<
>
Entretien
#10
RÉSUMÉ > Dans le dernier numéro de Place Publique (N° 9), Jean Delumeau a raconté son itinéraire d’historien de l’époque moderne. Aujourd’hui, il complète l’évocation de cette riche carrière de chercheur et d’auteur, en ajoutant deux chapitres : ils concernent d’une part son engagement catholique, le rapport entre sa foi et son travail. D’autre part, sa relation, aujourd’hui vieille de 60 ans, avec la ville de Rennes, ses institutions et plus particulièrement son université.

PLACE PUBLIQUE> À un moment vous écrivez : je suis catholique, je suis fidèle à mon enfance. Votre foi est-elle question d’héritage ou de choix personnel?

JEAN DELUMEAU > L’éducation catholique que j’ai reçue au départ était très étroite, avec de nombreuses œillères et un aspect doloriste, culpabilisant, que j’ai rejeté. Mais ensuite, j’ai rencontré des professeurs et des camarades, chrétiens convaincus, qui étaient partisans d’un christianisme ouvert et dynamique, éloigné de toutes les peurs que l’on m’avait imposées. Nous avions notamment un professeur de latin-grec, un protestant père de cinq enfants, homme d’aspect austère mais très proche de nous. À la fin de l’année, il nous avait invités à prendre un pot chez lui : c’était la guerre et nous avions remarqué que dans son jardin il y avait un parterre de fleurs en forme de croix de Lorraine. En 1944, il s’est engagé dans la Résistance. Il a été pris par les Allemands, ils lui ont demandé de dénoncer ses camarades. Il a indiqué une fausse direction. Il a été fusillé. Un saint ! Un autre, prof de philo, Alsacien, protestant, qui nous faisait cours de morale, devenu ensuite doyen de la faculté théologie de Strasbourg. Lui aussi m’a beaucoup marqué. Il y a eu encore des camarades, garçons et filles, qui étaient admirables de simplicité, de gentillesse, pas du tout bigots. Je pense à ce camarade qui après sa licence est entré chez les Dominicains puis a passé sa vie à Haïti. Il a été admirable du début à la fin. Un saint, lui aussi !  

PLACE PUBLIQUE > Vous êtes en train de me dire que c’est la rencontre de gens remarquables, en quelque sorte la vertu de l’exemple, qui a attisé votre foi.

JEAN DELUMEAU >
La foi m’a été apprise par des gens de foi qui étaient des religieux. Mais elle m’a été confirmée par des exemples humains. J’ai connu des gens admirables dont beaucoup étaient prêtres. Ces exemples dépassent le raisonnement. Et attirent la conviction. J’ai vécu en quelque sorte une conversion par le modèle humain.

PLACE PUBLIQUE > Quelle définition donnez vous du saint ?

JEAN DELUMEAU >
C’est quelqu’un, chrétien ou pas, qui se considère au service des autres, que ce soit du point de vue religieux ou du point de vue matériel. Est saint celui qui ne se préoccupe pas de soi, mais pense constamment aux autres. C’est le dénominateur commun de tous ceux que j’ai connus. Ces modèles-là, je les ai trouvés dans le christianisme et notamment chez les vrais catholiques.

PLACE PUBLIQUE > Quel « genre » de catholique êtes-vous ?

JEAN DELUMEAU >
Un catholique qui accepte le Credo. Je le récite tous les dimanches. Qui pense que le catholicisme a été sur le plan historique et humain une réussite extraordinaire, et continue à l’être : pensez aux saints de notre temps : mère Térésa, l’abbé Pierre, soeur Emmanuelle... Ce sont là des modèles qui selon moi tracent la voie future du catholicisme. Je voudrais que le catholicisme s’engage dans la voie qu’ils ont dessinée, qui est une voie d’ouverture à autrui, avec le moins possible de sermons, et le plus possible d’actions sur le terrain. Voilà [Rire]. Jamais je n’avais jamais fait une confession aussi longue !

PLACE PUBLIQUE > Comment vous définissez-vous? Chrétien progressiste ? Chrétien de gauche ?

