>
 
Dossier
#14
Pourquoi une telle poussée de la gauche dans la France
de l’Ouest ?
RÉSUMÉ > Lors des élections municipales de 1977, de nombreuses villes du pays basculent à gauche. Cette poussée est particulièrement marquée en Bretagne et dans plusieurs villes de l’Ouest de la France. Peut-on alors parler d’un début de basculement à gauche de la région? Quelle est l’ampleur du mouvement et quels en sont les facteurs?

     Sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, les élections municipales des 6 et 13 mars 1977 sonnent comme un échec pour la majorité de droite, gaulliste puis libérale, au pouvoir depuis 1958. Souvent repliés sur leurs bastions locaux dans l’attente de jours meilleurs au cours des années 1960, les partis de gauche sont divisés: les socialistes ont éclaté en 1958-1960 entre une SFIO en déclin et un PSU qui ambitionne de moderniser le socialisme et est bien implanté en Bretagne.

     Premier parti de gauche, le PCF s’efforce depuis le milieu des années 1960 de sortir de son isolement alors qu’avec la FGDS rassemblant la SFIO, la Convention des institutions républicaines et des radicaux, François Mitterrand, candidat unique de la gauche, ambitionne de capitaliser ses bons résultats des élections présidentielles de 1965 où il avait obtenu 45,5 % des voix contre le général de Gaulle au deuxième tour. La Bretagne, où de Gaulle a recueilli 62,5 % des voix, et l’Ouest de la France sont alors des points forts de la droite gaulliste (Finistère, Loire-Inférieure) et libérale et du centrisme démocratechrétien, issu du MRP transformé en Centre démocrate. Les cinq Conseils généraux de Bretagne où les élus de gauche sont peu nombreux sont dominés par des coalitions de droite et du centre. L’élection présidentielle de 1974, emportée de justesse par Valéry Giscard d’Estaing avec 50,8 % des voix contre François Mitterrand, à nouveau candidat unique de la gauche, montre que la Bretagne vote encore massivement à droite en donnant 57,9 % des suffrages à Giscard d’Estaing.
     Pourtant, lors des élections municipales de 1977, de nombreuses villes du pays basculent à gauche alors que la crise économique fait sentir ses effets avec la montée du chômage. Cette poussée est particulièrement marquée en Bretagne et dans l’Ouest. Basculement à gauche de la région? Le mouvement mérite d’être examiné dans son ampleur et dans ses facteurs.

La lente remontée de la gauche dans les années 1960

     Aux élections législatives de mars 1967, grâce à des accords FGDS-PSU au premier tour et de désistement avec le PCF au second, la gauche avait regagné un peu de terrain en Bretagne en obtenant dans des duels très serrés cinq députés socialistes (3 SFIO-FGDS, 2 PSU) sur 33 sièges. Pourtant, au premier tour, la gauche n’avait rassemblé que 31,4 % des voix (15,8 % pour la gauche non communiste dont 4,1 % pour le PSU, 15,6 % pour le PCF). Elle n’avait plus aucun élu en 1958 et deux seulement en 1962, dont Tanguy-Prigent (PSU), réélu à Morlaix, et François Blancho, redevenu maire de Saint- Nazaire en 1947, réélu dans une triangulaire.
     Les nouveaux députés de 1967 sont souvent des maires de villes de gauche comme Yves Allainmat (SFIO) à Lorient, Yves Le Foll (PSU) à Saint-Brieuc ou Georges Carpentier, adjoint au maire de Saint-Nazaire. À Lorient, l’affrontement a eu une portée nationale puisque le ministre des Armées Pierre Messmer (UNR) a été parachuté dans cette ville qu’Yves Allainmat avait reprise à la droite dès le premier tour en 1965 à la tête d’une liste d’union de la gauche (SFIO, PCF, PSU). Notons qu’en 1967, Jean Maurice, le candidat du PCF est arrivé en tête d’une gauche minoritaire au premier tour mais il s’efface au profit d’Allainmat qui bénéfice du report d’une fraction de l’électorat centriste contre le ministre gaulliste. Des villes de tradition bleue (au début de la Troisième République) ou rouge (socialistes dans l’entre-deux-guerres) servent de base à l’ancrage électoral de la gauche dans les années 1960.

