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Dossier
#30
RÉSUMÉ > Avant la première guerre mondiale, la famille Ruellan était une grande fratrie de dix-huit enfants unie autour de leur demeure familiale de Brouassin en Paramé. Catholiques, royalistes, teintés d’Action française, ils sont encore treize enfants lors de l’entrée en guerre. Alors que leurs parents sont morts, les dix frères vont combattre et leurs trois soeurs feront, elles aussi, la guerre à leur manière. Plongée dans une saga familiale hors normes, au destin tragique.

     L’annonce de la guerre surprend la famille Ruellan, même si cette nouvelle est cependant accueillie par tous avec enthousiasme, en raison de la coloration politique de cette grande famille de 13 enfants (dix frères et trois soeurs), catholique, royaliste et marquée par les idées de l’Action Française et l’exhaltation de la Revanche. Dès les premiers jours d’août, huit frères sont mobilisés. Deux de leurs soeurs répondent également à l’ordre de mobilisation : Yvonne et Madeleine revêtent la tenue d’infirmière et prennent leur service à la lingerie de l’hôpital Notre-Dame des Chênes, à Paramé. Il ne manque que Stanislas, qui écrit de Washington qu’il se dispose à partir et André qui a gagné Montevideo où il attend le départ d’un paquebot pour l’Europe.

     Sur les dix frères Ruellan, six vont perdre la vie au combat, après avoir adopté un comportement souvent héroïque. Après s’être engagé de 1907 à 1910 au 47e Régiment d'infanterie de Saint-Malo, Bernard est parti faire de l’élevage en Algérie. Le 17 août, sergent de réserve, il embarque à Alger pour la métropole avec le 3e Régiment de Zouaves. Adjudant le 2 septembre, il participe à la bataille de la Marne.
    Le 4 septembre, il écrit à Louise : « J’ai fait le sacrifice de ma vie en demandant au bon Dieu de me prendre de préférence à mes frères mariés. J’espère être exaucé et peut-être ne trouverai-je pas toujours une aussi belle mort et les mêmes circonstances ».
    Il combat dans le secteur de Frévent à l’ouest d’Arras en février 1915. Le 12, il se trouve dans une tranchée avec son groupe franc lorsqu’il reçoit une balle dans la poitrine. Transporté à l'arrière, il passe la nuit et le lendemain dans la tranchée tant les combats font rage. Il n’est évacué que le 14 vers l’hôpital où il meurt 3 jours plus tard, à l’âge de 28 ans. Bernard Ruellan est cité à l'ordre de l'Armée : « S’est précipité avec quelques hommes dans la tranchée de ligne allemande ; a fait de sa main, un officier et plusieurs hommes prisonniers. A soutenu plusieurs heures un combat acharné à coup de pétards. N’a cessé de faire preuve d’activité et d’audace, jusqu’au moment où il est tombé grièvement blessé » (18 mars 1915).

     Son frère André s’est engagé lui aussi de 1904 à 1907 au 47e Régiment d'infanterie. Il se consacre à l’élevage, d’abord en Algérie, puis en Uruguay depuis 1913. Il débarque en France le 12 septembre 1914. Sergent de réserve, il est affecté au 7e Régiment d’Infanterie Coloniale qu’il rejoint le 7 octobre dans le secteur de Ville sur Tourbe (Marne) où il prend part à la bataille de la Marne et obtient une citation à l’ordre de la division. Le 16 mai 1915, il commande les éclaireurs de sa Compagnie, lorsqu’il est frappé par une balle en pleine tête, il a 30 ans.
    Lui aussi est cité à l’ordre de l’armée : « Chef des éclaireurs de la Compagnie, déjà cité, toujours volontaire pour les opérations périlleuses, vient de se signaler par une ardeur remarquable dans une contre attaque à la baïonnette pendant la nuit du 15 au 16 mai. Il est mort atteint d’une balle en pleine tête » (6 juin 1915).

     Henry est appelé au 7e régiment d’artillerie depuis octobre 1913. Le 5 août 1914, le Régiment quitte Rennes. Débarqué dans les Ardennes, il entre en Belgique et participe à la bataille de Charleroi, puis c’est la retraite, la Bataille de la Marne, les tranchées en Artois, en Argonne, en Champagne… Le 21 février 1916, débute la bataille de Verdun. Henry combat dans le secteur de Vauquois. Le 27 février, lors d’un bombardement, il meurt dans l’éboulement de son abri, il a 24 ans. Il est cité à l'ordre de la division : « A assuré le ravitaillement de sa batterie du 22 au 27 février 1916, sous un bombardement violent et continu, avec la plus belle bravoure. S’était signalé le 28 août 1914, en ramenant sous le feu, après le départ de la batterie, son lieutenant mortellement blessé. Tué à son poste le 27 février 1916 » (28 mars 1916).

