de conversion en reconversion
À Rennes, dans le quartier Bourg-l’Évêque, au confluent de l’Ille et de la Vilaine, se dresse la colline Saint-Cyr, un lieu, plusieurs époques, une histoire qui témoignent des mutations d’une société. Marine Bachelot, auteure, met en scène l’histoire des religieuses et des pensionnaires de l’Institution de rééducation Saint-Cyr qui régna sur le lieu pendant deux siècles. La déambulation durant le spectacle Histoires de femmes et de lessive invite au souvenir et permet de découvrir le site dans son actualité.
Trois périodes jalonnent la vie de Saint-Cyr : la clôture des sœurs et l’enfermement des filles du 19e siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’ouverture dans les années 60, puis l’aménagement d’un projet social et culturel jusqu’à nos jours. Hier isolé, puis cloîtré, le domaine Saint-Cyr est aujourd’hui traversé de toutes parts. Cet espace préservé en plein cœur de ville a gardé sa vocation sociale.
Le domaine Saint-Cyr est marqué dès ses origines par la présence religieuse. Mais l’histoire montre aussi la présence de la Ville après la Révolution et celle de l’État à partir du 19e siècle.
La colline de Saint-Cyr est occupée par des moines au 9e siècle. Le monastère est détruit par les invasions normandes. Des bénédictins y fondent un prieuré au 11e siècle, qui tombe en ruine au 17e siècle. En 1633, une communauté de bénédictines, les Calvairiennes de Saint- Cyr, investit et restaure le monastère avec l’aide de familles rennaises. Le cloître actuel de la Maison Saint- Cyr date de 1646.
À la même époque, des laïques installées près des Portes Mordelaises, se consacrent à la rééducation de prostituées et de prisonnières. Devant la difficulté de leur tâche, Jean Eudes fonde en 1641, l’ordre des soeurs de Notre- Dame de la Charité pour accueillir ces « repenties », « femmes de mauvaise vie » qui acceptent le chemin de la conversion. Selon leur fondateur : « On ne reçoit que celles qui, touchées de Dieu, entrent volontairement dans la maison pour y faire pénitence ». Comme l’exigeaient les règles de Rome, les soeurs sont cloîtrées. Etonnante cohabitation entre religieuses et prostituées, un scandale à l’époque ! Mais la Révolution chasse les religieuses de leur couvent de la Trinité.
Les bâtiments de Saint-Cyr, devenus propriété de la Ville après la dispersion des bénédictines exilées pour jansénisme puis chassées par la Révolution servent de caserne et principalement de prison. En 1808, la Ville renonce au domaine et un décret impérial de Napoléon Ier en fait don aux religieuses de Notre-Dame de la Charité qui se reconstituaient en communauté. Mais le manque de ressources et la misère grandissante poussent les soeurs jusqu’à la mendicité. Le préfet de l’époque leur accorde un financement pour les réparations urgentes et une dotation annuelle. Du 19e siècle aux années 1980, Saint-Cyr recueille, enferme ou accueille des filles pour leur rééducation.
Le domaine Saint-Cyr compte cinq hectares de terrain entourés de 2 500 m de murs. Alors que les garçons délinquants sont envoyés à la campagne, les filles sont recueillies dans une enceinte aux portes de la ville. Elles y arrivent d’abord par adhésion volontaire, puis par décision de justice dès que l’État s’en mêle. Le Refuge répond bientôt à un troisième type de demande : les placements imposés par les familles elles-mêmes. Des mesures relevant de l’autorité paternelle qui rappellent à l’ordre les jeunes filles récalcitrantes : « Si t’es pas sage, t’iras à Saint-Cyr ».
