<
 
Rennes des écrivains
#38
RÉSUMÉ > Sylvain Coher, né en 1971 à Suresnes, est le lauréat 2015 du prix « Ouest-France Étonnants Voyageurs ». Le jury constitué de lycéens saluait ainsi Nord Nord Ouest, son roman paru en début d’année chez Actes Sud. Dans ce récit tendre et effrayant, l’auteur raconte la dérive sur un voilier volé à Saint-Malo de trois jeunes un peu paumés et inexpérimentés qui veulent rejoindre l’Angleterre à la voile. Sylvain Coher est déjà l’auteur d’une dizaine de titres, essentiellement des romans, comme Hors Saison, le premier paru (chez Joca Séria) en 2002 ou Fidéicommis paru chez Naïve. Chez Actes Sud, on lui doit aussi un roman remarqué, Carénage, en 2011.

     L’attribution du prix lors du festival Étonnants Voyageurs donnait l’occasion à Sylvain Coher de retrouver l’Ille-et-Vilaine, département qu’il connaît bien pour avoir fréquenté Rennes pendant plusieurs années à la suite de ses études de lettres modernes. Entre 1993 et 2000, il vécut à Melesse, sur le chemin de halage qui longe le canal d’Ille-et-Rance. De ces années où il fut pion de collège et de lycée, à Brequigny et à Villejean, préparant des concours et suivant « mollement les cours de l’IUFM », il lui est resté des attaches familiales et amicales. À Rennes aussi, il rencontra le poète et éditeur Erwan Rougé qui lui fit découvrir la poésie contemporaine. « C’est une période de ma vie très festive et pleine d’insouciance », reconnaît-il, se souvenant d’avoir dans un jardin retapé un voilier Mousquetaire qui plus tard servira de modèle au bateau du roman Nord Nord Ouest.
    À Rennes dans ces années-là, il fit encore une rencontre décisive avec Chantal Gresset et Hervé Lelardoux, du théâtre de l’Arpenteur. « J’ai pu suivre avec eux le projet Rennes, ville invisible et publier mes tout premiers textes dans le guide qui parut à l’époque aux éditions Terre de Brume. Mon regard sur la ville s’est transformé durablement. »
    Plus tard, alors que Sylvain est pensionnaire de la Villa Médicis à Rome, il est sollicité par Chantal Gresset pour travailler sur un projet intitulé Frontière. C’est dans ce cadre qu’il écrit un roman, intitulé Les Effacés, paru en 2008 chez Argol, un conte philosophique moderne dans les pas d’un groupe de clandestins venus de l’Est. Ce travail avec l’Arpenteur débouchera aussi sur la pièce de théâtre Prends soin de l’ours.
    Après avoir quitté Rennes, Sylvain Coher s’était acheté une vieille bicoque dans les environs de Nantes. Ne sachant se fixer en un lieu, il vit aujourd’hui entre Paris et Pornic. Ces derniers mois, il a travaillé pour l’opéra. Trois livrets de lui paraissent chez Actes Sud en novembre sous le titre Cantates policières, dont l’une sera jouée en décembre au théâtre de la Criée à Marseille. Ses projets, notamment de romans, ne manquent pas, tandis que son Nord Nord Ouest poursuit son destin, avec le prix Encre de Marine décerné en septembre et une nomination pour le prix des lycéens et apprentis des Pays de la Loire.
   Invité par Place Publique à revisiter la ville de Rennes, Sylvain Coher nous propose aujourd’hui dans ce texte de découvrir « sa » rue de la soif. Il ne s’agit pas strictement de la célèbre rue Saint-Michel, mais d’un concentré des rues du vieux centre où il a vécu et telles que son souvenir les a filtrées.  

     L’attribution du prix lors du festival Étonnants Voyageurs donnait l’occasion à Sylvain Coher de retrouver l’Ille-et-Vilaine, département qu’il connaît bien pour avoir fréquenté Rennes pendant plusieurs années à la suite de ses études de lettres modernes. Entre 1993 et 2000, il vécut à Melesse, sur le chemin de halage qui longe le canal d’Ille-et-Rance. De ces années où il fut pion de collège et de lycée, à Brequigny et à Villejean, préparant des concours et suivant « mollement les cours de l’IUFM », il lui est resté des attaches familiales et amicales. À Rennes aussi, il rencontra le poète et éditeur Erwan Rougé qui lui fit découvrir la poésie contemporaine. « C’est une période de ma vie très festive et pleine d’insouciance », reconnaît-il, se souvenant d’avoir dans un jardin retapé un voilier Mousquetaire qui plus tard servira de modèle au bateau du roman Nord Nord Ouest.

