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Dossier
#27
RÉSUMÉ > Soulager les souffrances des personnes exclues en les amenant vers le soin, tel est l’enjeu auquel tente de répondre, au quotidien, l’équipe mobile psychiatrie précarité de l’hôpital Guillaume Régnier. Quel est le visage de l’exclusion dans la métropole rennaise ? Quelles pistes de solutions ? Réponses avec son coordinateur, le psychiatre Philippe Le Ferrand.

PLACE PUBLIQUE : Comment votre équipe entre-t-elle en contact avec ces populations en grande exclusion ?
PHILIPPE LE FERRAND :
Nous fonctionnons avec un tiers demandeur. Ce sont des travailleurs sociaux qui oeuvrent au plus près des personnes précaires, dans les foyers d’hébergement par exemple, des restaurants sociaux, le centre départemental d’action sociale (CDAS), etc. Car la médecine est basée sur le principe de la demande. On ne soigne pas les gens contre leur gré. Mais il y a des personnes qui vont tellement mal qu’elles n’ont plus la force d’émettre cette demande. Ce sont donc les travailleurs sociaux qui nous alertent. La rencontre se fait ensuite toujours à trois : la personne en souffrance, le travailleur social et un membre de notre équipe, en général l’infirmier. Ce premier rendez-vous permet de faire une évaluation pour décider ensuite d’une orientation en fonction de ce que souhaite la personne, son état et ce qu’il est possible de mettre en place. L’objectif des équipes mobiles psychiatrie précarité (EMPP) est d’amener vers le soin. Il s’agit de faire du « care », c’est-à-dire « prendre soin », pour amener vers le « cure », le soin au sens médical du terme.

Quels profils rencontrez-vous ?
Il y a d’abord les gens qui ont des troubles psychiatriques et qui vivent dans la rue. On estime que 10% des sansabris sont schizophrènes. Ensuite il y a ceux qui vont mal à cause de la rue, ce qu’on appelle la souffrance psycho-sociale. Ils représentent la majorité de notre travail concernant la population dite autochtone. Il s’agit souvent de personnes qui ont des fragilités personnelles au départ puis qui, par un cercle vicieux d’accidents de la vie, se retrouvent à la rue ou en marge. Enfin il y a un phénomène nouveau à Rennes, c’est l’arrivée massive de migrants depuis cinq ou six ans. Ils représentent aujourd’hui plus de la moitié de notre public. C’est une autre dimension de notre travail car les migrants développent des souffrances spécifiques comme le stress dépassé, voire des syndromes post-traumatiques.

Vous parlez de fragilités personnelles, quelles sont-elles ?
L’exclusion est le plus souvent un long processus qui remonte dès l’enfance. Il peut s’agir par exemple d’une famille dissociée, en perte de liens, avec des situations d’abandon ou de placements en foyers. La période de 18 à 25 ans est cruciale. S’il y a un départ du milieu familial mais pas de travail, c’est la rue car les jeunes ne peuvent pas toucher le RSA avant 25 ans. Il y a un vide social à cet âge. Mais cette population est impossible à quantifier car elle peut alterner moments de rue, de foyers, d’hébergement par un copain... c’est un groupe flou et mouvant.

L’exclusion est-elle la même à Rennes et dans la métropole ?
Le noyau dur des SDF, environ 300 personnes selon les estimations, se concentre dans le centre-ville de Rennes. La métropole, elle, abrite ce qu’on appelle la précarité domiciliée. On a du mal à qualifier ce phénomène, car nous sommes là autour de trois cercles qui s’entrecroisent : la précarité, la pauvreté et l’exclusion. Ça peut être des gens au RSA, des vieux, des chômeurs de longue durée, des personnes isolées dans une petite bicoque à 20 kilomètres de Rennes... L’une des difficultés, concernant la métropole, c’est que les CMP (centres médico-psychologiques, ndlr) peuvent être situés à plusieurs kilomètres. Pour des gens en souffrance et en voie de marginalisation, cela peut représenter un effort considérable de s’y rendre. D’autant plus que les sans-abris sont en perte de repère dans le temps. Ils ne savent plus quel jour on est. Se rendre à un rendez-vous dans deux mois, à 15h35 dans tel CMP, c’est impossible pour certains. Ils ratent la consultation, elle est reportée de plusieurs mois et la personne échappe. Nous avons proposé à l’agence régionale de santé de créer une structure intermédiaire, en lien avec Puzzle (lieu d’accueil de jour pour les SDF, ndlr), pour proposer un début de prise en charge. Nous sommes en attente d’une réponse.