Marie-Claude Bouin, éducatrice spécialisée, note que deux voies sont possibles pour la jeune fille : « D’un côté l’adhésion à la loi – un Dieu, un Etat, un père –, de l’autre la sanction. L’enfermement leur rappelle à quelle place sont assignées les femmes dans la société ». Destinée à ramener aux bonnes moeurs les filles qui se sont mal conduites, Saint-Cyr accueille jusqu’à la fin du 19e siècle, des jeunes de plus de 15 ans pour des séjours de dix jours à un an. Mais au début du 20e siècle, l’introduction dans le code civil, en 1889, de la déchéance de l’autorité paternelle change la donne. L’Institution accueille alors des enfants pour les préserver de leur environnement. Le nombre de pensionnaires grandit : 24 filles en 1821, 269 en 1854, 606 en 1897 !
Claire Dumas, éducatrice de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), évoque ces « filles de justice » dans une franche litanie : « Filles prostituées qui en font ou en feront leur «métier» ; filles «sur le bord» qui pourraient le devenir ; filles qui n’ont rien fait de ce genre mais, étant filles et pauvres, sont forcément des prostituées potentielles ; filles qui ont été abusées mais sont traitées comme coupables ». Le poids des représentations joue de façon déterminante. Qu’elles soient en marge ou à protéger, les jeunes filles sont toutes perçues par les soeurs comme des brebis égarées. Leur mission est en résonance avec leur époque : la société attend de l’Institution qu’elle réinscrive la femme insoumise en tant que fille, épouse et mère.
Le domaine Saint-Cyr se déploie alors selon une architecture bien compartimentée pour faire cohabiter sans se croiser les différentes congrégations religieuses présentes et les pensionnaires. Chez les filles, la ségrégation s’organise pour éviter la contamination. Le Refuge accueille les pénitentes et la « Préservation » les orphelines ou filles de l’assistance publique. Les murs s’élèvent pour soustraire les religieuses et les filles au regard de la société.
– « Pierre de schiste mauve et mortier. Un cordon sanitaire, épais, opaque. »
Dans l’enceinte, la vie en autarcie s’organise: des dortoirs au réfectoire, du lavoir aux jardins, en passant par la ferme et jusqu’au cimetière créé en 1850. Aujourd’hui encore, dans le parc Saint-Cyr, le promeneur peut se recueillir devant les deux rangées de petites tombes fleuries où les soeurs sont enterrées sous l’ombre imposante de la croix du père aumônier.
– « Expliquez-moi ma soeur, expliquez-moi. Qu’est-ce qu’il a fait ce prêtre pour mériter ça ? Se retrouver à cette place d’honneur, comme un patriarche au milieu de sa descendance ?
– Comme un sultan à la tête d’un harem ? »
Les voilà bien remerciées ces religieuses vouées pendant plus d’un siècle au lourd fardeau du redressement des mauvaises filles !
Malgré les dons et la faible participation financière de l’État, la question de la subsistance se pose : il faut se mettre au travail. Dès 1857, on achète de l’outillage pour la couture, puis on construit le lavoir en bordure de l’Ille et la buanderie. Les religieuses et les pensionnaires lavent et repassent le linge des casernes, des lycées, du séminaire et de grands hôtels de la ville.
– «Travaillons, mes enfants ! Nous sommes toutes embarquées dans le même navire ! L’oisiveté est la mère du vice ! Et si Saint-Cyr ne travaille pas, Saint-Cyr ne survivra pas ! »
L’entreprise ne connait pas la crise : les commandes affluent ! En une seule année, Saint-Cyr fournit jusqu’à 25 000 chemises et 15 000 paires de gants. La main d’oeuvre efficace et peu coûteuse attire des industriels bien peu scrupuleux. À côté de la couture et de la broderie, les ouvrières confectionnent bientôt des tricots, du tissage, de la bonneterie, des matelas et des édredons. Saint-Cyr approvisionne les grands magasins parisiens comme Le Bon Marché ou La Samaritaine. Après des travaux de modernisation, la blanchisserie accueille de nouveaux équipements pour plus de rendement.
– «Pour la rédemption de votre âme et le redressement de vos caractères, il faut que vous soyez broyées, harassées de fatigue !»
