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Initiatives urbaines
#11
Nantes/Rennes sous
le regard croisé
des urbanistes :
Patrick Bouchain,
la passion du commun
RÉSUMÉ > Après Alexandre Chemetoff, Jean-François Revert, Nicolas Michelin, Jacques Ferrier, Philippe Madec, Jean-Pierre Pranlas-Descours, François Grether, François Leclercq et Christian Devillers, Patrick Bouchain est le nouvel invité de cette série consacrée aux architectes et urbanistes étant intervenus à la fois à Rennes et à Nantes

Faire de l’architecture, c’est diffuser par l’exemple et le faire la culture architecturale dans la proximité du politique et en lien avec la population. »
Né en 1945, Patrick Bouchain est... architecte ?

     Rien n’est plus commun que le commun. Le commun, c’est le banal et le quotidien, mais aussi la collectivité et une condition qui nous est commune, manger, dormir. Cette substance anthropologique, entre le sentir et l’être-ensemble, Patrick Bouchain s’en est saisi à maintes reprises au fil de ses projets. Construire, c’est faire ensemble, rencontrer. Construire, c’est positif. Il ne le cite pas, mais s’il fallait le rapprocher d’une pensée, le nom de Cornelius Castoriadis vient à l’esprit : la création opposée à la contemplation, la démocratie comme processus, la critique publique de la bureaucratie et des lois, la Cité contre la norme transcendante, l’imaginaire, l’autonomie et l’auto-institution comme critique permanente des institutions existantes.  
     Au-delà des mots, il aura en effet régulièrement cherché par ses projets à préserver ce qu’il y avait de plus précieux dans ce commun : ni médiocrité niveleuse, ni collectivité contraignante, mais des processus de participation et la mise en mouvement des usagers futurs. L’architecte du Lieu Unique, ouvert à Nantes au tournant du siècle, n’en a jamais démordu : l’architecture est politique. Elle se doit de répondre au souci de l’intérêt général et elle engage l’architecte à se tenir au plus près de la commande et donc au plus près du politique.

     Patrick Bouchain a régulièrement dit avoir appris par périodes le cinéma, la danse, la musique, le cirque, les arts plastiques… Et le Lieu Unique marqua l’une de ces périodes. Depuis, à Roubaix avec la Condition publique en 2004 ou à Calais en 2008 avec le Channel, Bouchain a prolongé les intuitions transcrites à Nantes : révéler plutôt que transformer, transformer plutôt que jeter, décaper et mettre à nu, mettre aux normes et restituer les espaces jusqu’à l’usure des murs tout en y apposant les éléments du confort minimum et en y ajoutant quelques signes d’une modernité raffinée. En clair, s’inspirer du processus qui a vu les lieux de culture s’affranchir progressivement du carcan des normes restrictives de la construction (publique) sous la pression de leurs utilisateurs qui souhaitaient sortir des lieux institutionnels au prétexte qu’ils n’étaient plus adaptés à leurs formes de création : rencontres publiques, festives, théâtre de rue, horsscène et hors-champ…
     Diversité du collectif, flexibilité des espaces et des modes d’occupation, flexibilité des temps du projet, responsabilisation des occupants dans la configuration du site, appropriation, réduction des coûts, faire plus avec moins : Patrick Bouchain aura su transcrire dans le (relativement) durable les intuitions forgées au cours de ses multiples interventions et scénographies de prestige au fil des décennies 1980 et 1990. Tout commence avec les colonnes de Buren au Palais-Royal, dont il tirera un principe : faire en sorte qu’une oeuvre ne puisse jamais être critiquée avant son achèvement. Suivront le premier théâtre équestre de Zingaro, les concerts de Rostropovitch, la célébration de la bataille de Valmy, les grandes roues sur les Champs-Élysées pour l’an 2000… Le savant et le populaire, l’éphémère et le mobile, à Versailles comme dans les délaissés de Seine-Saint-Denis. Et le réversible, comme à Saint-Jacques-de-la-Lande où les salles de classe qu’il a livrées en 2008 sont destinées à être transformées en locaux d’habitation ou d’activités lorsque le quartier aura vieilli. Une école ? Oui, mais foraine et ceinte d’une palissade de chantier, avec les classes comme des bateaux amarrés autour d’un espace central, la cour de récréation, le port.