     À Rennes dans ces années-là, il fit encore une rencontre décisive avec Chantal Gresset et Hervé Lelardoux, du théâtre de l’Arpenteur. « J’ai pu suivre avec eux le projet Rennes, ville invisible et publier mes tout premiers textes dans le guide qui parut à l’époque aux éditions Terre de Brume. Mon regard sur la ville s’est transformé durablement. » Plus tard, alors que Sylvain est pensionnaire de la Villa Médicis à Rome, il est sollicité par Chantal Gresset pour travailler sur un projet intitulé Frontière. C’est dans ce cadre qu’il écrit un roman, intitulé Les Effacés, paru en 2008 chez Argol, un conte philosophique moderne dans les pas d’un groupe de clandestins venus de l’Est. Ce travail avec l’Arpenteur débouchera aussi sur la pièce de théâtre Prends soin de l’ours.

     Après avoir quitté Rennes, Sylvain Coher s’était acheté une vieille bicoque dans les environs de Nantes. Ne sachant se fixer en un lieu, il vit aujourd’hui entre Paris et Pornic. Ces derniers mois, il a travaillé pour l’opéra. Trois livrets de lui paraissent chez Actes Sud en novembre sous le titre Cantates policières, dont l’une sera jouée en décembre au théâtre de la Criée à Marseille. Ses projets, notamment de romans, ne manquent pas, tandis que son Nord Nord Ouest poursuit son destin, avec le prix Encre de Marine décerné en septembre et une nomination pour le prix des lycéens et apprentis des Pays de la Loire. Invité par Place Publique à revisiter la ville de Rennes, Sylvain Coher nous propose aujourd’hui dans ce texte de découvrir « sa » rue de la soif. Il ne s’agit pas strictement de la célèbre rue Saint-Michel, mais d’un concentré des rues du vieux centre où il a vécu et telles que son souvenir les a filtrées.  

« Je pensai donc qu’il y avait dans la maison une influence fiévreuse due au voisinage du fleuve (...) »

Guy de Maupassant, Le Horla

     La belle cage, dit-on, ne nourrit pas l’oiseau. J’ai vécu à Rennes au mitan des années quatre-vingtdix et j’en garde le souvenir confus et mensonger d’une ville qui n’a probablement jamais existé. La rue de ma soif regardait mollement passer les saisons en gravant des bâtons dans le salpêtre qui adoucissait ses entrailles. Elle exhalait simultanément l’odeur d’une cave humide et celle d’un grenier poussiéreux, c’est probablement pourquoi le cafard et l’araignée l’aimaient tant qu’ils s’y reproduisaient sans cesse. C’était une rue sombre, brumeuse comme la rivière Vilaine dans son lit ordinaire. Les murs frais se grignotaient facilement pour y laisser ton prénom ou juste nos initiales de la pointe d’une simple clé sur les vieux badigeons de Crésyl. Partout la peinture s’écaillait en peaux mortes sur les portes et les « Je pensai donc qu’il y avait dans la maison une influence fiévreuse due au voisinage du fleuve (...) » Guy de Maupassant, Le Horla. volets s’entrebâillaient même lorsqu’ils étaient fermés. Un simple revers de la paume suffisait à clencher les crémones lorsque le soir tombait. Comme les secrets des missives contenues, les boîtes aux lettres n’étaient jamais les mêmes dans l’obscurité des couloirs d’entrée. Fils qui pendent, ampoules grillées et quelques clous dont on a perdu l’utilité accrochaient la laine des pulls au passage des filles.

