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Dossier
#14
La révolution
des réseaux socialistes
RÉSUMÉ > Les élections municipales de mars 1977 correspondent à un temps fort dans la montée en puissance de la gauche non communiste, celle du nouveau socialisme version PS. Durant ce cycle d’Épinay (1973- 1981), la bipolarisation du système partisan régional s’accélère. C’est aussi le point de départ de trajectoires d’élus de premier plan, mettant en lumière la mobilisation de réseaux militants pluriels.

     La conquête de plusieurs grandes villes marque une rupture, qui renouvelle les filières et les figures du socialisme breton. En mars 1977, la stratégie d’union de la gauche, mise en œuvre au PS depuis 1971 avant d’être érigée en règle après la signature du Programme commun en 1972, assure le gain de l’essentiel des métropoles en Bretagne (Nantes, Brest, Rennes).

     Le constat est valable pour le Grand Ouest. À Angers, Jean Monnier, un des leaders nationaux de la CFDT, devient maire et le reste jusqu’en 1998. Il s’éloigne du milieu socialiste en refusant en 1983 l’union avec le PCF, avant d’évoluer vers le centre-droit. Au Mans, le secrétaire fédéral du PCF depuis 1949, Robert Jarry (1924- 2008) devient maire avant d’être relayé en 2001 par un ancien membre du cabinet ministériel de Louis Le Pensec, Jean-Claude Boulard (PS).

     À l’issue de ces élections, la progression de l’enracinement municipal du PS est saisissante. Après la poussée des législatives de mars 1973 et des cantonales d’octobre 1973 puis de mars 1976, la «métropolisation » du PS, porteur d’un socialisme à visage urbain, impulse de nouvelles pratiques du pouvoir municipal.
     La réorientation des politiques de la ville reflète les priorités de la période. Durant l’entre-deux-guerres, les efforts des municipalités socialistes ouvrières portent sur les régies municipales, les écoles publiques et les équipements de loisirs, d’encadrement de la jeunesse à destination des classes populaires.
     Les années 1950-1970 confrontent les élus aux questions urgentes du logement avec, comme réponse la construction de grands ensembles urbains. L’amorce de la crise économique place les édiles socialistes en position d’intermédiaire dans les conflits sociaux, les obligeant à pratiquer le réformisme tout en radicalisant leur discours politique. L’action socialiste depuis les années 1970 tend à requalifier les espaces centraux de la métropole, à accompagner le redéploiement socio-économique et à mettre l’accent sur les gestions locales.

     La typologie des nouvelles mairies PS emportées entre 1971 et 1983, avec une surreprésentation des succès en 1977, dévoile une pluralité d’ancrages locaux: la prise spectaculaire des métropoles, l’impact du développement dans les communes périrubaines, la peau neuve des anciennes municipalités rouges, l’onde de choc des transferts des filières chrétiennes, le reclassement des élus divers gauche qui ne se reconnaissaient pas dans la SFIO ni dans le PCF. La stratégie de listes unitaires avec le PCF contraste avec l’hostilité de la FGDS au rapprochement opéré par le PSU ou la CIR avec les communistes en 1971 (Quimper, Nantes).

Une génération de laïques nés après-guerre

     Le tournant de 1977 lance la carrière politique d’une nouvelle génération d’élus, qui impose une coupure avec le personnel des élus SFIO entraînant des déchirements dans le milieu socialiste. Les passages de relais tendus s’expriment dans les successions traînant jusqu’en 1981 à Lorient avec Jean Lagarde ou 1983 avec Étienne Caux à Saint-Nazaire.
     La génération 1977, expression plus conforme que celle de génération Mitterrand, fait apparaître un décalage avec la base des militants comme des parlementaires, imprégnés par les filières chrétiennes de gauche. À l’échelle municipale, on note la prépondérance de militants nés dans les années de la Libération et issus du moule laïque, lancés politiquement par l’union de la gauche avec le partenaire communiste.
     Le parcours de Jean-Louis Tourenne, président du Conseil général d’Ille-et-Vilaine depuis 2004, est représentatif. Point de départ d’une seconde phase du basculement vers la gauche, 1977 établit des municipalités à direction socialiste avec un vivier d’adjoints et de conseillers municipaux PCF, scellant l’équilibre des composantes de la gauche et l’orientation stratégique des années 1980-1990.
     Les municipales de 1977, qui sanctionnent la montée en puissance d’un nouveau parti, à la fois au plan des idées, des hommes et des stratégies, traduisent donc la métropolisation du socialisme breton, avec les succès d’Edmond Hervé à Rennes, Alain Chénard à Nantes, Francis Le Blé à Brest, Louis Chopier à Saint-Malo, Pierre Jagoret à Lannion.
     Ainsi, les trajectoires de ces maires emblématiques, rejoignant les socialistes déjà en place comme Michel Masson à Pontivy, Jean Lagarde à Lorient, reposent sur la mobilisation de filières plurielles, en fonction des singularités de leurs parcours militants.
     Dans le même temps, les échecs socialistes ne manquent pas, à l’instar des listes d’union de la gauche, conduites par Bernard Poignant (Quimper) et Michel Ollivier (Vannes).