JEAN DELUMEAU >
« Chrétien de gauche », je n’aime pas tellement. « Chrétien progressiste », oui. Appelons cela ainsi. En tout cas, c’est comme cela que je suis étiqueté. Je ne suis pas révolutionnaire, cependant, je pense que le christianisme et notamment le catholicisme, doit absolument se réformer et s’adapter aux désirs profonds des temps modernes.

PLACE PUBLIQUE > Vous posez dans vos livres la question de l’avenir du christianisme en lui apportant une réponse plutôt optimiste.

JEAN DELUMEAU >
Oui. D’ailleurs à la question « Le christianisme va-t-il mourir ?», titre de mon livre, je répondais en 1977 : « Il n’est pas en train de mourir ». Et je continue à le dire. Contrairement à tous les pessimistes qui prétendent que la fin du monde est proche, j’ai tendance à penser qu’il y a encore de longues années à vivre pour l’humanité. Cela veut dire que le christianisme n’est pas à la fin de son histoire mais au début.

PLACE PUBLIQUE > Sur quoi fondez-vous cette certitude, légèrement à contre-courant ?

JEAN DELUMEAU >
Sur le fait que le christianisme conserve des réserves de sainteté et de dynamisme qu’il peut et doit continuer à exploiter. Le christianisme peut être sauvé à condition qu’il ne se dresse pas comme une « contre-culture » ainsi que cela arrive aujourd’hui.

PLACE PUBLIQUE > Vous voulez dire qu’il devrait se séculariser au maximum, qu’il devrait s’adapter davantage à la vie des gens?

JEAN DELUMEAU >
Oui. Il faut surtout du dialogue. Dialogue avec les autres religions mais aussi à l’intérieur de la confession catholique. Il faudrait avoir de vraies discussions libres, sans a priori, avec le public chrétien. Le peuple chrétien, actuellement, ne peut pas s’exprimer correctement. Il faut donc instituer dans l’Église catholique un vrai débat, des espaces de libre discussion, sans préalable. Je dis bien sans préalable, où les fidèles puissent poser des questions qui leur passent par la tête.

PLACE PUBLIQUE > Outre le dialogue, quels autres changements appelez-vous de vos voeux ?

JEAN DELUMEAU >
Je pense que l’adaptation au monde moderne oblige à réviser complètement la place des femmes dans l’Église. C’est peut-être le point le plus important. Il faudrait aussi réviser certains interdits.

PLACE PUBLIQUE > Qu’est-ce qui vous a incité, vous l’historien, à « sortir du bois » pour vous préoccuper publiquement du sort du christianisme?

JEAN DELUMEAU >
Par ma vie à Rome pendant deux ans, par ma formation dans des écoles chrétiennes et par les rencontres que j’ai faites, je me suis senti, je me sens toujours concerné par le christianisme. Le christianisme a eu des réussites magnifiques dans tous les domaines : artistique, littéraire, aide aux autres, contribution à la naissance de la pensée moderne. Il ne faut pas qu’il s’arrête en chemin. Il faut qu’il continue sur une dynamique qui ne soit pas être figée dans une position de contre-culture à l’écart du temps.

PLACE PUBLIQUE > Vous avez tendance à penser, vous le dites dans vos livres, que le christianisme est actuellement malmené ?

JEAN DELUMEAU >
Oui, je le pense. Il est fréquemment malmené dans les médias actuellement en France. Il l’est aussi à l’échelle mondiale : voyez ce qui se passe en Irak, en Égypte, les martyres chrétiens, cela continue. Donc, il est dans une situation difficile. Face à cela le pape n’a pas une tâche aisée, il faut le dire, mais je souhaiterais qu’il ne soit pas enfermé dans les murailles du Vatican, isolé dans un palais-musée. Mais qu’au contraire, il soit au grand vent.

PLACE PUBLIQUE > C’est ce qu’a essayé de faire Jean-Paul II, non ?

JEAN DELUMEAU >
Oui, mais il était dans sa « papamobile », alors que le dalaï-lama n’est pas dans une « papamobile ». Il faut prendre des risques.