Saint-Brieuc, laboratoire de l’union de la gauche, dès 1962

     Ainsi, avant Lorient, Saint-Brieuc, a servi de laboratoire à « l’union de la gauche » élargie, en gestation dès 1962. L’ancien député Antoine Mazier, un des fondateurs du PSA puis du PSU, est devenu maire en 1962, lors d’une élection partielle, grâce à une alliance inédite au second tour avec le PCF et la SFIO mais aussi avec les catholiques de centre gauche de l’Action travailliste (des membres de la Jeune République venus du MRP mais n’ayant pas rejoint le PSU). Mazier a ouvert la voie à des accords municipaux qui vont fleurir dans le cadre du Programme commun de la gauche signé en 1972 entre le nouveau PS, le PCF et les radicaux de gauche (MRG).
     Mais cet élan unitaire ébauché en 1965-1967 est brisé par les événements de Mai 1968 marqués par de fortes mobilisations dans la région. Lors des élections législatives de juin 1968, le Nazairien Georges Carpentier est le seul rescapé à l’Assemblée nationale dans toute la France de l’Ouest. La droite qui dépassait 66 % des voix en 1962 et 1967 en obtient plus de 68 %. Néanmoins, en 1971, la gauche en général unie conserve ses villes dont Lorient, Saint-Nazaire (PS), Saint-Brieuc (PSU), Lanester et Hennebont (PCF) et en ajoute quelques-unes dont Morlaix et Pontivy gagnées par les socialistes Jean-Jacques Cléac’h et Michel Masson. En 1964, le militant du PSU Roger Prat avait enlevé le canton de Morlaix puis avait succédé, de justesse, à Tanguy-Prigent comme député PSU, de 1967 à 1968. En Loire-Atlantique, le PC a ravi Trignac au PS, le PS gagné Rezé et le PSU François Autain, Bouguenais au second tour.

     En mars 1973 la gauche socialiste récupère six sièges de députés : Georges Carpentier, Yves Allainmat, Christian Chauvel, membre de la municipalité Morice et député de Nantes de 1967 à 1968, et Yves Le Foll, encore au PSU, sont réélus. Mais la nouveauté réside dans l’élection de jeunes candidats qui incarnent le PS né à Épinay en 1971 : Louis Le Pensec à Quimperlé et, de manière plus surprenante, Charles Josselin (35 ans) à Dinan qui bat René Pleven, le ministre centriste (CDP) de la Justice de Georges Pompidou, député depuis 1945 et président du Conseil général des Côtes-du-Nord depuis 1949.
     Plusieurs facteurs annonciateurs de la poussée municipale de 1977 se manifestent : l’usure de notables centristes ou de droite âgés qui n’ont pas préparé ou ont raté leur succession (Pleven) ; l’émergence d’une nouvelle génération socialiste non compromise dans les errements de la SFIO (guerres coloniales, alliances municipales de troisième force avec les centristes et la droite contre les gaullistes et les communistes comme dans la municipalité André Morice à Nantes de 1965 à 1977 ou celle de Charles Linement à Concarneau de 1948 à 1971) et en phase avec les mutations sociologiques et idéologiques à l’oeuvre dans les années 1968 ; l’essor de conflits sociaux emblématiques comme celui du Joint Français à Saint- Brieuc ; enfin l’évolution d’une fraction de l’électorat catholique vers le vote de gauche rendu possible par l’engagement au PSU, puis au PS de militants chrétiens. À Brest, Francis Le Blé, ouvrier à l’arsenal, militant de la JOC et de la CFTC, puis secrétaire fédéral de l’Union départementale CFDT, incarne ce glissement vers le PS qu’il dirige à partir de 1969. C’est lui qui conduit la liste victorieuse dans la cité du ponant aux élections municipales de 1977.

Les cantonales de 1976: un coup de semonce

     Les élections cantonales de mars 1976 ont déjà constitué « un coup de semonce » inattendu selon l’Année politique pour la majorité au pouvoir puisque les partis de gauche ont obtenu 51,5 % des voix en France, la majorité 43,6 %. Le PS a gagné 194 sièges et le PCF 75. Cas unique dans toute la France de l’Ouest, alors que René Pleven prend à 75 ans sa retraite politique, le Conseil général des Côtes-du-Nord passe à gauche, comme de 1945 à 1949, sous la présidence de Charles Josselin, député PS qui sera battu en 1978. La majorité perd une quinzaine de présidences, le rapport droitegauche passant de 69-26 départements à 54-41. Mais la politique d’union de la gauche s’avérant beaucoup plus favorable au PS qu’au PCF, cette inversion du rapport des forces à gauche conduira à la rupture de l’Union de la gauche en septembre 1977. Pourtant, la dynamique unitaire fonctionne encore à plein lors des élections municipales de mars 1977 et la politisation en cours des élections locales va bousculer les notables établis et leurs alliances.

