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Histoire & Patrimoine
#10
RÉSUMÉ > On vient de rééditer Histoire de Rennes parue en 2006 sous la direction de trois universitaires : Gauthier Aubert, Alain Croix et Michel Denis (aujourd’hui décédé). À l’occasion de cette re-parution, nous nous interrogeons ici avec les deux premiers sur la place de l’histoire dans la conscience des Rennais et sur le rôle des historiens dans la vie de la cité.

      Les Rennais aiment l’histoire. Il n’est que de voir les salles pleines à chaque conférence et quel que soit le sujet: aux Champs Libres avec les Rencontres d’histoire, à l’Université du temps libre ou au Kiosque citoyen. Le public y dialogue avec des historiens qui n’hésitent pas à sortir du bois pour partager le meilleur de leur savoir. Il faut dire que le département d’histoire de l’université Rennes 2 présente un vivier à la fois réputé et actif d’enseignants-chercheurs.  
     Cet accord vertueux entre savants non austères et peuple éclairé repose aussi sur deux spécificités: « les canaux de diffusion » qui font qu’« aucune autre ville du Grand Ouest ne réunit un tel potentiel, entre presse, éditeurs et médias audio-visuels », note Alain Croix. On peut y ajouter l’excellence des présentations du musée de Bretagne, les initiatives éclairantes des Archives municipales, le travail de fourmi de la Société archéologique d’Ille-et-Vilaine ou encore l’activisme de l’Office de tourisme en faveur de la découverte du patrimoine.

     Second atout, une tradition de mariage entre l’université et le pouvoir politique local. Il suffit de rappeler que pendant plus d’un demi-siècle, de 1945 à 2008, les trois maires qui se sont succédé à la tête de Rennes furent des universitaires : Milon le géologue, Fréville l’historien et Hervé le juriste. « Ils ont donné à Rennes une culture et la reconnaissance du travail intellectuel », estime Alain Croix.
     Et Gauthier Aubert d’évoquer ce temps « où Henri Fréville, grand historien et grand maire, signait, c’était en 1972, le dernier chapitre de la grande histoire universitaire de Rennes. Cas limite et sans doute excessif », ajoute-t-il.
     Exceptionnel aussi en son genre le cas d’Edmond Hervé à qui l’historien Alain Croix n’hésite pas à rendre hommage sur ce terrain de l’histoire: « J’ai travaillé avec de nombreux élus, dirigeants de grandes villes, de conseils généraux ou régionaux, mais je n’en ai jamais rencontré d’autres qui aient un tel sens de l’importance de l’histoire. Il a compris, mieux que bien des historiens, que nous pouvions aider à construire la cité et à y vivre en intelligence, au même titre que des aménageurs, des géographes ou des sociologues par exemple. »

     Sensibilité des édiles rennais à l’histoire ! Le 4 novembre 1996, Edmond Hervé faisait voter une délibération inhabituelle au conseil municipal, demandant que soit publiée « à l’aube du 21e siècle » une nouvelle histoire actualisée de Rennes. Car, précisait-il « la connaissance de l’histoire de la ville fait partie de la richesse due aux habitants ». Elle constitue aussi « une aide pour les décideurs ».
     Finalement, au lieu du projet d’Edmond Hervé, à visée plutôt scientifique et universitaire, ce fut une autre initiative qui se réalisa dix ans plus tard et que la municipalité soutint totalement : une Histoire de Rennes imaginée par les Presses universitaires de Rennes et les éditions Apogée, avec des auteurs proclamant leur « souci de partage de la connaissance avec un large public ». Cette « vulgarisation », terme qui « n’a pas toujours bonne presse dans le milieu universitaire » (Alain Croix), est fondé sur l’image. C’est à partir d’une iconographie collectée et choisie par Jean-Yves Veillard, l’ancien conservateur du musée de Bretagne, que les différents auteurs ont élaboré leur texte. Une démarche à la fois vivante et novatrice.

