PLACE PUBLIQUE> Dans votre article sur Brest, vous montrez bien la combinaison de deux facteurs bien différents, mais qui jouent dans le même sens: l’engagement à gauche de militants catholiques et la perte des capacités d’encadrement de l’Église. La situation est-elle la même dans les autres villes de l’Ouest ?
YVON TRANVOUEZ > Oui, c’est la même problématique: on ne sait pas trop bien si la gauche gagne grâce à l’apport de militants catholiques ou à cause du détachement à l’égard de la religion d’une part croissante de l’électorat. Moi, j’ai tendance à croire que l’apport militant est moins dé- cisif que la prise de distance vis-à-vis de l’Église, mais je suis incapable de le démontrer. Ce qui est certain, en revanche, c’est que la présence de militants catholiques sur les listes de gauche va faciliter l’évolution de l’électorat chrétien, qui hésitera moins à voter pour un syndicaliste issu de la JOC que pour un militant anticlérical.
PLACE PUBLIQUE > La défense de l’école confessionnelle avait cessé d’être un point de blocage pour les électeurs catholiques ?
YVON TRANVOUEZ > Sur la longue durée, la défense de l’école libre a joué en effet un rôle déterminant dans le vote catholique. Mais justement, dans les années 1960-1970, les catholiques de gauche font bouger les lignes. À Nantes, par exemple, le Cercle Jean XXIII, animé par Guy Goureaux s’attaque au principe même de l’école catholique. Même chose à Brest, où le groupe Témoignage chrétien milite contre l’ouverture d’une école privée dans la ZUP et le fait savoir dans une brochure intitulée Réflexions de chrétiens sur l’école libre. Évidemment de telles positions prenaient à contre-pied aussi bien les catholiques conservateurs que les laïques traditionnels…
PLACE PUBLIQUE > À quand faites-vous remonter l’histoire des chrétiens de gauche?
YVON TRANVOUEZ > On pourrait remonter au Sillon de Marc Sangnier, au début du 20e siècle, qui a laissé un souvenir durable. Mais la question qui nous occupe apparaît vraiment à la Libération, avec la création du MRP. Ce parti démocrate-chrétien est peuplé de militants formés par l’Action catholique, dont beaucoup se sont engagés dans la Résistance. Son programme est de gauche, mais il est prisonnier d’un électorat de droite, que l’épisode vichyste a privé de ses représentants naturels, et il se retrouve au centre et déçoit. D’autant plus qu’il y a les guerres coloniales ! Alors les chrétiens de gauche se retrouvent dans une impasse. Quelques-uns deviennent des compagnons de route du Parti communiste, mais cette option reste marginale d’autant qu’un décret du Saint-Office, en 1949, prohibe absolument un tel choix. La SFIO? Elle n’a rien de bien attirant et elle est peuplée d’anticléricaux.
PLACE PUBLIQUE > Alors ?
YVON TRANVOUEZ > Eh bien, ces chrétiens vont créer une nouvelle gauche. On va les retrouver dans des petites organisations comme le MLP, le Mouvement de libération du peuple, ou l’UGS, l’Union de la gauche socialiste… Et puis la guerre d’Algérie va contribuer à grossir leurs rangs, autour de la protestation contre la torture.
PLACE PUBLIQUE > On les retrouve au PSU, créé en 1960.
YVON TRANVOUEZ > Oui, mais on aurait tort de croire que tous les chrétiens de gauche ont rejoint le PSU. Certains ont choisi dans les années 1960 de faire de l’entrisme dans une SFIO moribonde, à partir des clubs ou par le biais de la Convention des institutions républicaines. En rupture de MRP, interdits de PCF ou éloignés de lui après Budapest, les chrétiens de gauche ont fini par rénover la « vieille maison » socialiste. Ils ont joué un rôle majeur dans la formation du nouveau Parti socialiste.
PLACE PUBLIQUE > Comment expliquer le poids des chrétiens de gauche dans l’Ouest ?
YVON TRANVOUEZ > Tout simplement par le poids du christianisme. Avec le Nord, l’Alsace, la Savoie, le Pays basque, le sud-est du Massif central, l’Ouest est historiquement un bastion catholique. Ajoutez-y un minimum d’industrialisation permettant l’essor du mouvement ouvrier et vous obtenez des chrétiens de gauche.
PLACE PUBLIQUE > Vous ne dites rien du Concile Vatican II…
YVON TRANVOUEZ > Son influence est indirecte. Le Concile a introduit dans l’Église un sentiment de liberté et d’ouverture au monde. La constitution pastorale Gaudium et Spes (Joie et Espérance) exprime bien cette nouvelle atmosphère qui invite à sortir du ghetto des institutions chrétiennes. Ce n’est pas un hasard si la CFTC choisit majoritairement de se déconfessionnaliser en 1964 pour donner naissance à la CFDT.