Cette précarité domiciliée, qu’est-ce que c’est concrètement ?
C’est par exemple le chômeur de longue durée qui vit seul dans son logement social. Il ne voit personne, il boit dans son coin et personne ne fait attention à lui. Et petit à petit il s’enfonce dans la détresse. Il y a peu de SDF, au sens dur du terme, à Rennes si on compare à des villes comme Lyon ou Paris. Rennes est une ville qui fait dans le social depuis longtemps. Il y a donc du logement social. Mais ça ne résout pas tout. Un des faits fondamentaux de la précarité, c’est ce que le sociologue Robert Castel appelle la désaffiliation. Ce sont des gens logés, mais seuls comme des chiens. Ils n’ont personne pour prendre soin d’eux.

Pourquoi la prise en charge de cette souffrance psycho-sociale est-elle difficile ?
Cette population est dans une zone grise : elle ne relève pas de l’hôpital psychiatrique mais elle n’a pas les moyens économiques et culturels d’aller consulter un psychologue en ville. De plus, les personnes en voie d’exclusion ou de marginalisation sont dans le renoncement de l’aide. Les équipes mobiles comme la nôtre ont donc été créées pour répondre à cette nouvelle forme de souffrance psychique. Elle est symptomatique de notre société actuelle marquée par l’isolement social et la précarisation.

Lorsqu’on parle d’exclusion à Rennes, l’image qui s’impose est souvent celle du punk à chien. Est-ce pertinent ?
On est là dans la marginalité, c’est un autre domaine d’analyse. Se mettre ainsi dans une position antisociale est une réappropriation de l’exclusion. C’est aussi une posture psycho-sociale : faire peur au bourgeois. Le punk à chien ne se cachera pas à la campagne, il ira forcément en centre-ville où il sera vu. C’est une manière d’exister dans le regard des inclus et de rassurer ces derniers. Au Moyen-âge, les mendiants avaient un statut social qui renforçait la cohérence de la société. Le marginal de la place Sainte-Anne a aujourd’hui la même fonction.

Y a-t-il un lien entre exclusion et addiction ?
Oui, c’est une réalité. Il y a beaucoup plus de consommation d’alcool et de drogue chez les précaires et les sans-abris que dans la population générale car c’est un moyen de « soigner » leurs angoisses ou de s’absenter de ce monde qui leur est devenu insupportable. Le SDF qui est soûl du matin au soir, c’est pour supporter sa situation et ne plus la voir. Mais attention, ce n’est pas parce qu’on est sans logis qu’on est forcément alcoolique ou toxicomane ! Chez les migrants qui sont à la rue, il y a très peu de problèmes de drogue ou d’alcool.

Concernant les migrants justement, vous dites qu’ils souffrent souvent d’un stress dépassé. De quoi s’agit-il ?
Certains psychiatres l’appellent le syndrome d’Ulysse. Il s’agit d’une accumulation de stress qui aboutit, au bout du compte, à une sorte de burn-out de stress. Les gens perdent pied à cause d’un « trop ». Il y a le stress du voyage jusqu’ici, comme par exemple les migrants qui ont failli se noyer en traversant la Méditerranée et qui sont entrés en Europe par l’île italienne de Lampedusa. À celui-ci s’ajoute le stress accumulé dans le pays d’origine. Beaucoup de migrants ne sont pas des opposants politiques qui ont été persécutés mais des êtres humains qui fuient des pays chaotiques et une insécurité globale. C’est notamment le cas en Afrique ou dans le Caucase. Et enfin il y a l’insécurité ici. En France, le traitement de la demande d’asile peut prendre des années, contre quelques mois en Allemagne ou dans les pays scandinaves. Or c’est une attente extrêmement mortifère.