Il ne fait aucun doute que les bonnes dispositions de la municipalité envers les historiens rennais perdurent comme en atteste la préface enthousiaste que l’actuel premier magistrat, Daniel Delaveau, a donné à la réédition de l’Histoire de Rennes.
     Toutefois, l’historien Gauthier Aubert discerne au fil des ans une évolution qui dépasse le cadre rennais: « Les historiens sentent plus ou moins confusément que l’époque, les élites actuelles, et donc quelque part aussi les élus, surtout peut-être parmi les plus jeunes, intègrent moins l’histoire à leurs grilles d’analyse, que le passé suscite chez eux moins d’intérêt qu’auparavant, sauf pour tout ce qui a une dimension mémorielle. On a aussi l’impression que, dans le domaine culturel, nous est préféré ce qui est nommé dans le jargon « le vivant », terme terrible car il sous-entend que nous serions, nous, des gardiens de cimetière. »

     Gardiens sourcilleux du patrimoine? Intellectuels enclins à sacraliser le passé? Défenseurs des vieilles pierres? Pourfendeurs de l’évolution urbaine? Toutes ces postures et étiquettes, nos historiens les récusent. « Il serait stupide pour nous de contribuer à sacraliser le passé, c’est-àdire à le figer à un moment donné supposé être éminent ou essentiel. L’histoire montre au contraire toute la fluidité des sociétés », se défend Alain Croix.
     Pour autant, « il peut arriver, dans des cas très précis, que nous puissions montrer qu’une trace du passé est un “lieu de mémoire” qu’il est important de sauvegarder ». L’historien est bien dans son rôle quand il « aide tous les citoyens à réfléchir sur leur ville, sur ce qui l’a faite: je crois cela essentiel pour construire un avenir qui puisse être partagé par tous, parce que compris. »

     Se défendant lui aussi de toute « idolâtrie du passé », Gauthier Aubert estime même que « l’historien peut apporter un éclairage sur l’histoire d’un lieu » et aider « les élus à faire leur choix en connaissance de cause ». Ce droit de parole, l’universitaire de Rennes 2 le revendique en citant un exemple: « Quand je vois que le couvent des Jacobins accueillera des manifestations “haut de gamme”, je fais juste remarquer que cela se passera en face de l’ancienne Maison du peuple et de l’église où a été baptisé le jociste Marcel Callo. Cela ne veut pas dire que l’on sacralise: on peut, et c’est mon cas, trouver dommage de mettre un centre de congrès aux Jacobins, et être séduit par le choix de l’architecte. Mais est-ce que déplorer l’état des Portes Mordelaises, c’est sacraliser le passé? Je crains que non. »

     L’historien dans la cité serait-il voué à une fonction critique? Gauthier Aubert le pense. La première raison en est que « dès le début de ses études, l’historien est formé à la critique des sources, des discours, avec un goût particulier pour l’analyse des documents émanant des autorités, quelles qu’elles soient. » Décrypteur « du visible et de l’actuel », il est celui à qui l’on n’en raconte pas! Si dans l’élaboration des projets urbains, l’historien est assez rarement consulté – en tout cas moins que l’archéologue – il lui reste le pouvoir ou le devoir de dire. Ainsi dans l’Histoire de Rennes, les auteurs donnent-ils un coup de griffe au programme de réfection de l’îlot Visitation.

     Gauthier Aubert s’en explique : « À la réussite que constitue la chapelle Saint-Yves répond l’échec que représente la chapelle de la Visitation. La destruction de cet édifice – il est vrai déjà abîmé – d’un des architectes du Parlement a réveillé le souvenir des égarements patrimoniaux de l’époque Fréville. La question est de savoir si c’est un accident malheureux ou bien l’épisode annonciateur d’un nouveau temps où les impératifs de la reconcentration urbaine se feraient moyennant quelques dégâts jugés collatéraux par des décideurs moins sensibles que dans les années 1980-1990 aux enjeux patrimoniaux. La reconfiguration de la place Saint-Anne, avec destruction de plusieurs immeubles anciens, dont peut-être un datant du 18e siècle, semble indiquer hélas ! que la deuxième option prime (…) On verra ce qu’il adviendra de la prison des hommes, mais les inquiétudes sont réelles. Il est souvent plus facile, et peut-être moins coûteux, de détruire pour reconstruire, que d’imaginer des solutions originales et novatrices intégrant le vieux et le neuf. »