     Mon imperceptible rue s’est définitivement perdue dans les plis parchemineux du cadastre de Rennes. Toujours persécutée par la menace d’un arrêté de péril, la rue de ma soif m’invitait à me méfier de tout. Certains soirs elle dévalait vers la Manche, vers la fausse campagne des jardins ouvriers et la promesse oubliée des chemins de halage. Ma rue ravalait ses façades chaque fois qu’il pleuvait et bien souvent les rigoles prenaient des airs de Rance. Des étangs semblables à ceux d’Apigné s’y formaient dans le creux de l’hiver, sans nul besoin des serpillières parisiennes pour singer les onze écluses de Hédé. La rue de ma soif, c’est le souvenir de la rue Saint-Malo qui s’interrompait bien avant l’entrée du port et c’est aussi celui de la rue Saint-Melaine qui prenait son souffle nocturne entre les pointes dorées des grilles du Thabor. Chaque jour je rêvais d’y planter des platanes, de bons gros platanes à l’écorce liégeuse dont les doigts crochus se seraient glissés sournoisement sous la peau du bitume. Les grands arbres m’épaulaient le soir pour retrouver mon chemin dans l’entrelacs des artères chétives et des basses venelles à toutes autres pareilles. Et dans un réseau complexe de correspondances secrètes, chacune me ramenait vers elle.

     La rue de ma soif n’avait rien d’un boulevard à la gloire du maréchalat d’Empire ou des nombreux édiles parfaitement oubliés, encore moins d’une avenue cavalière pour faire sonner le fer des sabots contre le grès grisâtre des pavés. Les pigeons repus, les mouettes nerveuses et les étourneaux de passage s’y reposaient et gonflaient leurs plumes au contact brûlant des ardoises qui assombrissent les toits de Bretagne. Rien de commémoratif. C’était une rue mélancolique, souvent langoureuse et éternellement alanguie. Quelque part côté cour dans la courbe de l’ancienne rue Saint-Hélier, à l’abri du vacarme des voitures. Là où les chats paressaient sur l’étendue plane et goudronnée des boxes assemblés face à la longue barre d’immeubles de l’avenue Louis-Barthou. Se léchaient longuement les pattes et levaient des yeux envieux sur les oiseaux qui passaient. Je ne faisais pas mieux chaque jour à les regarder attendre, pour faire passer au tamis cette minuscule fin de siècle que je convoque à présent.

     C’était une rue mal pavée, parfois mauvaise et toujours trop étroite pour y garer les gros pneus de l’un de ces Sport Utility Vehicle qui n’existaient pas encore. Une de ces rues sans commencement ni fin, de celles dont on omet volontairement d’inscrire le nom sur le plan des villes. J’y ai de solides racines, pourtant. Pas de celles qui se nourrissent des épanchements du sang des morts ou des vivants sur trente générations, mais de celles qui croissent et se développent – sarmenteuses, aériennes – à l’usage prolongé des rues et des bistrots des centres-villes. On en repartait comme on y arrivait, à pieds plus ou moins l’un devant l’autre. On levait la tête pour apercevoir l’étroite meurtrière du ciel, car tout pousse à croître en cherchant une source de lumière. La rue de ma soif offrait d’indécents vis-à-vis par la grâce desquels bien des couples s’étaient formés. Les enfants y pleuraient souvent, ils couraient sur le tambour des parquets et leurs cris accompagnaient parfois les claquements secs de la vaisselle cassée. C’était loin d’être une zone de silence, on y mourait à la maison sans demander son chemin ni patienter des jours entiers sur les sièges alignés de la salle d’attente d’un service d’urgence bien trop blanc. On naissait comme on moura  

     La rue de ma soif ne possédait ni clocher ni minaret mais quelques puits secrets dans les arrière-cours qui n’avaient jamais été sondés. Les poulies pendouillaient au-dessus des vélos qu’on attachait aux pieds des potences rouillées. C’était la rue des heures creuses, des errements buissonniers sur le tracé sinueux de la rue Derval, entre Saint-Georges et Saint-Germain. Au printemps on avait les bras lourds des sacs du marché des Lices, où les derniers poissons étaient bradés sur la glace fondue à l’heure où d’autres avaient déjà mangé. Avant de rentrer on prenait le temps d’un muscadet bon marché, comme des bourdons au nez des fleurs de la rue Rallier du Baty. Les fins de semaine y commençaient toujours le jeudi, le cul posé sur l’une ou l’autre des chaises n° 14 de Michael Thonet. Le bout de ma rue faisait le coin, comme une ride.

