À l’occasion de la Journée de la femme, le 8 mars dernier, la nouvelle conseillère municipale en charge des droits des femmes et de l’égalité, Geneviève Letourneux, annonçait trois priorités de la Ville de Rennes pour une politique d’égalité femmes-hommes engagée, depuis vingt-cinq ans, au côté de nombreux acteurs associatifs. Citons l’éducation, la lutte contre les violences faites aux femmes et la place des femmes dans l’espace public, avec une attention particulière portée aux territoires prioritaires. Face aux postures réactionnaires ou aux tentations du repli sur soi, face aux peurs sociales et économiques, l’égalité femmes-hommes impose d’être vigilant dans la construction du bien commun qu’est l’espace public. La culture du respect du genre, mais aussi des différences, participe aux fondements d’une société démocratique où la prise de parole et de corps doit être libre.
Pour autant, cette question de la place de la femme dans l’espace public se nourrit de bien des paradoxes. En voici quelques-uns, glanés dans la ville. Emmy est une Rennaise originaire d’une grande ville africaine, Yaoundé : « Quand on est une belle femme, selon les codes africains, il est fréquent d’entendre sur son passage les hommes siffler leur admiration. Quand je suis arrivée en France, en 1990, la première fois que je me suis rendue sur le marché, je n’ai entendu aucun sifflement sur mon passage. Je me suis demandé si j’avais perdu mon sex appeal, car aucun homme ne me manifestait son admiration ! C’est comme si en tant que femme, je n’existais plus. Plus tard, en lisant des articles, j’ai découvert que le sifflement considéré au Cameroun comme une louange de la beauté de la femme était, en France, un signe de harcèlement ». Imaginons ces hommes habitués à siffler sur le passage de la femme africaine, déplacés dans l’Hexagone… cela vous rappelle quelque chose ?
Josette est Rennaise de souche. Elle évoque le jeune homme très insistant qui la suivait le soir à la sortie de son travail, en scooter. À force de ténacité, ce dernier avait fini par la séduire et devenir son époux. Au milieu des années 1950, quid du harcèlement de rue ?
Il y a peu, dans un quartier rennais, trois papys, assis sur un banc, émoustillés par le printemps naissant s’extasient à chaque passage féminin : « Nous avons de la chance, il n’y a que de belles femmes à passer devant nous ! ». Sourire amusé, haussement d’épaules des intéressées jusqu’au : « Vieux cons ! ». L’ultime réponse renvoie soudain les octogénaires à leur simple appareil. Où est la violence ?
Ces trois situations illustrent la complexité – et pour les hommes et pour les femmes – de ces « jeux de rue », anodins pour les uns, vécus comme des agressions répétitives pour les autres.Questions de code ? D’époque ? De curseur ?
Pour Maud Renusson, étudiante en sciences politiques, le constat est sans appel : « Aujourd’hui, les mots sont devenus plus crus et les comportements plus dérangeants ». La jeune femme milite au sein du collectif rennais SHR, Stop au Harcèlement de Rue. Ce mouvement a essaimé via les réseaux sociaux depuis Paris, en février 2014, suite à la diffusion d’un reportage télévisuel. « Quand on se fait traiter de salope dans la rue, on a le droit de porter plainte pour injures et nous incitons les femmes à le faire », explique la jeune étudiante. Le collectif rennais sait compter sur le soutien d’un policier à l’écoute de ces « victimes de harcèlement de rue ». Ce qui peut expliquer le doublement sur une année des plaintes déposées par les femmes pour « atteintes à la dignité et à la personnalité », dont les injures : 37, en 2014, contre 15, en 2013. Un épiphénomène à l’échelle d’une ville de 110 000 femmes ? Le reflet d’un « malaise réel dans une ville où vit un grand nombre d’étudiantes », répond au contraire Maud Renusson. Et d’évoquer les nombreux témoignages reçus, toutes catégories sociales et âges confondus, allant jusqu’aux agissements de « frotteurs » dans le métro rennais.