     L’étalement du vote socialiste dans les espaces périurbains, en phase avec la nouvelle sociologie de ces territoires, caractéristique démontrée pour la région de Rennes, s’applique aux autres aires métropolitaines de la Bretagne. Les victoires éclatantes dans les grandes villes sont prolongées par une attraction simultanée des périphéries immédiates, selon un gradient d’une intensité décroissante du centre vers l’extérieur.
     L’alignement des comportements politiques de la première couronne sur ceux de la ville-centre se ressent à l’échelle des bassins d’activité, les liens au travail étant le premier vecteur de socialisation politique plus que la localisation de la résidence. La « métapolisation » de l’espace breton, matérialisant les aires métropolitaines d’influence, est un modèle opérant pour saisir la diffusion, notamment le long des axes de communication, du vote PS: les évolutions électorales sont impulsées par le choix des villes.
     En isolant le profil des nouveaux maires PS élus en 1977 dans le Finistère et les Côtes-du-Nord, il est encore possible d’affiner la catégorisation.
     Dans le Finistère, les nouveaux maires sont élus dans les communes-dortoirs et les villes moyennes (Plouzané, Rosporden), voire dans les communes autour de Morlaix, révélant un phénomène de succession politique des élus enracinés depuis les années 1930.
     Dans les Côtes-d’Armor, les nouveaux maires s’implantent surtout dans des petites communes, notamment au Nord et à l’Est de la RN 12 et de Guingamp (Lanrodec, Plouagat, Le Merzer, Pléhédel, Plouisy, Pommeritle- Vicomte, Saint-Clet, Landébaéron), révélant des espaces politiques déjà occupés par le PCF.
     Un second foyer d’étalement de la représentation PS est repéré dans la région de Loudéac (La Chèze, La Motte, Saint-Barnabé) et de façon moins nette dans les petites communes rurales de la périphérie de Dinan (Pleslin- Trigavou, Trévron…) dans le sillage de Charles Josselin et René Régnault.
     Ces évolutions de la droite vers la gauche modérée, par la conversion d’anciens élus divers gauche, se confirment dans la couronne Est de Lamballe: Plénée-Jugon, Plestan, Hénon, Pluduno, Saint-Alban, Quintenic, Plédéliac.
     Autour de Lannion qui se choisit un maire socialiste, les processus en cours d’arrivée de nouvelles populations des lotissements périurbains des classes moyennes s’agrègent au terreau laïque rural pour faire basculer de petites communes en expansion démographique (Ploulec’h, Rospez, deux trajectoires similaires de professeurs PEGC), tandis que s’opèrent des transferts politiques à vitesse variée : par exemple du centre vers la gauche à Quemperven, ou bien du communisme vers la gauche socialiste à Vieux-Marché.
     La typologie des espaces qui sous-tend cette démonstration peut être étendue à l’échelle de la Bretagne.