     La rue de ma soif n’était qu’une étape pour une ville qui ne cesse de se construire, si vite qu’elle oublie l’odeur du temps qui passe et ses rues à peine tracées pour d’autres toujours à venir. C’était une rue parfaitement anachronique, une étoile presque éteinte participant joyeusement au désordre du plan d’occupation des sols. Une rue modeste ne supportant pas l’ombre malfaisante des grosses bâtisses clinquantes qui colonisent désormais tous les centres-villes. Désirer l’horizon comme un doigt tendu vers le ciel, c’était le fantasme d’une tour gratte-ciel au galbe d’un yacht toujours estampillé années soixante-dix. Partout des caissons parallélépipédiques furent empilés à la va-vite comme sur d’immobiles porte-conteneurs, et la ville devint ce port sans remous où les balcons supportent l’alibi végétal des promoteurs de la surface utile raisonnée. L’organisation internationale de normalisation veillera toujours au grain. Aluminium inaltérable et placoplatre aphone. Ni fioritures ni rien de bien affriolant, mais des angles toujours droits et de vastes surfaces qui s’auto-réfléchissent pour bien se voir entre elles.  

     Ainsi va la peau qui peu à peu s’abime et pèle lorsqu’on l’aseptise. Vouloir bien faire et en faire trop. La rue de ma soif se moquait bien du confort et de ses maigres performances énergétiques. Deux ou trois pulls suffisaient à contrer le frimas, au besoin les jours polaires on versait un peu d’eau chaude dans la cuvette gelée des ouatères. Jamais elle n’aurait troqué les paysages tronqués de ses carreaux imparfaits contre le polychlorure de vinyle des châssis double vitrés. Ni le frisson du souffle frais d’un perpétuel courant d’air contre la ventilation contrôlée, fût-elle à double flux et à haut rendement. Ni le bruit de casserole de ses volets pliants à claire-voie contre la nuit noire des roulants électriques. Durant la saison des amours, des graminées y poussaient dans les interstices le long des solins défraîchis et à la jonction du bitume on pouvait observer des jardins miniatures et d’improbables roses trémières. Ma rue demeurait cet animal inquiet qui répondait aux menaces invisibles par autant de camouflages menaçants. Une rue en profil perdu, qui se cache à demi pour mieux se faire voir. On la trouvait parfois lorsqu’on ne la cherchait pas, mais le plus souvent on ne s’y trouvait pas. Stase immobilière et façades pétrifiées. Le métro ne se glissait pas encore par-dessous pour faire crisser les crevasses et trembler le tuffeau.

     Rennes était l’endroit très précis où devait se placer le doigt de l’archer sur la corde de l’arc Atlantique. Pourtant, la ville qui abritait la rue de ma soif demeurait une ville sans île et sans rivage. Le corsaire Duguay-Trouin et le bourguignon Lamartine avaient discrètement confisqué la Vilaine sur près de quatre cents mètres linéaires. La ville avait bétonné sa rivière comme une enfant gâtée démembre sa poupée, pour jouer au parc puis au parking devant ses arcades monotones. La rivière sombre et brumeuse. La rivière jaune, d’après les Bretons. Le temps était venu de partir. Plus loin, l’Ille docile s’enfuyait vers la Rance en glissant contre les fausses berges d’une gangue artificielle. La ville trompait l’œil comme l’œil nous trompe lorsqu’il nous montre la ville. La colombe et les trois soleils n’étaient plus que des centres commerciaux. Le parlement renaissait de ses cendres, en exhibant la magnificence de ses nouvelles gouttières cuivrées. Tout devenait faux, à l’image de ce parking abscons couvrant la Vilaine. La foule gonflant et s’amenuisant au rythme pulmonaire du calendrier scolaire, les bacs à arbre des espaces verts et le palais fantoche sur la place de la République. La ville de Rennes n’avait peut-être jamais véritablement existé. Tout était faux, mirage médiéval et simulacre d’impasses et de culs-de-sac entre deux coulisses parallèles. Seule la rue de ma soif résistait encore à cette vaste mascarade. Une vraie rue secondaire, adjacente et close, mais pour combien de temps encore ?