PLACE PUBLIQUE > Comment conciliez-vous votre foi avec la recherche d’une vérité scientifique, démarche qui est la vôtre depuis toujours ?

JEAN DELUMEAU >
Dans mon dernier livre, À la recherche du paradis, il y a un chapitre sur cette question. Je suis quelqu’un qui aime et admire la science. Mais, il faut que chacun reste dans son domaine. La science ne pourra jamais répondre à la question posée par Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien. » Pour moi, la science invite elle-même à son propre dépassement par la réflexion philosophique. La mienne est de dire que la réponse la plus probable à la question de Leibniz est qu’il y a quelqu’un qui a créé le monde. À quoi s’ajoute une autre dimension : à savoir que l’homme éprouve, ressent, la dimension du sacré. Je pense que l’homme a véritablement mérité son nom quand il a commencé à se lier à ses morts, à développer un culte des morts. Cette dimension du sacré, c’est le religieux.

PLACE PUBLIQUE > Donc pas de contradiction selon vous entre foi et science ?

JEAN DELUMEAU >
Non, il y a simplement des approches complémentaires. Et la conviction que tout, dans le réel, n’est pas mesurable et localisable. Il existe un réel qui échappe aux sensations, précisément quand on ressent, quand on reçoit une présence du sacré, dans une cérémonie, en regardant un paysage ou en écoutant une musique. À ce moment-là, on quitte le mesurable.

PLACE PUBLIQUE > Vous vivez à Rennes depuis soixante ans, vous y avez enseigné pendant vingt ans. Comment vous êtres-vous greffé à cette ville ?

JEAN DELUMEAU >
D’abord, j’ai choisi Rennes en sortant de l’École française de Rome parce que c’était la ville de ma femme, aujourd’hui décédée. S’y est ajouté le fait qu’à l’époque ma belle-mère est morte subitement et que mon beau-père s’est retrouvé avec deux autres garçons à élever : il est apparu utile que la grande soeur, qui était mon épouse, soit à proximité.

PLACE PUBLIQUE > Professionnellement, avez-vous apprécié de travailler ici, en Bretagne?

JEAN DELUMEAU >
Énormément. J’ai trouvé, d’abord au lycée Chateaubriand, ensuite à l’université, des collègues et des étudiants sympathiques, très sérieux et très studieux. Je me suis trouvé bien à Rennes. D’ailleurs, j’y conserve des relations. Bien sûr, maintenant les gens meurent, malheureusement. On a enterré au mois de juin, mon collègue André Chédeville qui avait été mon étudiant et que j’aimais beaucoup.

PLACE PUBLIQUE > Le département d’histoire de Rennes 2 a une belle notoriété. Peut-on parler d’une École rennaise d’histoire ?

JEAN DELUMEAU >
Tout cela est parti d’Henri Fréville après la Guerre. Grâce à lui, Rennes a eu très tôt un très bon département d’histoire. Parmi mes collègues, il y avait Pierre Goubert, le numéro 1 de la démographie historique, des gens comme Pierre Riché ou encore François Villard. Dans les années 50-70, on recrutait de très bons assistants, comme François Lebrun ou Jean Quéniart. À la même époque, il y avait des étudiants comme Jean- Yves Le Drian, André Lespagnol ou Michel Denis, ces deux derniers devenant à leur tour historiens. Tout comme André Chédeville. Il y a eu le remarquable Jacques Léonard, malheureusement emporté très jeune par la maladie. Et aussi Jean Meyer, qui a fait un assez bref passage. Il y avait donc à cette époque, une sorte d’émulation qui venait aussi du fait que nous recrutions comme enseignants des gens bien, y compris parmi nos étudiants. De plus les rapports entre historiens étaient bons, même si cela s’est un peu gâté en 68. Après, dire qu’il y avait un point commun dans notre manière de concevoir l’histoire, serait un peu trop dire, mais il y avait quelque chose qui nous caractérisait, oui, cela on peut le dire.

PLACE PUBLIQUE > Quand vous êtes parti à la Sorbonne, vous auriez pu quitter Rennes ?