Sur la circonscription de Rennes, la sécurité publique enregistrait en 2014, quelque 1 021 plaintes de femmes contre des violences (menaces, séquestrations, vols avec violence, harcèlements et agressions sexuelles, coups et blessures, viols…) dont 381 pour des actes commis dans la sphère privée. 249 plaintes étaient dans le même temps déposées par des hommes. En 2013, quelque 876 plaintes de femmes étaient enregistrées dont 371 concernant la sphère privée. 200 plaintes étaient déposées par des hommes. C’est dans le domaine des vols de portables – parfois fictifs pour s’assurer un remboursement de l’assurance – et les menaces que l’augmentation est la plus sensible en 2014.
Pour dénoncer ces agissements, le collectif SHR préfère, aux opérations « coup de poing », la sensibilisation : « Nous intervenons par exemple dans les lycées. Notre grande surprise a été de découvrir que les jeunes garçons sont perdus. Ils nous demandent comment draguer une fille sans passer pour des harceleurs ! » Et Maud d’insister : « La drague et le harcèlement de rue ne sont pas la même chose. La drague se construit à deux, là où le harcèlement est la responsabilité d’un individu qui ignore volontairement l’absence de consentement de son interlocuteur. Quand on dit non et qu’il y a insistance, c’est du harcèlement. Tout est question de respect de l’autre ! ».
Respect de l’autre ? Attention de tous les instants lorsque dans le frôlement, la rencontre, le télescopage… l’autre, cet étranger que l’on croise, devient objet ou acteur de toutes les convoitises ou de tous les rejets ! L’espace public, étymologiquement qui appartient au « peuple », permet-il à chacun et chacune de faire corps social dans le respect des différences ?
L’association Femmes entre elles, en mars 2015, invitait Rachele Borghi, maître de conférences en géographie du genre à Paris Sorbonne. Féministe et activiste queer, celle-ci aime à préciser : « L’espace public n’est pas un arrière-plan de théâtre et une scène pour vivre notre vie. L’espace public interagit avec notre vie, car il reproduit certaines valeurs et dynamiques sociales ». Et l’universitaire de dénoncer le mode dual d’une construction mentale qui induit ce qui est licite et ne l’est pas : « homme-femme, hétérosexuel-homosexuel, migrantssans papiers… ». Elle constate : « Les villes modernes ont contribué à enraciner cette approche, à tel point que certains corps sont considérés comme « out of place ». Et de citer l’expression « la femme qui fait le trottoir », dont l’imaginaire renvoie à une image négative de la femme dans l’espace public. Ce sont encore les images publicitaires du féminin perché sur talons hauts ou de la ménagère accomplie. C’est aussi la signalétique : panneau sur un chantier où l’homme est au travail et sur un passage protégé où la femme tient un enfant par la main. Autre exemple : les toilettes publiques. « Chacun est obligé de se naturaliser à travers une dichotomie biologique homme-femme. Cet usage identifie des rôles avec des toilettes hommes dotées de distributeurs de préservatifs et celles des femmes, de tables pour changer les enfants. Résultat : les hommes qui le font sont exclus, comme le sont ceux qui ne sont pas dans le rapport binaire homme-femme tels les transgenres… ».
L’universitaire activiste questionne ces modèles normés qui affectent nos vies de manière pas toujours consciente, par la prise de l’espace et la mise en oeuvre de performances : occupations parfois radicales, humoristiques, subversives, décalées qui invitent le chaland à la réflexion.