PLACE PUBLIQUE > Quelle typologie des chrétiens de gauche peut-on dresser ?
YVON TRANVOUEZ > Je distingue deux grandes catégories : ceux qui sont socialistes et chrétiens ; ceux qui sont socialistes parce que chrétiens. Les premiers ont une vision qu’on peut dire libérale de la politique; ils séparent les plans. En 1972, l’épiscopat français reconnaît d’ailleurs que les catholiques peuvent légitimement opérer des choix politiques différents.
PLACE PUBLIQUE > Et les seconds, socialistes parce que chrétiens ?
YVON TRANVOUEZ > Ils ont une vision intégraliste de la politique. Pour eux, l’engagement socialiste est en quelque sorte une conséquence logique de leur foi religieuse.
PLACE PUBLIQUE > Quel sera le destin des membres de ces deux familles de chrétiens de gauche?
YVON TRANVOUEZ > Eh bien, en gros, les premiers, pragmatiques et soucieux d’efficacité, se sont installés en politique et ont peuplé le Parti socialiste. Les seconds, plus tourmentés et plus portés à l’idéologie, ont souvent nourri le gauchisme, et notamment, dans l’après-Mai 68, le maoïsme, qu’ils ont investi d’un fort contenu religieux.
PLACE PUBLIQUE > Et aujourd’hui ?
YVON TRANVOUEZ > C’est très simple : les chrétiens de gauche, en tant que catégorie du champ politique, ont disparu depuis 1981. Ou ils ne sont plus catholiques, ou leur catholicisme est devenu une affaire privée. Le catholique de gauche était obsédé par la question de l’articulation entre foi et politique. Elle est désormais résolue. Jean-Yves Le Drian, le président de la Région Bretagne, ancien maire de Lorient, en est un bon exemple. Voilà un responsable de la JEC et de la Mission étudiante qui publie, en 1969, dans Études, la grande revue jésuite, un texte passionnant sur la crise de conscience des jeunes chrétiens au lendemain de Mai 68. J’ignore quelles sont ses convictions religieuses aujourd’hui, mais je constate qu’en toute hypothèse, il n’en fait pas état.
PLACE PUBLIQUE > Les chrétiens de gauche ne se sont-ils pas « recyclés » dans certains secteurs de l’action politique?
YVON TRANVOUEZ > Oui, c’est vrai, ils sont nombreux, mais sans s’afficher comme tels, dans les organisations tiersmondistes ou dans le mouvement altermondialiste. On les trouve aussi dans le combat écologique, du moins dans sa variante de gauche qui vise à maîtriser la croissance, parce que pour eux, qui ont souvent été enthousiasmés dans leur jeunesse par les livres de Teilhard de Chardin, l’évolution du monde est la création continuée sous la responsabilité de l’homme. En revanche, ce sont plutôt des chrétiens traditionnels qui rejoignent la Deep Ecology, l’écologie radicale, au nom du respect intransigeant de la nature créée par Dieu.
PLACE PUBLIQUE > Les chrétiens de gauche ont-ils gardé la foi ou bien leur engagement politique n’a-t-il pas été une étape dans un processus de sortie de la religion?
YVON TRANVOUEZ > Il me semble que nous avons trois cas de figure. D’abord, des catholiques qui se sont engagés politiquement et qui ont vu leur foi s’effilocher puis disparaître au contact des réalités nouvelles qu’ils découvraient. Ensuite, ceux dont la foi était déjà tombée sans qu’ils en soient toujours conscients et à qui la politique a servi, un temps, de croyance de substitution. Enfin, ceux qui sont toujours croyants, toujours de gauche, mais qui ne mélangent pas les plans. En tout état de cause, les organisations, les lieux de rassemblement, les revues catholiques de gauche ont disparu ou sont devenus confidentiels.
PLACE PUBLIQUE > Justement, ces chrétiens n’ont-ils pas déserté le combat à l’intérieur de l’Église?
YVON TRANVOUEZ > Cela n’a plus été une priorité pour eux et ils ont perdu beaucoup de leur visibilité dans l’Église. Toutefois, je suis frappé, depuis quelques années, de voir des militants, la retraite venue, s’investir à nouveau dans le fonctionnement ecclésial. Ils constituent même une force d’opposition aux évêques plus traditionnels nommés par Benoît XVI. On peut y voir une forme de réinvestissement de gauche dans le champ religieux. À moins qu’il ne s’agisse, plus banalement, de cet effet de l’âge que Mauriac exprimait cruellement lorsqu’il évoquait, à propos des retours à la pratique religieuse la soixantaine passée, « ceux qui apportent à Dieu des restes dont personne ne veut plus »…