Lorsque l’on pense aux lieux de mémoire de la Première Guerre mondiale, c’est spontanément aux monuments aux morts que l’on songe. Partout en France, dans presque tous les villages et toutes les villes, une stèle est érigée en souvenir des enfants de la commune tombés lors de celle qui devait être la « Der des Ders ». Seules quelques exceptions existent et c’est ainsi qu’à Rennes c’est un Panthéon, niché dans l’aile nord de l’Hôtel de ville, qui fait fonction de monument aux morts (lire l’article de David Bensoussan page 83). Mais le principe reste le même : inscrire dans un strict ordre alphabétique, sans distinction de grade, de religion ou d’opinion, le nom de tous les morts de la Grande Guerre au cours de ce conflit.
Pour autant, si le monument aux morts est le lieu emblématique de la mémoire de la Grande Guerre, il n’en est pas le seul vecteur. Le nom des places et voies publiques d’une ville est également un moyen pour un conseil municipal de rendre un hommage particulier en rapport avec la Première Guerre mondiale.
Il en résulte un lieu de mémoire fondamentalement différent du monument aux morts. Là où celui-ci englobe tous les défunts dans une même communauté de destin – « unis comme au front », proclame la devise d’une association d’anciens combattants – les noms de rue distinguent au contraire une trajectoire particulière et mettent sur un piédestal des grands hommes – les femmes sont rares. Mais, ces dénominations de voies faisant l’objet d’un vote en conseil municipal, elles relèvent de décisions politiques qui sont parfois lourdes de sens. En effet, en odonymie comme bien souvent en matière de souvenir, la mémoire est un outil politique du temps présent.
Délibération du conseil municipal de Rennes du 27 octobre 1938.
Généralissime en août 1914, Joffre est avant tout, dans les mémoires, le vainqueur de la Marne, cette bataille qui en septembre 1914 permet de sauver la France d’une nouvelle année terrible, sorte d’avant-première de juin 1940. C’est à ce titre que Rennes l’honore en lui donnant le nom d’une de ses rues, à l’instar de centaines de communes en France. Ce faisant, en distinguant un des grands hommes de la Grande Guerre, l’odonymie se révèle dans sa fonction de mémoire de complément du monument aux morts, ce dernier étant plus attaché au souvenir des simples poilus.
Délibération du conseil municipal de Rennes du 27 octobre 1938
Le 41e régiment d’infanterie est l’unité qui, à la suite des réformes militaires engagées au lendemain de la guerre de 1870, tient garnison à Rennes. C’est bien souvent dans ce régiment que les jeunes hommes de Rennes et des environs effectuent leur service militaire à la Belle époque. Mais, si l’unité recrute sur des bases régionales en 1914, tel n’est plus le cas en 1918 et lorsque le 41e RI défile victorieusement en août 1919 pour son retour à Rennes, les poilus qui portent son uniforme viennent en réalité des quatre coins de la France. Pour autant, l’unité ne cesse de se définir par rapport à sa ville de garnison et c’est donc dans une sorte de réciprocité symbolique que le chef-lieu d’Ille-et-Vilaine dénomme l’une de ses voies d’après son régiment.
Délibération du conseil municipal de Rennes du 27 octobre 1938.
Née en 1880 dans une riche famille du Nord de la France, Louise de Bettignies s’engage très tôt dans un des réseaux de renseignements qui naissent dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais occupés par les Allemands. Arrêtée en octobre 1915, elle est condamnée à mort à la suite d’un procès expéditif tenu à Bruxelles. Même si sa peine est commuée en travaux forcés, elle décède en septembre 1918. De manière assez significative, Rennes dénomme la rue Louise de Bettignies un mois après les accords de Munich.
Délibération du conseil municipal de Rennes du 21 janvier 1941
C’est sous les yeux du préfet Ripert que le conseil municipal de Rennes décide le 21 janvier 1941 de renommer la place de la Mairie, place du Maréchal Pétain. Le cas rennais n’est nullement exceptionnel et nombreuses sont les communes à participer ainsi du véritable culte de la personnalité qui est rendu au chef de l’État français à Vichy. Bien entendu, une telle dénomination a pour but de promouvoir la Révolution nationale et s’intègre dans un contexte politique bien particulier mais le souvenir de la Grande Guerre n’est pour autant pas totalement absent. Au contraire même. Pour beaucoup de Français, Pétain reste avant tout à l’époque le vainqueur de Verdun et c’est sans doute ce que souhaite exprimer le Maire, François Château, lorsqu’il déclare que le nom du Maréchal est celui « de l’illustre soldat qui a deux fois sauvé la France à un quart de siècle d’intervalle ». Naturellement, la place de la Mairie retrouve son nom le 20 septembre 1944.
Délibération du conseil municipal de Rennes du 5 juillet 2010
Par l’expression munitionnettes on désigne les femmes qui, pendant la Première Guerre mondiale, exercent le métier des hommes partis au front et plus particulièrement celles qui travaillent dans les usines d’armement. Cette dénomination résulte de l’expression d’une mémoire locale de l’Arsenal puisqu’elle est une référence explicite aux 5 000 femmes qui y sont employées durant la guerre 1914-1918, mais aussi d’une volonté affirmée de féminiser l’espace public.