     Louis est inspecteur d’assurances à Bordeaux où il a épousé en 1907 Marguerite Denoix de Saint-Marc. Ils ont cinq enfants. Il rejoint le 308e Régiment d’Infanterie de Bergerac en qualité de Lieutenant de réserve. Il commande la 17e Compagnie. En février 1915, il est promu capitaine. En juin, le régiment est au repos, Marguerite le rejoint à Amiens et ils conçoivent leur sixième enfant… Le 22 avril 1916, le petit Bernard naît. Son père ne verra jamais ce fils qui lui-même mourra pour la France dans les premiers jours de 1940, à 24 ans…
    Louis est en première ligne dans le secteur d’Ablaincourt début novembre 1916. Le 22, c’est la relève. À l’issue de la passation de consignes, une pluie d’obus s’abat et le tue net, à l’âge de 36 ans. Il avait eu le temps d’écrire à son épouse : « Être en campagne depuis 28 mois, avoir porté tous ces efforts vers l’accomplissement de son devoir et pouvoir se dire : je n’ai sollicité aucune faveur, je n’ai reçu aucune récompense en dehors de celle que Dieu m’a donnée par la conscience que je faisais bien, cela, ma chérie, c’est le rêve pour une âme qui cherche sa récompense non sur la terre de la part des hommes, mais au ciel de la part de Dieu ». Il est cité à l'ordre de l'Armée : « Officier d’une rare énergie et d’une grande bravoure, parti en tête de sa compagnie à l’assaut du village d’Ablaincourt, a atteint son objectif et a maintenu et organisé ses positions » (novembre 1916).

     Engagé pour 3 ans, au 27e régiment de dragons de Versailles depuis septembre 1911, Berchmans est promu au grade de brigadier en avril 1913. Premier mobilisé, il franchit la frontière le 6 août avec le corps de cavalerie Sordet qui effectue un raid en profondeur en Belgique jusqu’au 23 août, puis c’est la retraite et la bataille de la Marne. Il est nommé Maréchal des Logis en octobre.
    À partir du 20 janvier 1915, le régiment assure son tour aux tranchées, en Champagne, dans l’Oise, en Artois… Berchmans est las d’être en arrière du front, de voir ses frères mourir au combat et souhaite rejoindre l’infanterie. En août 1916, il suit le stage d’officier et est affecté au 23e bataillon de chasseurs alpins (BCA) qu’il rejoint début décembre dans les Vosges. En juin 1917, il obtient une première citation à l’ordre du régiment. En mai 1918, le 23e BCA rejoint les Flandres dans le secteur de Dickebusch, près d’Ypres, Berchmans est promu au grade de lieutenant. Le 30 mai 1918, son capitaine étant blessé, il prend le commandement de la compagnie. Pris sous un tir de mitrailleuse, il dit à ses hommes de se coucher, mais reste debout pour repérer d’où partent les coups, et il est atteint d’une balle en pleine tête, il a 30 ans…
    Il est cité à l’ordre de l’Armée : « A conduit brillamment sa compagnie à l’attaque. Tombé glorieusement pendant l’action, alors que seul, debout au milieu de ses chasseurs, il cherchait à repérer des mitrailleuses ennemies qui arrêtaient notre progression. Officier d’une haute valeur morale et d’une admirable tenue au feu » (10 juillet 1918).

     Julius est ordonné prêtre en 1902. Après le diocèse de Rennes, il a rejoint Argenteuil. Au lieu de servir comme aumônier ou brancardier comme ses pairs, il revient à Saint-Malo pour être affecté avec le grade de sergent au 78e régiment d’infanterie territoriale qui se dirige vers le camp retranché de Paris. Mais Julius veut combattre.En novembre, il est promu au grade de sous-lieutenant et veut rejoindre un des régiments de ses frères officiers.
    En avril 1915, il est muté avec Louis au 308e régiment d’infanterie et participe à l’offensive de Champagne. En novembre, il s’ennuie déjà d’être toujours en réserve dans ce régiment de territoriaux. En juin 1916, il est cité à l’ordre du 1er corps de cavalerie. En novembre, le 308 est en première ligne sur Ablaincourt. Julius ne participe pas aux combats. Louis y meurt, le laissant dans un profond désarroi. En novembre, il est cité à l’ordre de la division. En décembre il est promu au grade de lieutenant.
    En mars 1917, le 308 est dans la Somme. Julius veut en découdre et être affecté dans un régiment d’élite. En mai, il rejoint le 22e bataillon de chasseurs alpins dans la Marne et prend le commandement de la 4e Compagnie. En novembre, la division alpine est envoyée en Italie. Dans une attaque, il est blessé à la tête, ce qui lui vaut une citation à l’ordre de l’Armée.
    Il rentre en Italie fin février 1918 et se trouve de nouveau dans la Somme mi-avril. Il est fait de chevalier de la Légion d’Honneur en mai. En juin, il est promu au grade de capitaine et muté en juillet au 93e régiment d’infanterie (RI) pour prendre le commandement de la 10e compagnie. Fin septembre, le 93 est aux alentours de Suippes. Le 29, il se retrouve en première ligne au nord de Py. Le 1er octobre, la 10e compagnie monte à l’assaut derrière lui. Après avoir fait quelques pas, il s’écroule touché par une balle. Son corps n’est récupéré que quatre jours plus tard. Mourut-il de suite ou agonisa-t-il dans un trou d’obus ou dans la plaine, fut-il, comme on le raconte parfois, soigné avant de mourir par un Allemand ? Le mystère reste entier.
    Julius est cité à l’ordre de la IVe Armée : « Officier d’un courage et d’un sang-froid remarquable et admiré de tous. Pendant deux jours consécutifs a mené sa compagnie à l’attaque, entraînant ses hommes par son exemple. A été tué au moment où il s’emparait de son objectif » (2 décembre 1918).

