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Dossier
#34
RÉSUMÉ > Les écosystèmes biologiques combinent brillamment capacité d’adaptation et robustesse, deux qualités qui peuvent sembler a priori antinomiques. Comment ces écosystèmes peuvent-ils à la fois être source d’innovations tout en assurant leur pérennité et leur résistance face aux perturbations environnementales ? Cette question de recherche, fondamentale pour l’étude de la biologie des systèmes, prend un nouvel intérêt lorsqu’elle est transposée à nos villes et aux lieux d’innovation qu’elles hébergent. Le point central de cette discussion est de savoir si, et dans quelles limites, il est possible de s’inspirer des interactions entre organismes vivants pour proposer des organisations et des espaces publics capables de susciter des innovations (technologiques, conceptuelles, etc.)

     La biologie des systèmes étudie les sciences de la vie, de la cellule jusqu’aux écosystèmes complexes, sous l’angle de la mise en réseau. La recherche dans ce domaine commence généralement par tenter d’identifier précisément les interactions entre les éléments constitutifs de son objet d’étude. Par exemple, le généticien va tenter de cartographier les interactions entre les gènes dans la cellule (quel gène influe sur quel autre gène ?). L’écologue pourra, quant à lui, étudier les multiples interactions entre proies et prédateurs dans l’écosystème qui l’intéresse. Ces réseaux biologiques présentent plusieurs caractéristiques étonnantes : ils sont à la fois extrêmement robustes face aux perturbations et disposent simultanément d’une grande capacité d’adaptation et, donc, d’innovation. Peut-on s’inspirer de la biologie des systèmes, pour créer des situations, dans la ville et à différentes échelles dans nos sociétés, où se mêlent également robustesse et émergence de l’innovation ?

     Par nature, l’innovation contient une part d’imprédictible. Il n’est, par exemple, pas possible de prévoir avec exactitude ce qui peut émerger de la recherche scientifique. De la même façon qu’il est impossible de deviner quelle mutation peut apparaître spontanément dans une population de micro-organismes. Doit-on pour autant renoncer à comprendre l’innovation et à en rechercher les déclencheurs ? L’étude de l’évolution des espèces apporte d’intéressantes perspectives. En effet, en modifiant l’environnement de bactéries, par exemple, il est possible de moduler le taux d’innovation dans la population (dans ce cas, sous la forme de mutations génétiques « spontanées »). Ces mutations sont aléatoires, si bien que beaucoup ne seront pas bénéfiques pour les organismes concernés. Toutefois, l’environnement favorisera naturellement les variantes les plus adaptées, leur permettant de proliférer.
    Si l’on transpose ces observations dans le cadre de la ville et de l’innovation au sens traditionnel du terme, on comprend qu’il s’agit d’abord de construire le cadre adapté à l’émergence de l’innovation, couplé à une procédure de sélection adaptée pour accompagner les projets naissants.

     Considérons, donc, la ville d’aujourd’hui comme un écosystème d’innovation. En mimant l’approche de la biologie des systèmes, il s’agit tout d’abord d’identifier les acteurs de l’innovation, puis les interactions qu’ils entretiennent. Les premiers exemples qui viennent assez naturellement à l’esprit sont certainement les laboratoires de recherche, privés et publics, dont la mission principale est, par définition, de produire de la connaissance.
    À ces acteurs emblématiques s’ajoutent depuis plusieurs années un grand nombre d’autres protagonistes. Il apparaît que les progrès technologiques conduisent à une ouverture toujours plus importante des moyens d’innover. Par exemple, les téléphones portables que possèdent dans leur poche une grande partie des citadins d’aujourd’hui disposent d’une puissance supérieure à l’ordinateur qui servit pour envoyer les premiers hommes sur la Lune ! Plus généralement, une large gamme de technologies est aujourd’hui disponible en accès libre, pour un coût tout à fait modique, et offre des possibilités au moins équivalentes à celles des instituts de recherche de pointe d’il y a quelques années. Ainsi, de nombreux particuliers aujourd’hui, en dehors de toute structure officielle, sont en capacité de produire de la nouveauté et ne se privent pas de le faire.
    Aux particuliers s’ajoutent également les organisations territoriales (Régions, départements, métropoles, communes…) qui disposent de services dédiés à la résolution des problématiques locales et demandent sans cesse d’inventer des réponses adaptées à des défis récurrents : pollution, réduction de la biodiversité, embouteillages locaux, etc. Les villes d’aujourd’hui sont donc en présence d’un tissu complexe d’acteurs contribuant chacun à l’innovation. Comment, dès lors, décrire ce tissu d’interactions sous l’angle de la biologie des systèmes et établir des parallèles entre la manière dont l’innovation émerge dans un écosystème biologique et dans une ville ?
    Une fois les (multiples) acteurs de l’innovation identifiés, se pose la question des interactions entre ceux-ci. En un mot, comment structurer l’innovation avec une perspective « écosystème » ? La recherche en biologie suggère notamment qu’une dynamique sera d’autant plus robuste et pérenne qu’elle est soutenue par des boucles de renforcement. Ces boucles sont simplement l’illustration du principe bien connu de cercle vertueux : chaque activité ou production doit, si possible, en renforcer une autre. Dès lors, la dynamique d’innovation s’auto-entretient.

