le conte du gars perché
Grand amateur de cinéma, de polar et de littérature de gare, le médecin de Betton se lance tardivement dans l’écriture d’un roman. Ce sera Chonzac, paru en 2010 chez l’éditeur rennais La Rue Nantaise. Coup d’essai réussi, fort apprécié du public (pas seulement de ses patients) que cette histoire d’un tueur cinéphile sévissant dans un village périgourdin, narrée avec humour, vivacité et sens du frisson. Tanguy enchaîne un an plus tard chez le même éditeur avec Les 3 singes, histoire criminelle là encore, mais dont le cadre est cette fois la bonne ville de Rennes et le héros un médecin de famille. Son troisième roman, Krieg, paru l’an dernier chez le Rennais Jean-Marie Goater, témoigne de la faculté de l’auteur à s’affranchir du cadre géographique pour faire palpiter un scénario mondialisé entrelaçant la fureur des affaires et la puissance de l’amitié au fil d’un thriller sans répit.
Entre-temps, Yves Tanguy s’est installé sur la « scène locale » du polar. Il est l’un des fondateurs du collectif rennais Calibre 35 – qu’il a quitté en août 2014 – et contribue à ce titre au recueil de nouvelles Rennes, ici Rennes (éditions Critic) avec un texte intitulé Les errements d’Hyppocrate. Enfin en cette année 2015, on lui doit un étrange et original OutRage (chez Goater) où les habitants d’une ville sont victimes d’une pandémie mortelle proche de la rage et que l’on doit abattre pour stopper la contamination. « Mariage réussi du film d’horreur et du conte de fées », écrivions-nous dans Place Publique au sujet de ce livre.
On se doute qu’Yves Tanguy n’a pas dit son dernier mot. Pour l’heure, il contribue à notre rubrique « Le Rennes des écrivains » avec un texte qui contient une part autobiographique, à savoir le plaisir du héros à se percher sur des points culminants. L’homme perché invente aussi beaucoup dans ce texte en imaginant par exemple que Ouest-France – où il n’a jamais travaillé – a installé sa rédaction dans l’immeuble des Horizons car « c’est un endroit incroyable » dont « la sensation vertigineuse n’a pas d’égal dans la ville », estime-t-il. De même, il ne marchait pas sur le toit du Parlement lors de l’incendie de 1994 mais se trouvait au dernier étage d’une maison de la rue Saint-Georges. Enfin, son reporter-photographe, Jean-Jean, est librement inspiré de la figure d’un correspondant du Télégramme que l’auteur connut jadis à Kerlouan.
Perché. Déjà tout petit, à l’heure des croûtes aux genoux, j’entendais dire de moi « Bouli, il est perché ! ». Pas de ma faute à moi. Pas de ma faute si je préfère mon monde au leur. D’ailleurs il a quoi de bon le leur ? D’où je m’y sentirais bien ? C’est pas faute d’avoir essayé.
Malgré moi au début, à l’âge des jardins d’enfants, je me suis bien mis en rang, j’ai bien souri à la maîtresse, j’ai même essayé de jouer avec les autres. Les autres se ressemblent tellement, les mêmes T-shirts, les mêmes tennis, la même façon de me choisir en dernier quand il s’agissait de constituer les équipes de foot. Un geste vague, un « Bon, ben Bouli… » lâché d’un air tantôt dégoûté, tantôt dépité. Il faut dire que, comme ils se ressemblaient tous, mes passes une fois sur deux allaient à l’équipe d’en face. Eux m’engueulaient, moi je feignais d’être désolé. C’était les passages obligés d’une enfance subie. Très vite, j’ai trouvé dans l’esquive un moyen d’éviter cet embarrassant rituel. L’esquive verticale. Profitant de la cohue des débuts de recréation j’empruntais en toute discrétion les escaliers de l’école, direction le toit plat de l’établissement.