Le travail et la pénitence offrent aux filles le moyen de sublimer leur révolte ou leur perte. La notion de rédemption est primordiale pour façonner de futures épouses travailleuses, des mères pieuses. Mais si la réintégration sociale est le projet de sortie, l’idéal est l’entrée dans la vie religieuse ! La pénitente accède alors au rang de « Madeleine ».
Ainsi, tout en étant coupées du monde, les filles voient défiler dans leurs mains un siècle d’histoire. Les guerres se succèdent. Elles lavent tour à tour les uniformes et les draps des Français, Allemands, Américains. On raconte que les soldats glissaient dans les poches de leur habit des petits mots à l’attention des jeunes filles…
L’effort paie et permet à la congrégation d’agrandir les bâtiments, de construire une grande chapelle, un calvaire et deux sanctuaires. Les réfectoires des soeurs sont réaménagés et décorés de frises en mosaïque d’Odorico. L’oeuvre de Saint-Cyr connait un bel essor jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Mais les temps changent. La place des femmes évolue au sein de la société. Le droit de vote obtenu en 1944, puis les avancées législatives à la suite des événements de 1968 bousculent les méthodes rééducatives et la prise en charge des filles.
– « Montez voir les filles ! Dehors c’est mai 68 ! Grève générale ! Y’a de la chienlit bleue et des plages de sable avec des cocotiers qui sortent des pavés ! »
Les lois relatives aux mineurs, à partir de l’ordonnance de 1945, témoignent aussi d’une nouvelle conception de l’enfant : de coupable à punir, il devient victime à protéger. L’État attribue un prix de journée aux institutions et exige en retour plus de contrôle. Les jeunes filles sont majoritairement placées à Saint-Cyr par le juge des enfants dans le cadre de la protection de l’enfance.
Du côté de l’Église, à la suite du concile Vatican 2, les congrégations sont encouragées à s’adapter aux mutations en cours. La clôture est ainsi supprimée en 1967 à Saint-Cyr. L’ouverture permet aux religieuses de se former et de modifier leurs pratiques éducatives. Saint-Cyr est un des premiers centres de rééducation à proposer des études secondaires et techniques à ses pensionnaires, à prévoir un terrain de sport. Bientôt la diminution des vocations et le vieillissement des religieuses obligent la congrégation à embaucher du personnel laïc. En 1961, deux services d’accompagnement éducatif à l’extérieur de l’Institution sont créés. Les premiers éducateurs hommes sont intégrés en 1970. Un foyer maternel pour femme avec enfant est ouvert en 1973.
Durant cette période, de nombreux établissements religieux ferment à la suite de la baisse des vocations et du vieillissement du personnel religieux. Lorsque les soeurs décident de se retirer, elles préparent la passation en créant l’association L’Essor dont le projet repose sur des valeurs inspirées de l’humanisme chrétien. La reprise de la gestion de deux établissements issus de Saint-Cyr, le centre Ker-Huel et le foyer Mistral, se réalise officiellement en 1976. Et sur le site, la même année, une maison de retraite est créée pour accueillir les religieuses et anciennes pensionnaires.
Face aux difficultés rencontrées dans la gestion de cette immense propriété, la communauté religieuse se tourne vers la municipalité en vue d’une cession. Au cours d’un long échange, Edmond Hervé, maire de Rennes, reçoit des religieuses le voeu de garantir la vocation sociale du lieu. L’acte de vente est conclu en 1986. L’engagement est largement tenu depuis 25 ans. Alors que pour la majorité des Rennais le mystère demeure derrière les murs de Saint-Cyr, l’enclos est devenu un espace de mixité sociale et générationnelle, un lieu vivant de culture, qui entretient le patrimoine historique. Jocelyne Bougeard, élue du quartier, y voit un site « au croisement du projet social et de l’aménagement urbain ».