Sur un mode plus doux, le 7 mars dernier, place de la mairie, une cinquantaine de femmes se retrouvait à l’invitation de l’association Danse à tous les étages et du centre d’information des droits des femmes et des familles pour une marche chorégraphique, mise en oeuvre par les danseuses Anne-Karine Lescop et Pénélope Parrau. Éloge de la lenteur dans le temps d’une ville, expressions d’états de corps différents selon les âges et les origines, rencontre collective émouvante portée par le geste juste de chacune… cette occupation de l’espace commun, manifeste poétique de femmes en mouvement, revendique l’égalité des genres ! En battant le pavé, les femmes l’éprouvent quotidiennement, la ville est une construction d’hommes. Petite anecdote souriante, celle d’une habitante entendue en réunion publique d’aménagement de la place de Bretagne : « Les projets présentés sont toujours pensés par des hommes. Ils sont minéraux et rectangulaires… il n’y a jamais de courbes et d’arrondis… » Simple ressenti stéréotypé ? Cette réflexion anodine reflète le malaise, voire le sentiment d’exclusion que ressentent certaines femmes. Celles-ci font état de leurs craintes de circuler la nuit dans le métro, de garer leur voiture dans un parking souterrain, de prendre un café dans un établissement où trop d’hommes les dévisagent… L’animatrice d’un foyer de jeunes, amenée à rentrer parfois tard le soir, explique ne jamais se mettre en jupe ce jour-là. Une autre jeune fille affirme qu’en portant le foulard, les garçons la respectent alors que nombre de femmes la désapprouvent du regard. Autant de stratégies et de bricolages identitaires, parfois inconscients, que la femme adopte pour s’arranger des zones d’inconfort et se fondre dans le décor…
Pour faire tomber les clichés, bouger les habitudes… des marches exploratoires de femmes sont menées en France dans les quartiers « politique de la ville », à l’image de ce qui s’est fait au Canada au cours des années quatre-vingt-dix. Ce sont des enquêtes de terrain conduites par des groupes de femmes, en lien avec les instances locales concernées, qui visent à l’amélioration de leur cadre de vie. La Ville de Rennes soutient cette démarche dans le quartier de Maurepas. « Il s’agit de redonner la parole aux femmes dans l’espace public afin qu’elles expriment leur ressenti », explique la Direction de quartier Nord-Est. La première marche exploratoire des habitantes, prévue en avril, se veut observatoire de ce qui fait frein. Point de départ choisi : le centre commercial du Gast. « Il s’agit ensuite de permettre à ces femmes de rencontrer les élus et les techniciens pour qu’elles reçoivent des réponses précises ». C’est aussi l’occasion de lever des tabous. Récemment sur le quartier, une mère de famille rapportait un conflit de voisinage, car ses enfants jouaient au ballon dans l’appartement. À la question de savoir pourquoi elle ne les envoyait pas jouer dehors, sa réponse : « Je ne veux pas qu’on dise que mes enfants traînent dans la rue et puis… avec tout ce qu’on voit aujourd’hui… ».
Comment ne pas s’interroger ici sur les peurs véhiculées dès l’enfance ? L’évolution de nos comportements normés et policés ne priverait-elle pas nos enfants d’expérimenter l’espace public ? Quid des jeux de rue où les confrontations, mêmes rudes, sont apprentissages du genre, de la différence, de l’origine, de l’appartenance ? « Une étude anglaise montre qu’en 1971, 80 % des enfants de CE2 se rendaient à l’école tout seuls. En 1990, ils ne sont plus que 9 %, et encore moins aujourd’hui Pourtant, hormis les enlèvements par des proches, liés aux divorces ratés, les kidnappings d’enfants n’ont pas augmenté », livre Julie Pêcheur, journaliste, dans M, le magazine du Monde du 17 février dernier.
Aux États-Unis, on les appelle les « parents hélicoptères ». Ils surveillent en permanence leur progéniture, bienveillants jusqu’à l’extrême. « C’est cette maman qui dit « tu peux aller jouer mais tu restes par là, que je te voie » ; ce papa sur le toboggan, sa fille calée entre les jambes ; et nous enfin qui, à la vue d’un enfant dans un arbre, pensons immédiatement : « il va tomber », note la journaliste. Les espaces de jeux sont normés, aseptisés, protégés… offerts aux enfants en liberté conditionnelle. Et pourtant ! Un enfant joue, donc il est. Livré à lui-même, où qu’il soit dans le monde, il court, se cache, trafique avec la nature, imite les adultes. En apparence futiles, ces activités sont « fondamentales pour le développement intellectuel et affectif des enfants », résume Penny Wilson, comportementaliste. Comment imaginer la prise d’autonomie de ces jeunes, adultes de demain ? La place des femmes dans l’espace public ne pose-t-elle pas, au-delà de la question fondamentale de la reproduction des comportements normés, celle de la transmission des peurs sociétales ? Pour s’assurer une liberté de déambulation, se réassurer et se rassurer, ne faut-il pas réaffirmer les conditions d’une circulation confiante dans la ville ?