     Lors des élections municipales, la « bataille de Paris » entre Jacques Chirac (RPR), l’ancien Premier ministre qui a démissionné avec fracas le 26 août 1976, et Michel d’Ornano, le candidat de Valéry Giscard, tend à masquer les multiples enjeux locaux. Jacques Chirac s’impose mais pour la majorité de plus en plus divisée, c’est « une véritable déroute » selon Alain Chambraud dans Le Point. C’est en effet son revers le plus important depuis le début de la Cinquième République. Sur les 221 villes de plus de 30 000 habitants, la gauche qui en dirigeait 98 avant les élections devient majoritaire dans 155 municipalités soit un gain de 57 villes. En Bretagne, elle en contrôle neuf sur onze. Commentateurs politiques et journalistes soulignent ce « raz-de-marée » qui submerge surtout la France de l’Ouest.
     Le PCF gagne au total 22 villes dont Le Mans où l’ancien ouvrier du bâtiment Robert Jarry, premier secrétaire et permanent du parti, conseiller général (1967), l’emporte au second tour avec 54 % des suffrages exprimés. Le nouveau maire laisse la présidence de la Communauté urbaine aux socialistes qui sont les grands vainqueurs de ces élections municipales au niveau national comme dans l’Ouest. Le mouvement touche aussi les petites cités et les villes moyennes: la gauche dirigeait 316 des 787 communes de plus de 9 000 habitants dans le pays, elle en détient désormais 479 dont 262 ont un maire socialiste ; le gain est de 140 dans les villes de 9 000 à 30 000 habitants. C’est bien le signe que la poussée est générale.

     La dynamique d’Union de la gauche a permis la mise en place de listes élargies, souvent conduites par de jeunes militants socialistes, avec des communistes, des radicaux, des PSU qui n’ont pas rejoint le PS avec Michel Rocard lors des Assises du socialisme de 1974, et en Bretagne des militants de l’Union démocratique bretonne (UDB). Force d’appoint, l’UDB obtient 35 conseillers municipaux en 1977 dans sept des onze villes de plus de 30 000 habitants. La situation briochine est spécifique puisque trois listes de gauche auparavant alliées s’affrontent: Édouard Quemper (PCF) qui revendique la mairie est devancé de 88 voix au premier tour par Yves Le Foll, désormais PS, maire depuis 1965, alors que le PSU obtient près de 5 % et la droite seulement 37,5 %. La liste homogène du PS l’emporte aisément au second tour (57,2 %).

     La liste des succès du PS et de la gauche est longue dans l’Ouest: des grandes villes, Rennes et Brest en Bretagne ; Nantes, Le Mans, Angers et Laval dans les Pays de la Loire ; Cherbourg et Alençon en Basse-Normandie ; des cités plus petites : Lannion, Guingamp (Côtes-du- Nord), Pontivy (Morbihan), Mayenne, Saint-Lô, Granville (Manche) et même La Roche-sur-Yon en Vendée enlevée par Jacques Auxiette (PS). Le seul échec notable est la perte de Quimper administrée depuis 1960 par des équipes municipales de centre gauche dont le maire radical sortant Goraguer et des socialistes. L’union de la gauche avec le PCF n’est pas du goût d’un électorat modéré: venu du centrisme et du syndicalisme agricole, le député Marc Bécam (RPR), ancien suppléant du ministre Edmond Michelet, enlève la mairie dès le premier tour (52,4 %).

     La victoire à Nantes d’Alain Chénard (PS) contre le sénateur- maire radical André Morice, ancien ministre de la IVe République, n’est acquise que de justesse avec 50,2 % des suffrages. Elle résulte là aussi d’une usure du pouvoir – le maire sortant est âgé de 77 ans – et d’une politisation qui lamine les coalitions de type troisième force. Mais c’est d’abord le fruit d’une « révolution » interne au PS nantais à partir du 8 novembre 1974. En effet, les notables de l’ex-SFIO, contrôlée par André Routier-Preuvost puis par son fils, qui gouvernent la ville depuis 1965 avec Morice, contre le PCF et le PSU, sont de plus en plus contestés par de nouveaux militants socialistes arrivés avec le congrès d’Epinay (1971), dont des catholiques de gauche et des responsables de la CFDT, puis des militants du PSU.
     Tous exigent la rupture de l’alliance municipale avec André Morice (fin 1974-début 1975). Seul l’adjoint Alain Chénard, élu depuis 1965, démissionne. Exclus du PS, les onze autres conseillers municipaux rejoignent le Parti social- démocrate hostile à l’Union de la gauche avec le PCF. Aux élections cantonales de 1976, trois candidats du PS partisans de cette union battent des notables sortants ex-SFIO: si Alain Chénard est réélu, Jean-Marc Ayrault, le plus jeune conseiller général de France à 26 ans, l’emporte à Saint-Herblain dont il devient maire en 1977 contre le député Christian Chauvel. En 1977, la liste Chénard bat la liste Morice qui va des ex-socialistes de Routier-Preuvost au RPR et aux Républicains indépendants car le sortant a été lâché par une fraction de son électorat de centre-gauche.