Au départ des centres éducatifs, déployés en petites unités dans la ville, les bâtiments rénovés accueillent deux maisons de retraite, une résidence d’étudiants, des logements sociaux, le siège du Secours catholique, une salle de sport et très récemment un Centre d’hébergement d’urgence (CHU). La buanderie restaurée héberge la Maison des jeunes et de la culture (MJC) et le théâtre de la Paillette se construit dans les jardins en contrebas. Le parc est ouvert au public depuis 1993. Les enfants des écoles du quartier y cultivent leurs potagers sous le regard bienveillant des aînés. Un jardin est adapté aux personnes non et malvoyantes. Depuis 2006, en coopération avec la Ville de Rennes, un groupe d’usagers du parc travaille à son réaménagement afin de le rendre encore plus accessible, favoriser le lien social et mettre en valeur les rives de l’Ille. Toutes les structures du site sont novatrices.
L’association Saint-Cyr, créée en 1986, gère la maison de retraite hébergée dans l’ancienne Institution. C’est un lieu de vie innovant. En lien avec les évolutions de la société, et particulièrement le mode de vie urbain, les résidents souhaitent trouver dans l’établissement leurs occupations antérieures. Deux animateurs et des bénévoles proposent des activités qui favorisent l’ouverture vers l’extérieur.
Depuis 1998, la maison de retraite et la MJC la Paillette s’associent pour organiser la « quinzaine bio ». Des animations sur l’environnement permettent aux habitants du quartier d’investir le domaine Saint-Cyr comme lieu de rencontre et de réflexion. En 2007, la création d’une galerie dans le cloître offre aux résidents un espace alliant création culturelle et lien social.
Depuis 2009, le partenariat avec l’Union des associations interculturelles de Rennes (UAIR) ouvre les portes de Saint-Cyr aux retraités immigrés pour un café à palabres mensuel. Au fil du temps, dépassant les préjugés, le lien s’instaure entre les personnes et les histoires de vie se partagent. Yannick Marquet, animateur, constate que « cette rencontre est devenue un rendez-vous attendu ». À travers leurs activités, les résidents de Saint-Cyr ne sont pas coupés de la réalité du monde qui les entoure.
Lors du déménagement de l’Observatoire et pôle d’animation des retraités rennais (Opar) qui occupait une aile adjacente à la Maison de retraite, la vacance des locaux motive une surenchère de propositions toutes à caractère social pour respecter la vocation du site.
Le choix de la Ville de Rennes d’y installer un Centre d’hébergement d’urgence est courageux pour les uns, déconcertant pour les autres. Face aux besoins grandissants en hébergement d’urgence, le projet dépasse le quartier et devient territorial. Renforcer ce type d’accueil s’impose à la cité. Les personnes laissées à la rue aujourd’hui sont entre autres des familles, des familles monoparentales, des travailleurs pauvres et des demandeurs d’asile.
Le Refuge d’hier se transforme en Abri : 26 places d’hébergement temporaire, la nuit. À travers cette décision, la municipalité réaffirme la mission d’accueil de Saint-Cyr auprès des plus démunis.
Le domaine Saint-Cyr conserve sa vocation sociale. Au lieu d’enfermer, ses bâtiments hébergent aujourd’hui de manière ouverte les personnes en difficultés, les jeunes et les aînés. Le parc est mis à la disposition des écoliers et des promeneurs. Son patrimoine encourage l’investissement culturel et artistique.
La clé de cette reconversion se trouve sans doute dans la qualité du dialogue échangé au moment de la cession. Les valeurs partagées par la communauté religieuse et la municipalité ont non seulement préservé le site dans sa mission d’origine mais ont insufflé une nouvelle dynamique. « Le domaine Saint-Cyr est révélateur des capacités d’évolution d’une société toujours en mouvement », souligne Jocelyne Bougeard. Le spectacle de Marine Bachelot participe au devoir de mémoire. Interroger l’histoire sans la sanctionner permet de décrypter les mécanismes qui transforment un outil social tel que Saint-Cyr, de conversion en reconversion.