L’émergence d’une nouvelle génération d’élus

     LOIRE-ATLANTIQUE - Un vrai démarrage du socialisme local, par les mairies, est visible: 17 municipalités revendiquées en 1977, contre seulement une dizaine au terme des reclassements de 1971-1973. Dans le sillage du renversement de l’orientation du pouvoir local à Nantes par l’équipe d’Alain Chénard, les conquêtes municipales se réalisent autour de l’aire urbaine. La continuité socialiste à Rezé et Bouguenais est confortée par les nouveaux maires élus à Saint-Herblain (Jean-Marc Ayrault), Saint-Jean-de-Boiseau (Camille Durand), Couëron (Jean-René Morandeau), Indre (Maurice Loyen), La Montagne (René Guillard), Le Pellerin et Orvault (Maurice Poujade). Les gains concernent aussi Paimboeuf (Jean Louison) et Brains (Joseph Albert). La plupart de ces maires ont des mandats courts, par opposition aux anciennes figures socialistes. Des tensions s’expriment avec le PCF à Saint-Joachim (rupture en 1980 de Julien Saulnier avec le PS) et Saint-Malo-de-Guersac (Leclerc), ou entre générations militantes à Saint-Nazaire. Les filières syndicales, enseignantes et agricoles, sont mises en avant comme à Séverac avec Maurice Pondaven et à Varades avec Alexandre Gautier.
     ILLE-ET-VILAINE - Le doublement du nombre de maires PS entre 1971 (cinq) et 1977 (neuf) est un phénomène qui prend une tout autre ampleur dans l’imaginaire collectif, en raison du contrôle de deux des grandes villes du département (Rennes, Saint-Malo). La formation des réseaux municipaux procède de la montée en puissance d’un socialisme des classes moyennes autour de la couronne rennaise (Georges Cano, André Bonnin, Georges Martinais, Roger Beaulieu) et de la conservation des espaces républicains du nord du département (Albert Dory, Antoine Launay, Joseph Lebret).
     MORBIHAN - Les équilibres sont très peu modifiés en apparence (23 maires en 1977, comme en 1965 et 1971), mais l’émergence d’une nouvelle génération transforme durablement la physionomie des élites socialistes, à l’instar de l’irruption dans le champ politique de Jean Giovannelli à Inzinzac-Lochrist ou de Jean-Yves Le Drian en cours de mandat à Lorient. Le vivier syndical est à la base des trajectoires de Louis Le Guern à Lanvénégen, Pierre Le Droguen à Sulniac18 et Joseph Rouxel à Rieux. La fréquence des successions en cours de mandats montre que cette séquence est plus qu’une transition entre les cycles socialistes SFIO et PS19. Le gain des communes de Lignol (Meven Penvern) et Séné (Daniel Mallet en 1980) contrebalance les défaites (Langonnet, Saint-Caradec-Trégomel) et les retraits d’élus encartés au profit de maires divers gauche qui gravitent autour du PS, comme à Saint-Aignan, à Brignac et Saint-Barthélemy. Le rapprochement avec ces élus est visible en 1981, avec une attraction partisane comme à Lanvaudan avec Jean-Pierre Cardiet. Au final, la stabilité prévaut seulement dans neuf cas. À une exception près, l’ensemble de ces figures disparaît des réseaux d’élus locaux en 1983 (défaites, retraits), signe de la fermeture de la période ouverte en 1945.
     FINISTÈRE - Le PS dispose d’un réseau de 33 maires affichant une étiquette clairement socialiste en 1977. Dans ce groupe, cinq conseillers généraux détiennent des mandats politiques depuis la Libération à la SFIO ou/puis au PSU: Pierre Le Boédec, François Manac’h, Albert Larher, Armand Berthou, Louis Huitric. Dans le sillage de Louis Le Pensec à Mellac et de Jean-Jacques Cléach à Morlaix, seulement sept maires sont déjà élus en 1971. L’élection de 1977 marque un redémarrage de l’implantation municipale (20 nouveaux maires). Si la moitié n’est plus en fonction dès 1983 ou 1989, cette cohorte fournit une petite dizaine de conseillers généraux PS. En dehors de Brest et Quimperlé (Yves Guillou), les gains socialistes concernent exclusivement de petites villes, chefs-lieux de canton (Plouzané, Rosporden, Crozon, Daoulas, Pont- Croix) et des espaces ruraux pluriels : en Cornouaille (Baye, Tréméven), autour de Quimper (Ergué-Gabéric, Elliant), dans le Léon (Santec, Locquénolé) et le Trégor (Saint-Martin-des-Champs, Garlan, Guimaëc, Saint- Jean-du-Doigt) les monts d’Arrée et le Poher (Plounévézel, Landeleau, Locmélar, Tréméven) voire sur les bordures maritimes (Plogoff, Plobannalec).
     CÔTES-DU-NORD - Les municipales de 1977 sont marquées par le maintien d’une forte participation (87 % comme en 1971) et par une politisation nouvelle, avec un durcissement des clivages droite/gauche, socialisme/ communisme. La féminisation du personnel politique municipal est plus visible à l’échelle des conseillers municipaux (215 en 1971, 384 en 1977) qu’à celles des maires (neuf en 1971, onze en 1977). Le renouvellement général est un fait marquant pour tout l’éventail politique (121 nouveaux maires, soit 32.8 % des 369 maires). C’est encore plus net pour les maires socialistes (97 maires PS, chiffres un peu plus élevés que les estimations préfectorales, en raison des reclassements et adhésions des divers gauches notamment) : 41 sont des nouveaux maires, 24 ont un seul mandat d’expérience. Les élus antérieurs à 1965 apparaissent très éloignés du cycle socialiste radicalement nouveau qui s’opère: 11 en 1965, 9 en 1959, 3 en 1953, 9 avant 1947. La répartition par circonscription éclaire les équilibres territoriaux de l’enracinement socialiste: 7 à Saint-Brieuc, 20 à Dinan, 15 à Loudéac, 28 à Guingamp, 12 à Lannion.