     À Rennes, le retrait du sénateur centriste Henri Fréville, âgé de 72 ans, maire depuis 1953, facilite la victoire de l’équipe dirigée par le jeune universitaire Edmond Hervé (35 ans), militant de la SFIO depuis 1966 puis du PS, élu conseiller général en 1973 à Rennes-Villejean, assisté du géographe Michel Phlipponneau, issu de la Convention des institutions républicaines (CIR) de François Mitterrand, qui devient son premier adjoint. Au sein du nouveau Parti socialiste d’Alain Savary (1969), Edmond Hervé est partisan de l’union de la gauche qui ne s’est pas réalisée à Rennes en 19716. Signe annonciateur du basculement, en 1976, Henri Fréville, président du Conseil général d’Ille-et-Vilaine, est battu dans son canton de Rennes Nord-Est par un jeune socialiste peu connu, Jean-Michel Boucheron, élu député en 1981. La liste Hervé (41,4 % au premier tour) l’emporte au second tour contre la liste RI-RPR de Jean-Pierre Chaudet avec 55 % des suffrages exprimés.

     Plusieurs facteurs locaux expliquent les succès de la gauche, en particulier les divisions de la droite et du centre quand les notables établis s’affrontent sur des listes concurrentes. C’est le cas à Brest où l’ancien maire Georges Lombard, CDS allié aux gaullistes, combat le maire sortant Eugène Bérest, républicain indépendant allié à d’autres centristes. Avec sa liste Brest-Espoir (PSPCF- PSU-UDB), Francis Le Blé l’emporte dès le premier tour à la surprise générale (50,04 %). C’est aussi le cas à Angers où Jean Monnier (PS), syndicaliste CFTC puis CFDT, gagne avec 52 % des voix. À Saint-Malo, la liste d’union de la gauche de Louis Chopier (PS) ne s’impose dans une triangulaire avec 40,1 % qu’à cause de la division de la droite, conséquence de la mise à l’écart de Marcel Planchet, maire de 1967 à 1976, qui a été démis d’office pour délit d’ingérence.

     La poussée de la gauche touche d’autres petites villes de Bretagne comme Lannion, où Pierre Jagoret (PS) devient maire puis député en 1978, et Guingamp. À Guingamp, soldant des années d’affrontements serrés, le communiste François Leizour bat le député-maire centriste pléveniste (CDS) Édouard Ollivro devenant le seul député communiste de Bretagne en 1978. Dans le Finistère, le PCF conserve Douarnenez (Michel Mazéas) et Le Relecq-Kerhuon et gagne Concarneau (Robert Jan) et Carhaix (Jean-Pierre Jeudy) ; dans le Morbihan, il est solidement implanté dans ses fiefs de Lanester (Jean Maurice) et Hennebont (Jean Le Borgne). Le PS poursuit son enracinement urbain dans le Finistère, un département qui glisse « à gauche lentement mais sûrement » selon Le Breton Socialiste prenant notamment Quimperlé (Yves Guillou) à un maire sortant divers gauche.

     Du fait des victoires des listes d’union de la gauche, les élections municipales de 1977 constituent bien un tournant majeur dans l’évolution politique de la Bretagne et de l’Ouest. Elles préparent les succès à venir du PS, malgré le coup d’arrêt des élections législatives de 1978 à cause de la rupture de l’union de la gauche, permettant à une génération de jeunes maires de faire ses preuves dans la gestion municipale avant d’accéder à la députation en 1978 et surtout en 1981 (de 7 à 19 députés PS en Bretagne), voire aux fonctions ministérielles après 1981 (Edmond Hervé, Louis Le Pensec et François Autain). Néanmoins le reflux est marqué en 1983 avec la perte de Nantes et de Brest dès le premier tour, de Lannion, de Saint-Malo, de Pontivy… mais ce recul sera suivi de nouveaux succès municipaux du PS en 1989.

     À l’issue d’un lent cheminement qui reflète de profondes mutations sociologiques, politiques et religieuses, l’ancrage à gauche qui passe par un glissement du vote centriste d’origine démocrate-chrétienne vers le PS, notamment en Bretagne, s’appuie sur le pouvoir municipal et l’action de cette « génération 1977 » dont les figures les plus marquantes restent durablement en place dans les villes de l’Ouest.