JEAN DELUMEAU >
J’ai préféré fait la navette d’autant plus qu’au Collège de France, il n’y a pas d’obligation de résidence. En fait, j’ai deux « nationalités » : l’une provinciale et l’autre parisienne. J’aime bien Paris, mais tout autant Rennes. En outre, en 1979, nous avons acheté cette maison, ici, à Cesson-Sévigné, qui est agréable à vivre. Je peux y recevoir mes trois enfants, mes petits-enfants et mes arrière petits enfants, dispersés les uns à Pékin, les autres à Munich ou encore à Brest.

PLACE PUBLIQUE > Avez-vous eu des engagements concrets dans la vie de la cité ?

JEAN DELUMEAU >
Assez peu. On ne peut pas tout faire. Le métier d’historien, cela vous prend toutes vos journées. Cela dit, j’ai quand même eu des interventions politiques en tant que proche d’Henri Fréville. Au moment de l’Algérie, j’ai participé, ici à Rennes, à des meetings contre la guerre, meetings au cours desquels nous avons été parfois chahutés.

PLACE PUBLIQUE > Vous avez eu aussi des responsabilités à l’université de Rennes ?

JEAN DELUMEAU >
Au moment de 68, j’étais assesseur du doyen et là, j’ai dû me mouiller. Ne serait-ce que parce la maison était, disons, bordélique. Ma position, qui est restée la même, pratiquement tout le temps, c’est d’être un conciliateur. J’étais dans la ligne, au sens large, des démocrates-chrétiens. À Rennes, au département d’histoire, il y a eu des pots cassés et à la fin de 68, les collègues m’ont demandé d’assurer la présidence du département et d’un institut annexe, l’Institut d’histoire de Bretagne, qu’avait créé Fréville. Je me suis donc trouvé en 1969-1970 à la direction de tout cela en essayant de recoller les morceaux. Donc, je n’ai pas été absent.

PLACE PUBLIQUE > Vous avez aussi travaillé sur l’histoire de la Bretagne.

JEAN DELUMEAU >
Quand j’étais à Rennes, j’ai dirigé une Histoire de la Bretagne. Avec mes étudiants, nous avons aussi étudié de près l’évolution du port de commerce de Saint-Malo. De même, j’ai dirigé une Histoire du diocèse de Rennes. Tout cela prouve que j’étais impliqué dans la ville locale.

PLACE PUBLIQUE > Êtes-vous attentif à l’histoire récente de cette ville et de cette région ?

JEAN DELUMEAU >
Oui, j’ai vécu ici la transformation de la Bretagne et la transformation de Rennes. C’était une ville assez triste en 1950, alors que maintenant, les jeunes se plaisent. Rennes s’est réveillé et le doit beaucoup, par exemple, à quelqu’un comme Henri Fréville qui avait plein d’idées. Il a pris deux initiatives majeures pour Rennes quand il était maire : d’une part l’installation de Citroën, d’autre part, la création du CHU. L’un et l’autre sont aujourd’hui les plus gros employeurs du département. Les choses ont fait boule de neige. Ensuite, le train électrique est arrivé. Autour de Rennes, un réseau de routes en étoile s’est créé qui fait que l’on est bien relié à toute la Bretagne et au-delà. Maintenant, Rennes Métropole est un pôle attractif d’environ 400 000 habitants.

PLACE PUBLIQUE > Aujourd’hui, fait-on appel à vous pour des interventions concrètes dans la ville?

JEAN DELUMEAU >
La dernière fois, c’était au Forum de Libération en mars 2010 sur le thème du Paradis. Je fais de temps en temps des conférences au Centre de La Hublais17 à deux pas de chez moi. Je dois dire aussi qu’en 2003, quand est paru mon livre Guetter l’aurore, cela a été presque un événement : à la demande d’organisations catholiques, j’ai fait une réunion au Champ de Mars dans une salle qui s’est avérée trop petite. Puis j’ai été pris à partie dans le courrier des lecteurs d’Ouest-France par des gens de l’Opus Dei. Avec de nombreuses réponses de lecteurs. Ce forum écrit a duré une semaine entière. Dans aucune autre ville en France, je n’ai eu d’interventions et de réactions comparables.