     Qu’est-ce que l’identité d’une ville pour ses habitants? Certes, un paysage patrimonial familier que chacun se plaît à voir durer et admirer. Mais aussi un « récit », par exemple l’incendie « fondateur » de 1720. Et souvent un ensemble d’informations floues qui composent une image mentale du passé. Ainsi réduit-on souvent Rennes à un double stéréotype: celui d’une ville catholique longtemps confinée dans un conservatisme assommant et celui d’une ville-lumière à l’avant-garde des idées et du progrès. Halte là! disent les historiens. « Notre travail est de mettre en évidence la complexité du passé » (Gauthier Aubert). Ainsi, « la “petite ville de province calme et conservatrice” choisie pour le procès Dreyfus est aussi celle qui vient d’être modernisée par Le Bastard, homme de gauche, régulièrement vainqueur de la droite catholique et royaliste et… soutien du général Boulanger, cet enfant oublié du pays. Puis viendra un autre modernisateur, homme de gauche lui aussi, Janvier. Mais on oublie tout cela au profit de l’image de carte postale de la « belle endormie » ringarde qui n’aurait été réveillée démographiquement et économiquement que sous Fréville et culturellement que sous Hervé. Il faut savoir nuancer tout cela. »

     Autre historien ayant contribué à l’Histoire de Rennes, Pascal Ory se gausse aussi des « appréciations dépréciatives sur la « tristesse », la « somnolence » et la « bourgeoisie » rennaises d’antan. Les Trente Glorieuses ont tout changé. Aujourd’hui Rennes entre dans la révolution post-industrielle et dans la focalisation culturelle (…) à tel point que les stéréotypes s’inversent plutôt, la transformant en cité bobo et jeuniste ».
     Cliché que déconstruit pareillement Gauthier Aubert : « Quand le vieux monde des robins et des professeurs a fusionné dans la deuxième moitié du 20e siècle avec le nouveau monde des ingénieurs et des chercheurs, cela a donné l’image d’une cité « chic et propre » de CSP + dont la devise pourrait être « métro, vélo, bateau (à Saint-Malo) ». Mais l’historien doit se méfier des clichés: derrière l’image de « ville parlementaire », il y avait le monde bigarré des gagne-deniers ; derrière l’image de la ville bourgeoise et du Thabor, il y avait les cheminots de Sainte-Thérèse; et aujourd’hui, derrière l’image pour cadres high tech, il y a tous les précaires. »

     Pour tordre le cou aux chimères, les historiens ont donc encore du pain sur la planche. La belle curiosité des Rennais à l’égard de l’histoire leur offre une écoute idéale. Reste à creuser des pistes pour assurer encore et toujours une diffusion large de ce savoir. Les idées ne manquent pas pour capter l’intérêt du grand public. Alain Croix rêve par exemple de « réaliser sur Rennes et son pays, un grand film documentaire dans l’esprit de ces séries ou de ces grands films de télévision consacrés, par exemple, aux Vikings ou aux Germains ». Mais l’historien n’ignore pas que raconter l’histoire « avec des images animées ne peut relever que d’un vrai projet public et citoyen ».

     Gauthier Aubert, de son côté, plaide pour la création d’un musée d’histoire de Rennes. « Il est singulier que l’écomusée de la vie rurale du pays de Rennes n’ait pas au moins pour pendant un écomusée de la vie urbaine. Rien n’interdit d’en profiter pour faire quelque chose d’étonnant. Le choix, ici, est politique. »