     De telles boucles existent déjà dans plusieurs villes, notamment entre laboratoires de recherche et particuliers. Ces dernières années ont vu l’apparition des « sciences participatives » qui s’appuient, très souvent, sur les nouvelles technologies. Des laboratoires d’écologie ont ainsi pu recueillir de nombreuses données concernant la biodiversité des espèces d’oiseaux grâce à l’aide de particuliers passionnés à travers le monde. Ces contributions dépassent aujourd’hui largement l’ornithologie et touchent déjà la vie citadine. De nombreux projets visent par exemple à quantifier finement l’environnement urbain. Citons notamment ces particuliers qui contribuent à dresser des cartes d’accessibilité de leur quartier à l’attention des personnes à mobilité réduite, ou encore ceux qui construisent des capteurs de pollution de l’air pour prendre le pouls de leur ville en temps réel. Ces initiatives produisent une incroyable quantité de données, extrêmement précieuses pour les laboratoires de recherche qui s’intéressent aux problématiques correspondantes. Il s’agit ici de premiers exemples de boucles de renforcement. Les laboratoires produisent des résultats de recherche, ce qui contribue à leur notoriété et à leur financement. Ces résultats et financements permettent ensuite aux particuliers de s’approprier davantage leur environnement et d’améliorer encore la qualité des analyses qui en découlent.
    Réfléchir à l’intégration d’autres acteurs dans ces boucles existantes est une question clef pour transformer la ville tout entière en écosystème innovant. On ne peut qu’imaginer les perspectives d’avoir des laboratoires de recherche s’appuyant sur des initiatives citoyennes dans la quantification de la ville, pour ensuite transmettre leurs analyses aux pouvoirs publics et conduire in fine à la création d’emplois et de start-up dédiées à la mesure et la résolution des problèmes perçus. Ajoutons à ce tableau que la conception, la réalisation technologique et le suivi de tels projets constituent des supports passionnants pour d’éventuels enseignements : quoi de mieux qu’enseigner l’électronique en développant des capteurs innovants pour transformer sa ville et son quartier ?

     Si l’innovation dans la ville ne connaît pas de frontières délimitées, il est toutefois clair que la présence de lieux d’échanges dédiés permet d’accélérer et d’affiner le processus de création. En combinant nouvelles technologies (distanciel) et lieux d’échanges (présentiel), on maximise alors l’émergence de l’innovation. On peut utiliser ici l’image de la catalyse, issue de la chimie, pour décrire de tels lieux. Un catalyseur permet de favoriser une réaction chimique particulière, mais n’est pas consommé lorsqu’il opère. Il peut ainsi permettre à un grand nombre d’échanges de s’effectuer de manière particulièrement efficace. Un lieu pour l’innovation se doit d’avoir un rôle similaire de catalyseur de projets.
    Créer de tels lieux propices à l’innovation peut s’effectuer à de nombreuses échelles, de la salle de classe jusqu’au quartier de la ville. Ainsi, des enfants, âgés entre 8 et 10 ans, ont pu récemment produire leurs propres résultats de recherche en observant dans leur environnement comment se comportent des abeilles. En ouvrant en partie sa classe à l’incertitude et au questionnement, via la collaboration avec un chercheur, l’instituteur responsable de ces enfants a permis à ces derniers d’exprimer leur créativité. Et celle-ci, une fois canalisée, a donné naissance à des résultats que personne au monde n’avait jamais relevés. Y compris au sein de laboratoires d’experts. C’est cet exact processus de variabilité (des idées, ici) par rapport à la sélection que tente de décrire la biologie dans d’autres contextes.
    À l’échelle de la ville, maintenant, la même dynamique est déjà en cours. Ces dernières années ont vu se développer de nombreux lieux, formels et informels, de créativité. Le fonctionnement d’un fablab par exemple, permet généralement l’accueil de ses participants avec peu de contraintes et ne requiert pas la production d’un objet spécifique à priori. Les projets émergent plutôt de la communauté des utilisateurs et peuvent donner lieu, à posteriori, à des développements technologiques d’une qualité au moins équivalente à ceux développés par l’industrie traditionnelle. En un mot, les lieux d’innovations se sont multipliés et démocratisés. À l’heure où la société et la ville se transforment au gré des révolutions technologiques, il semble que les lieux informels de création proposent une richesse sur laquelle peuvent s’appuyer pouvoirs publics, organismes de formations, laboratoires de recherche et entreprises.