Rennes dispose-t-elle de suffisamment de moyens pour prendre en charge cette population, socialement et médicalement ?
On est largement débordés. En termes d’hébergement, il n’y a que 400 places en centre d’accueil pour les demandeurs d’asile (dans le département, ndlr) or il y a presque 2000 arrivants par an. Certains n’auront jamais de place et seront dépendants du 115 pendant des mois, voire des années. Mais appeler le 115 tous les jours pour dormir, c’est quelque chose qui rend dingue quand on n’y est pas préparé. Parmi ces migrants, il y a des journalistes, des médecins... L’instituteur qui vivait en Géorgie avec sa famille et qui a du tout quitter du jour au lendemain pour devenir sans abri à Rennes, il n’était pas prêt pour ça. L’hôpital reçoit aussi énormément de demandes de consultations, pour les enfants notamment. Les enfants à la rue, c’est une bombe à retardement. On sait que s’ils passent des années de leur vie sans domicile, ils développeront un tel trauma qu’ils seront dans une forme d’inadaptation sociale plus tard. En clair, en les laissant dehors, on fabrique des délinquants.

Vous proposez une piste de solution avec la création d’une maison d’accueil santé migrants ?
Ce projet associe notre équipe mobile, l’hôpital Guillaume Régnier et le réseau Ville-Hôpital. Il est en cours d’examen à l’agence régionale de santé. Il y a un vrai consensus de tous les acteurs – municipalité, hôpital, associations... – sur la nécessité de créer cette structure. La question est celle du financement. Veut-on soigner les demandeurs d’asile ? Ce sera un choix politique.

Si elle voit le jour, en quoi consistera-t-elle ?
On pourra y mettre en place des pratiques thérapeutiques spécifiques. Certains migrants ont subi des traumatismes extrêmes comme de la torture ou des viols répétés. Ce sont des pathologies auxquelles mes collègues et moi-même étions peu confrontés jusqu’ici. L’idée est donc de créer un centre avec des traducteurs et des personnes compétentes pour prendre en charge ces traumatismes. Cela pourra aussi être un lieu d’observation du syndrome d’Ulysse afin de faire émerger des pistes de solution quand l’hôpital n’est pas la réponse adaptée. C’est un projet pionnier. S’il voit le jour, il sera le premier centre public de ce type en France.

Et concernant les précaires dits autochtones, ceux qui ne sont pas des migrants, le système actuel de prise en charge est-il adapté ?
Le travail en réseau avec les travailleurs sociaux fonctionne bien. Le problème est que parfois, au bout de ce réseau, il n’y a rien car les centres médico-psychologiques sont débordés. Les demandes de consultations y ont augmenté de 120% en dix ans. Donc aujourd’hui ils « priorisent » et se recentrent sur leur coeur de métier, la pathologie mentale. On demande énormément à la psychiatrie et aujourd’hui elle ne peut plus répondre.

Quelles seraient les solutions ?
La prévention, tout d’abord, et des alternatives au toutsanitaire. Des pays comme le Canada ou le Brésil ont développé des thérapies communautaires intégratives. Dans des favelas brésiliennes, il s’agit par un exemple d’un travail de groupe où la communauté cherche des solutions pratiques pour remédier à cette souffrance psycho- sociale. Ce type d’initiative reste très embryonnaire en France. Mais il y a des solutions qui se mettent en place. À Rennes, une association de psychothérapeutes et de psychologues organise des consultations gratuites. Notre équipe mène également des thérapies de groupe communautaires dans des chantiers de réinsertion.