de Brest
Obtenue par seulement 32 voix de majorité (pour plus de 66 000 votants), la victoire de la liste d’union de la gauche, conduite par le socialiste Francis Le Blé, au premier tour des élections municipales de Brest en mars 1977, a pu être interprétée sur le moment comme un accident, uniquement imputable à la division de la droite en deux listes rivales. On sait que Brest, ville ouvrière dominée par les socialistes au début du 20e siècle, était passée en 1929 aux mains des radicaux, à la faveur d’un appoint de voix catholiques résignées au moindre mal.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la reconfiguration du territoire communal, le vote des femmes et l’afflux d’une nouvelle population venue des campagnes environnantes avaient assuré à la droite un succès durable, conforté par une personnalité de premier plan, Georges Lombard, maire de 1959 à 1973. Brest la rouge était devenue Brest la blanche, et l’on n’imaginait pas qu’il pût en aller autrement : en 1974 encore, la ville avait voté à plus de 53 % pour Valéry Giscard d’Estaing. Mais il s’avère aujourd’hui, avec le recul, que le résultat inattendu de 1977 annonçait une inflexion significative puisque, après un bref retour de la droite aux affaires municipales entre 1983 et 1989, la gauche a régné sans discontinuer jusqu’à aujourd’hui.
En ce mois de mars 1977, la droite brestoise, trop sûre d’elle-même, avait donc désappointé son électorat en présentant deux listes concurrentes, celle du maire sortant, Eugène Berest, d’orientation centriste, et celle de son prédécesseur, alors président de la Communauté urbaine, Georges Lombard, qui avait opéré pour l’occasion une réconciliation improbable avec les gaullistes. Les plus perplexes s’abstinrent pour ce qu’ils croyaient être le premier tour, avec la conséquence fatale que ce fut le dernier. En face, le Parti communiste, hégémonique mais impuissant à rassembler autour de lui une majorité électorale, avait eu la sagesse d’abandonner à un socialiste la tête d’une liste d’union, qui comprenait aussi des représentants de l’Union démocratique bretonne, sous une étiquette, « Brest-Espoir », qui avait la vertu de ne rien suggérer d’autre, au fond, que la lassitude créée par trente ans de gestion conservatrice.
Une droite usée par les années de pouvoir et affaiblie par ses querelles intestines, une gauche revigorée par la dynamique de l’union dans une ville où, habituellement, le report des voix entre socialistes et communistes se faisait mal : voilà, en somme, l’équation politique des municipales de 1977.
Il est probable, aussi, que la situation économique et sociale a desservi la majorité sortante. À commencer par le problème de l’emploi, lié au fait que le ralentissement de l’activité de l’arsenal – seule grande entreprise de la ville – n’était guère compensé par une industrialisation vainement attendue. Georges Lombard avait imaginé faire de Brest un port pétrolier et une station de réparation navale : projet de grande envergure qui ne faisait pas l’unanimité dans son propre camp et que la crise de 1973 avait achevé de compromettre. Mais le souci de « réalisme » affiché en contrepoint par Eugène Berest, qui mettait son espoir dans l’implantation d’industries légères, ne pouvait guère convaincre après le scandale de l’usine « Transocéan », surtout réputée pour ses bas salaires et l’attitude musclée de son encadrement, qui avait définitivement fermé ses portes après avoir épuisé tous les subsides que la politique de décentralisation avait pu lui valoir.
Les notables locaux semblaient donc avoir échoué à attirer sur la ville des emplois durables, et ce au moment où le déplacement, pour d’évidentes raisons géostratégiques, d’une partie significative de la flotte de guerre vers Toulon privait les commerçants brestois d’une clientèle avantageuse.
Mais c’est surtout la dimension culturelle, et plus précisément religieuse, de l’événement qui a retenu l’attention. Parce que Francis Le Blé était un catholique notoire, on a dit et répété que les catholiques avaient fait le succès de la gauche. Il est certain que le renouvellement de la gauche non communiste à Brest, à partir de la fin des années soixante, a été l’oeuvre de militants catholiques qui ont investi le PSU ou la Convention des institutions républicaines avant de prendre les rênes du nouveau Parti socialiste en marginalisant les anciens de la SFIO. Un examen attentif amène à distinguer deux réseaux.
Il y avait d’une part des militants ouvriers tels que Francis Le Blé, Gaby Le Bot ou Jean-Noël Kerdraon, formés par la JOC et membres de l’Action catholique ouvrière, qui animaient une CFDT tenue en lisière par la CGT à l’arsenal mais fortement implantée dans la nouvelles usine de la CSF, à la périphérie brestoise. Soutenus par leurs aumôniers, et notamment par l’abbé François- Mathurin Gourvès, futur évêque de Vannes, longtemps responsable de la Mission ouvrière dans la région brestoise, ils avaient contribué à diversifier avantageusement un mouvement ouvrier traditionnellement anticlérical.
Il y avait d’autre part des enseignants, souvent issus de la JEC et liés à la Paroisse universitaire, comme Marie- Jacqueline Desouches, Solange de Penanster ou Paul Aurousseau, qui exerçaient dans l’enseignement public et remettaient en cause le principe même de l’école catholique. Ils avaient, eux aussi, le concours de prêtres d’avant-garde, notamment René Le Corre et le groupe des aumôniers logés dans un appartement HLM du 24 rue Marceau, devenu progressivement le haut lieu du gauchisme catholique brestois. Entre ces deux réseaux, la liaison se faisait au sein du Groupe Témoignage chrétien, petite structure animée par Jacques Plougoulm et François Pellennec, qui fonctionnait à la fois comme un laboratoire de la contestation ecclésiale et comme une plateforme de transit du zèle religieux à l’engagement politique.
Que le tournant de 1977 ait été favorisé par ce passage à gauche d’une fraction, numériquement réduite mais à l’influence non négligeable, du militantisme catholique, nul n’en disconviendra. Mais on peut supposer également que le changement a été précipité par le détachement religieux d’une partie de la population urbaine. Lors de l’enquête de pratique religieuse de 1957, il était apparu que Brest était l’une des villes de France où l’assistance à la messe attirait encore une proportion notable des habitants : 26 % des adultes (vingt ans et plus). C’est qu’à cette date l’influence de la région environnante, le Léon, où l’on pratiquait fréquemment à plus de 80 %, se faisait encore sentir en ville: fidélité aux habitudes acquises au village, fréquentation de la parentèle campagnarde, présence d’un clergé encore nombreux, audience des patronages catholiques…
Mais vingt ans plus tard, on n’en était plus là: les réformes induites par le concile Vatican II, perturbées par les contrecoups de Mai 68, avaient échoué à enrayer une évolution préoccupante, marquée notamment par la crise des vocations sacerdotales et l’affaiblissement consécutif du dispositif d’emprise de l’Église.
Le rôle de la variable catholique dans les résultats des municipales brestoises de 1977 est donc malaisé à apprécier. Il est difficile de discriminer ce qui tient au passage à gauche d’un certain nombre de militants catholiques et ce qui relève de la réduction tendancielle du périmètre ecclésial. Il n’en reste pas moins que les deux phénomènes jouaient dans le même sens, et que leur accentuation postérieure peut expliquer, pour une part, que la ville soit désormais, depuis plus de vingt ans, Brest la rose.