Perché. Une fois là-haut pas question de regarder la cour de récréation, il suffisait qu’on me voie une fois, une fois seulement, pour que tout s’arrête. Alors pour passer le temps je m’allongeais les bras en croix et je regardais les nuages, leur trouvant des airs de ressemblance avec des héros de bandes dessinées ou de cinéma à qui je faisais vivre des aventures au rythme du vent. Un seule fois j’ai failli me faire prendre, c’était à la récréation du matin, la cloche sonnait et je descendais en courant quand la directrice brisa mon élan, bras croisés au bas de « son » escalier. Un instant me suffit pour imaginer le pire, la convocation de mes parents, la raclée de mon père une fois rentrés, sa ceinture qui glisse dans les passants de son pantalon, le premier tour qu’il faisait faire au cuir autour de sa main pour avoir une meilleure prise et assurer à ses coups leur juste valeur éducative. J’entendais déjà, pardelà les cloisons, les sanglots de ma mère impuissante à protéger son gamin de huit ans.
– Alors c’est toi qui te sers des toilettes de mon étage, Bouli ?
– Euh, oui m’dame, désolé m’dame.
– Je te comprends, Bouli, ce sont les plus propres mais n’en fais pas une habitude pour autant, et file, la cloche sonne.
Pas de coups ce soir-là.
Ces premières échappées d’altitude m’ont marqué à jamais.
Les années lycée, je les ai déroulées perché. La fac, perché sûrement trop haut pour y ramasser le moindre diplôme, trop loin pour m’y faire des amis.
Depuis deux semaines, sur les recommandations honteusement dithyrambiques d’un cousin éloigné au-delà du raisonnable, j’occupais au sein du département photo de la rédaction du journal Ouest-France le poste convoité d’assistant reprographiste torréfié, c’est-à-dire que je faisais des photocopies quand personne n’avait besoin de café.
Bien sûr, c’était transitoire, bien sûr, c’était mal payé, bien sûr, c’était précaire. Mais le poste en question présentait l’immense avantage d’être physiquement affecté non pas au siège de la rue du Breil mais à un endroit de Rennes aussi improbable que vertigineux : la tour des Horizons au bas de la rue de Brest. Les 35 étages de cette aberration architecturale dominaient la capitale bretonne plongeant à l’est sur le centre-ville et la cathédrale Saint-Pierre. Mon poste, bien qu’important aux rédacteurs en période de bouclage, n’était, en temps normal, capital à rien ni à personne. J’avais alors tout loisir de gagner mon guet perché là-haut hors de portée de tous.
Le vent me caressait les cheveux m’invitant à le suivre et je me sentais Ulysse face aux sirènes éconduites par les mises en garde d’un Circé imaginaire. Une goutte de pluie atterrit sur ma joue.
– Bouli, tu pars avec Jean-Jean, ça chauffe à la manifestation des marins pêcheurs. Il va y avoir du grabuge dans le bourg.
Jean-Jean. Même si je ne le connaissais que depuis peu j’avais à la fois appris à apprécier sa bonne humeur et à me méfier de sa réputation de pilier de comptoir. Originaire de Lechiagat, quinquagénaire, il buvait depuis qu’il avait, à l’âge des premières campagnes de pêche, défié au bar Chez Guite ses collègues d’en face du port du Guilvinec. Parlant breton avant de parler français, Jean-Jean avait hâte de rejoindre la manifestation de ses anciens collègues qu’il pensait avoir déçus le jour où il leur avait annoncé son désir de devenir photographe de presse, l’équivalent pour eux de danseuse du ventre. – Bon, prends les péloches, prends-en moi une trentaine, je me sens en forme ce soir.
Combien de temps avait duré mon exil d’altitude ? Le savon que je m’apprêtais à recevoir promettait d’être historique.
C’est en m’aidant de la cheminée pour me relever que je les ai vus. D’abord timides et lents, les faisceaux de lampe torche éclairaient le premier étage du Parlement de Bretagne, de l’autre côté de la place. Puis les lueurs devinrent folles, semblant courir sous les ors comme si le diable lui-même les poursuivait. Réapparaissant au rezde-chaussée, elles étaient distinctement trois. Une voiture sombre arrivant de la rue Hoche pila devant le bâtiment. Les trois faisceaux s’y engouffrèrent.
La descente de mon perchoir fut aussi lente que prudente. La place du Parlement était désormais vide, un graffiti « Balladur Démission » offrait son injonction écarlate aux pigeons.
Minuit et demi. Le retour chez moi me parut interminable. Les cars de CRS avaient cédé la place aux camions de pompiers.
Sans doute y avait-il eu des blessés chez les marins-pêcheurs et chez les forces de l’ordre. Sans doute allais-je perdre mon job. Sans doute mon année 1994 allait être bien longue.