Délibération du conseil municipal de Rennes du 28 février 1972
Dans les années 1950-1970, Rennes grandit considérablement et, en conséquence, de nombreuses places et voies publiques sont à baptiser. Pourtant, la mémoire de la Grande Guerre ne transparaît que rarement dans les noms de rues choisis à cette époque, le Second conflit mondial agissant ici à la manière d’un souvenir-écran. Ce n’est ainsi qu’au prix de 6 ans de démarches très appuyées que Mademoiselle Gardarein-Freytet parvient à faire dénommer une voie en mémoire de son père, capitaine au 3e régiment d’artillerie à pied mort pour la France en 1918.
Boulevard Georges Clemenceau Délibération du conseil municipal de Rennes du 11 février 1931
Aujourd’hui encore, le nom de Clemenceau est associé à la Grande Guerre. Pourtant, lorsque la ville de Rennes dénomme en 1931 un boulevard en son honneur, c’est moins au « Père la victoire » qu’à l’homme politique que l’équipe municipale rend hommage. D’ailleurs, la courte biographie justifiant dans la délibération l’hommage présente Clemenceau comme « Homme d’État, […], docteur en médecine, Député, Sénateur, Président du Conseil et membre de l’Académie française ». C’est donc bien d’une mémoire politique, pour ne pas dire militante, qu’il s’agit ici, et non d’un hommage public rendu à l’un des indéniables vainqueurs du conflit.
Délibération du conseil municipal de Rennes du 24 juillet 1923
Natif du Faouët, dans le Morbihan, Corentin Carré compte parmi les plus célèbres poilus bretons puisqu’il est engagé volontaire à l’âge de 15 ans. Passé du 410e régiment d’infanterie à l’aviation, il décède en mars 1918 des suites d’un combat aérien, son appareil ayant été abattu par les Allemands au-dessus de Verdun. Cette dénomination est caractéristique d’une volonté de la ville de Rennes d’exprimer à travers le nom de ses rues une mémoire locale mais aussi régionale, comme pour mieux réaffirmer son statut de capitale de la Bretagne.
Délibération du conseil municipal de Rennes du 24 juillet 1923
Tout comme la rue Corentin Carré, la rue Henri Collignon rend hommage à un destin extraordinaire tout en suggérant le statut de capitale de la Bretagne de Rennes. Ancien préfet du Finistère (en 1897-1899), ce haut fonctionnaire s’engage en effet en 1914, alors qu’âgé de 58 ans et après avoir été Secrétaire général de l’Élysée, sous les présidences d’Armand Fallières puis Raymond Poincaré ! Henri Collignon est mort pour la France le 15 mars 1915, à Vauquouis, dans la Meuse, en tant que simple soldat de deuxième classe du 46e régiment d’infanterie.
Délibération du conseil municipal de Rennes du 29 juillet 1949
Cette dénomination de voie est caractéristique d’un certain effacement de la mémoire de la Grande Guerre dans les années qui suivent la Libération. Né à Groix en 1888, Jean-Pierre Calloc’h est en effet considéré comme l’un des plus grands poètes de langue bretonne. Mais, mobilisé pendant la Grande Guerre, il est aussi mort pour la France en avril 1917, au sud de Saint-Quentin. Pourtant, la dénomination de voie qui rappelle son souvenir ne mentionne nullement qu’il compte parmi les centaines d’intellectuels et artistes tombés au front pendant la Grande Guerre.
Délibération du conseil municipal de Rennes du 24 novembre 1967
Né à Montreuil-sur-Ille, Albert Jugon est mobilisé au 1er régiment d’infanterie coloniale. Le 16 septembre 1914, en Argonne, il est frappé au visage par un éclat d’obus et est laissé pour mort sur le champ de bataille. Survivant contre toute attente à ses blessures, il participe après de longs mois de convalescence à la création d’une association chargée d’apporter un soutien moral et financier à ceux que l’on dénomme désormais les gueules cassées. La rue Albert Jugon est caractéristique d’une translation progressive de la mémoire qui se reporte, dans les années 1960, des poilus aux défenseurs des anciens combattants.
Délibération du conseil municipal de Rennes du 17 décembre 1915
Décidées en décembre 1915, ces deux dénominations de voies sont moins des lieux de mémoire que les vecteurs d’une certaine pédagogie patriotique. Edith Cavell est en effet une infirmière anglaise fusillée par les Allemands pour faits d’espionnage, une condamnation qui choque profondément l’opinion publique internationale, tandis que Jean Jaurès est le grand tribun socialiste assassiné le 31 juillet 1914 par le nationaliste Raoul Villain. Or, en décembre 1915, alors que la guerre est loin d’être finie mais commence à peser très sérieusement sur les populations, invoquer le souvenir de ces deux personnes c’est rappeler non seulement le but de la guerre – lutter contre la « barbarie allemande » – mais également affirmer la manière dont celle-ci pourra être gagnée, à savoir l’Union sacrée. Pour plus d’informations sur ces deux dénominations de voies, nous conseillons à nos lecteurs de se rapporter à l’ouvrage Hommes et femmes d’Ille-et- Vilaine dans la Grande Guerre coédité par les Archives départementales et la Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine (voir page 13).