     Six des dix frères Ruellan sont donc tombés au champ d’honneur. Que sont devenus les survivants, quatre frères et trois soeurs ?
    Yvonne a pris en mains ses plus jeunes frères et soeurs au décès de ses parents. Elle a occupé son poste à Notre- Dame des Chênes jusqu’à la fin de la guerre. De santé fragile, elle est très proche de Madeleine, elle décédera d’ailleurs à Saint-Cast chez sa soeur en 1927.
    Charles a été secrétaire auprès du lieutenant-colonel du Halgouët, député d’Ille-et-Vilaine pendant quatre ans, il a collaboré au Nouvelliste de Bretagne et au Journal de Rennes, puis il est entré dans l’enseignement libre et est devenu professeur à l’externat du Trocadéro à Paris. Marié en 1908, il a quatre filles. Il a servi comme Capitaine commandant la 10e Compagnie du 247e régiment d’infanterie jusqu’à sa dissolution en juillet 1917, puis a rejoint la mission militaire Française auprès de l’armée hellénique. Veuf avec quatre filles, qu’il a laissées pendant la guerre à la garde de sa soeur Louise, il reprend son métier de journaliste au Nouvelliste. Il est élu député d’Ille et Vilaine de 1919 à 1924 dans le bloc national. En 1955, il meurt à 79 ans à Arcachon.
    Auguste a hérité de la propriété de Brouassin à Paramé au décès de son père et lui a succédé dans les affaires et dans les bonnes oeuvres. Malheureusement, il est frappé jeune d’une affection qui le rendra plus tard complètement paralysé. Il est tout de même mobilisé comme lieutenant au 47e régiment d’infanterie à Saint-Malo, des premiers jours de la mobilisation jusqu’en 1917, année où il est réformé consécutivement à sa maladie. Il mourra à 61 ans à Rouen en 1938. La Mairie de Paramé a racheté Brouassin à sa succession.
    Xavier s’est marié en 1911, et il est parti s’installer dans le Lot-et-Garonne où il est agriculteur. Il est démobilisé en janvier 1919, il termine cette guerre comme lieutenant au 223e régiment d’artillerie. Gazé le 1er mars 1918 lors d’un bombardement à l’ypérite, il est grièvement blessé aux yeux et sur le corps, et obtient la croix de guerre. Il est fait chevalier de la Légion d’Honneur en février 1919. Il mourra des suites de ses blessures en 1931, à l'âge de 50 ans.
    Stanislas avait quitté la France en 1907 et cherchait fortune au Canada, puis aux États-Unis. Il est affecté au 247e Régiment d’Infanterie (RI) (dans la compagnie de Charles) à la mobilisation. En juillet 1917, il rejoint le 129e Régiment d’Infanterie chargé de former l’armée Américaine. En octobre, il se rend aux États-Unis et revient fin mai 1918 avec un renfort de 40 000 Américains. Il contracte ensuite la grippe espagnole et vient se soigner à l’hôtel Franklin de Saint-Malo, transformé en hôpital, où il finira la guerre. Il rejoint les États-Unis, où il est déclaré citoyen américain en janvier 1928. Il meurt à 89 ans à Los Angeles en 1972.
    Louise a élevé ses quatre nièces comme une mère. Elle décédera à l’âge de 99 ans.
    Madeleine reste à Notre-Dame des Chênes jusqu’en septembre 1917, où elle fait la connaissance de celui qui allait devenir son époux. Ils auront neuf enfants. Elle est décédée à Dinard en 1978 à l’âge de 85 ans.
    La famille Ruellan a donc payé un tribut particulièrement lourd durant la Première guerre mondiale. À Saint-Malo, une rue perpétue le souvenir des « Six frères Ruellan », dans le quartier de Paramé où leur maison familiale de Brouassin abrite désormais une annexe de la Bibliothèque Municipale.