     Une fois le cadre d’innovation mis à disposition et soutenu, un processus essentiel de sélection doit avoir lieu. Il ne s’agit pas nécessairement ici d’une évaluation au sens classique du terme, à grand renfort de commissions spécialisées. Dans le cadre des écosystèmes biologiques, par exemple, la sélection s’effectue comme une adéquation à l’environnement. Au sein de la diversité d’individus, certaines caractéristiques apparaissent comme davantage en adéquation avec les contraintes posées par le milieu environnant. Les organismes présentant ces caractéristiques apparaissent donc favorisés et vont se voir offrir davantage de possibilités de se multiplier dans la population.
    Si l’on poursuit le parallèle, la définition même du lieu de créativité constitue en réalité la première étape clef de sélection des projets. Il s’agit d’instaurer naturellement un cadre favorisant l’émergence en adéquation avec les attentes et objectifs fixés. En pratique, si l’on souhaite par exemple promouvoir le développement de technologies reliées aux drones, il paraît intéressant de proposer un lieu où vont se croiser des communautés de personnes partageant cet intérêt et d’instaurer au plus tôt une certaine émulation autour de ces thématiques. On s’attend alors naturellement à voir émerger des projets en ligne avec les objectifs initiaux : la sélection s’opère de manière non directement supervisée et est majoritairement effectuée en interne, par les personnes présentes sur place. Il est clair que ce processus de sélection des projets par les pairs est délicat, puisqu’il offre moins de contrôle direct et de droit de veto de la part des institutions. L’équilibre entre liberté d’exploration et cadre donné de travail est toutefois un facteur incontestable d’innovation.
    Au-delà de cette auto-sélection, il est également possible de s’inspirer, une fois encore, de la biologie pour détecter les projets à plus fort potentiel. Des populations de bactéries sont, par exemple, capables de propager très rapidement du matériel génétique, notamment lorsque celui-ci contient des informations de résistance aux antibiotiques. Pour ce faire, le matériel génétique est organisé en unité indépendante des chromosomes, ce qui permet un partage modulaire et efficace de l’information. Très rapidement, une population entière dispose ainsi du caractère adapté à l’environnement. De la même manière, il semble intéressant de favoriser une organisation modulaire des projets émergents, afin de faciliter leur partage et diffusion. Il s’agit de créer, ici encore, des boucles de renforcement : le développement d’un projet doit pouvoir servir à un grand nombre d’autres, actuels et futurs. La construction modulaire permet la récupération partielle des productions pour alimenter d’autres initiatives.

     Au-delà des évaluations des projets émergents euxmêmes, il est essentiel de disposer en outre d’indicateurs globaux : est-ce que le programme de mise en place de l’innovation fonctionne au niveau de la ville ? Ces indicateurs, s’ils sont construits avec soin, vont permettre à l’écosystème lui-même de se modifier, d’apprendre et de s’adapter. Les politiques publiques, dans ce contexte, peuvent donc être des entités apprenantes et construire en fonction des retours « de terrain ».
    Le choix de ces indicateurs adaptés n’est pas chose aisée. S’agit-il du nombre de projets créés ? Du nombre de personnes impliquées dans l’écosystème d’innovations ? Du nombre d’emplois qui auront été créés à moyen terme ? La question, bien que cruciale, reste encore ouverte. Contribuer à y répondre aura certainement des impacts locaux, nationaux et internationaux, tant les problématiques d’innovations se posent aujourd’hui dans de nombreuses villes, en Bretagne, au niveau national et international.
    Les villes de demain peuvent être structurées comme de véritables écosystèmes au service de l’innovation où toutes leurs forces vives se renforcent mutuellement (laboratoires de recherche, entreprises, pouvoirs publics, fablabs, associations…). Construire et renforcer ces écosystèmes complexes n’est pas tâche facile, de part le grand nombre d’acteurs et de paramètres à considérer. La recherche fondamentale en biologie ne s’est pas découragée devant la complexité d’une cellule, ne reculons pas devant celle que constitue le dessin de la ville de demain !