec des formes brèves, dans des espaces très ouverts… ». Un côté laboratoire, mais grand public. Certes, il en résulte parfois une certaine frustration, parce que les jauges sont trop réduites, mais ces espaces contraints ou confinés sont aussi plus intimes.

     De l’Opéra aux petits labels de production, en passant par le cirque ou les écoles d’art, ces Premiers dimanches ont réussi la gageure d’associer des grandes institutions comme des artistes émergents, d’agréger des équipes artistiques, de passer du vivant au numérique… Le financement – de 80 000 à 100 000 euros par saison – est réparti, à égalité, entre les 5 à 6 programmations, « ce qui procure des moyens que certains n’ont pas habituellement ». Ainsi, les Champs Libres se font chambre d’écho des acteurs culturels de son territoire de rayonnement, tout en renouvelant l’expérience sensible des habitants de l’agglomération dans des espaces et temps de vie qui leur appartiennent, favorisant une pluralité d’usages et d’usagers.
    Au fil des entrées et sorties, Roland Thomas revendique entre 7 500 et 10 000 visites en l’espace de 5 heures ! Répondant à cet objectif de toucher le public le plus large possible, musée et expositions temporaires sont gratuits ce jour-là, une mesure étendue depuis septembre 2013 à tous les premiers dimanches de chaque mois et, pour offrir un parcours à travers la ville, au Musée des Beaux-arts et à l’Écomusée (l’entrée est libre en permanence au Centre d’art contemporain La Criée). « Des personnes viennent ainsi aux Champs Libres pour la première fois », constate Roland Thomas. « Et puis les habitués peuvent revenir apprécier une oeuvre comme on peut relire un livre que l’on a aimé. » Pour la saison prochaine, cinq nouvelles équipes artistiques sont d’ores et déjà invitées. Il s’agira d’une programmation inédite dans ce cadre. À Rennes, les Dimanches ont encore de beaux lendemains !

     De plus, certaines propositions investissent largement l’espace public. C’est l’objectif affiché de Fous de danse, organisé les 2 et 3 mai 2015 : inviter le plus large public à « vivre la danse sous toutes ses formes et ses pratiques » dans la rencontre entre professionnels et amateurs. Investir la ville par la danse, faire danser Rennes, bref c’est Tout Rennes danse ! Le cadre des Premiers dimanches est ainsi élargi à l’esplanade Charlesde- Gaulle qui est pour Boris Charmatz « si critiquée pour sa minéralité, et pourtant si propice à l’observation du mouvement incessant de ceux qui la traversent. » Un avant-goût de cette occupation spontanée de l’espace en a été donné le samedi 7 mars place de la Mairie. Ce jour-là, la danse a véritablement « pris place ». Sous le regard fortuit de La Ribot, chorégraphe à l’affiche du Musée de la danse, une trentaine de femmes entament une chorégraphie en volutes qui serpentent sur le pavé depuis l’Opéra jusqu’à l’Hôtel de ville. « Mais qu’est-ce qu’elles font ? », s’inquiète un passant, rompant avec l’indifférence quasi-générale. Elles s’emparent de l’espace public, dans le cadre de la journée internationale du droit des femmes. Rien ne l’indique, il faut le savoir. L’énigmatique procession prend fin alors qu’un attroupement se forme de l’autre côté de la place autour d’une quinzaine de jeunes : une troupe issue de l’ENS Rennes vient promouvoir et annoncer sa comédie musicale. Adaptation d’Un fil à la patte, le vaudeville de Feydeau. C’est enlevé, joyeux, évidemment ça casse la baraque sous les applaudissements des badauds. L’espace public réserve parfois de belles surprises à ceux qui savent les saisir.