Les syndicalistes CFDT entrent en politique

     Parmi les nouvelles filières militantes du PS ressourcées par le mouvement social, notamment parmi les enseignants et les paysans, l’exemple marquant du passage des syndicalistes en politique se vérifie pour les responsables CFDT qui assument des mandats politiques après le mouvement des Assises du socialisme (octobre 1974), notamment à Saint-Brieuc avec Michel Cadoret et Jean Le Faucheur23, ou à Nantes avec Gilbert Declercq et Maurice Milpied. Les nouveaux élus PS se positionnent sur l’ensemble de l’arc syndical, à l’instar de la configuration rennaise où sont élus à la fois Albert Renouf (CGT), Noël Eliot (FO), Martial Gabillard (FEP-CFDT).

     Le renforcement de l’enracinement socialiste en Bretagne, tangible à l’issue des municipales de 1977, se fonde sur un parti à géométrie variable, dont les centres de gravité militants subissent de profondes recompositions: renouvellement des matrices d’adhésion au PS; intégration de nouvelles filières militantes au sein du milieu partisan durant la décennie 1967-1977.
     Cette révolution socialiste s’est enclenchée dans les années 1970 mais le jeu des représentations a maintenu au plan national l’idée d’une région rétive au socialisme jusqu’en 2004. La refonte du milieu socialiste exprime la recomposition des bases socio-économiques marquées par le poids croissant des classes moyennes supérieures : politiquement, la Bretagne se déplace progressivement et durablement vers la gauche.
     Le moment 1977 représente une percée électorale fondamentale dans l’histoire du PS, comparable aux scrutins décisifs de 1973, marquant une étape vers le basculement des exécutifs locaux à gauche en 2004. Un an après la grève mythique du Joint Français, le retentissement national de la victoire de Charles Josselin sur René Pleven en 1973, épisode fondateur, est démultiplié par la progression électorale globale, qui singularise le tournant du PS en Bretagne entre 1976 et 1979. La palette impressionnante de situations contrastées converge vers une nationalisation et une «moyennisation » du vote socialiste en Bretagne. Ce rattrapage de l’Ouest par rapport à la situation nationale, en fournissant un réservoir de voix et d’élus modifie la dimension même des réseaux socialistes. Il surgit avec force lors des municipales de 1977. L’organisation du congrès national du PS à Nantes en juillet 1977 sanctionne aussi ce rééquilibrage du vote socialiste à l’Ouest, fait important quantitativement dans la montée en puissance de la gauche en France.
     La séparation PS/PCF lors des législatives de mars 1978 se solde par une confirmation de l’évolution de la gauche au profit du PS, acteur central de la normalisation du système partisan breton. Le renouvellement du personnel dirigeant, incarné par Jean-Yves Le Drian, Marie Jacq24, Alain Chénard ou François Autain, s’apparente à un mouvement d’expansion du PS préfigurant la vague rose de 1981, apogée du socialisme breton, qui initie une seconde phase de consolidation électorale.
     Long chemin parcouru en une dizaine d’années : en 1968, la gauche socialiste dispose en Bretagne d’un seul député, en 1981, elle a 19 parlementaires et trois ministres: Louis Le Pensec, Edmond Hervé, et François Autain.