     Jaloux de son pouvoir ? Non, tous bâtisseurs ! Patrick Bouchain est un « partageux », comme il arrivait de le dire des « cathos de gauche » il y a une quarantaine d’années. Un « partageux » plutôt qu’un architecte « participationniste », vilain mot à consonance technocratique. Pour lui, l’architecture ne se montre pas, elle se vit. Le sens plutôt que la forme. Illustration à Venise le temps d’une Biennale et d’un Pavillon français littéralement occupé au cours de l’automne 2006, avec les jeunes architectes du collectif Exyzt – et durant une semaine par un groupe d’étudiants et enseignants de l’Ecole d’architecture de Nantes. Un idéal ? Pas de clients, des amis plutôt.
     Quelques années proche du PCF au mitan des années 1970, il co-fonde et enseigne après mai 81 à l’École nationale supérieure de création industrielle (ENSCI) avant de rejoindre Jack Lang qu’il conseillera jusqu’en 1986, conduisant notamment l’achèvement des Deux Plateaux de Daniel Buren dans la cour du Palais Royal. Puis il est devenu son secrétaire particulier sous la première cohabitation, et le pivot du club Allons z’idées. À partir de 1988, il sera très engagé dans l’organisation des festivités du bicentenaire. Il suivra ensuite Jack Lang à Blois après son élection à la mairie en 1989 pour y conduire, avec Jean Harari, les activités d’un Atelier public d’architecture et d’urbanisme.
     Installé dans une tour de la Zup, l’Atelier accompagnera la rénovation du centre-ville autour de la halle aux Grains, le développement des quartiers nord, la construction d’équipements sportifs, la création du Centre européen du goût et de l’École nationale du paysage de Blois (à la suite du transfert manqué de l’École nationale supérieure du paysage de Versailles), l’installation du Conservatoire national des jardins à Chaumont... Sans oublier le « troisième pont » (pont François-Mitterrand) réalisé à la fin du premier mandat. En 1991, Patrick Bouchain fut le premier président de l’Association pour la Fondation des cultures du monde, destinée à lancer Jack Lang sur le chemin du ministère des Affaires étrangères. Il s’éloigne dès lors des choses de la politique pour retrouver la politique des choses. Il en conserve pourtant un indéniable savoir sur la politique et sa forme la plus moderne, la gouvernementalité, dont il aura toujours su détourner les lois chaque fois qu’un projet l’exigeait.

Expérimenter l’architecture : aphorismes et sens pratique

     Au-delà du sens pratique qu’il met dès lors à l’épreuve sur chacun de ses chantiers, autant d’« actes culturels » aime-t-il à répéter, Patrick Bouchain conserve de ses expériences politiques le sens de la formule. C’est même un homme d’aphorismes. Qu’on en juge à la lecture de son dernier ouvrage où il développe une nouvelle vision du logement social : « Comment concilier l’individu dans son unicité et le logement social dans son universalité normalisatrice ? » ; « livrer un logement non fini, non pas au sens où il serait «mal fini» mais plutôt «ouvert pour être terminé» » ; en somme une foule de « petites subversions exemplaires afin de réveiller tous ceux qui sont aliénés par les habitudes ». Et l’aphorisme jusqu’au choix du titre de cet ouvrage : Construire ensemble le grand ensemble (Actes Sud, 2010).
     Sa grande idée, au fond, consiste à prendre une population comme une ressource et, à partir de là, à théoriser une forme d’architecture vitaliste qui vise autant la réinsertion sociale que l’enchantement esthétique. Penser par exemple que les précaires ou les chômeurs disposent d’un temps qu’ils pourraient employer à l’édification de leur cadre de vie, pour faire en sorte que « l’exclu du système de consommation généralisée devienne le coproducteur de l’objet principal de sa vie quotidienne ». Transformer et par là même retrouver une prise sur sa propre vie. Faire entrer la vie dans le logement en utilisant la ressource du non-fini ou du « prêt-à-finir », un peu à la manière des Castors de l’après-guerre. Tout le monde habite et chacun bricole.
     Avec Bouchain, le projet n’est plus qu’une hypothèse, toujours modifiable, toujours flexible. Décohabitation, co-location, partage… Le tout sous l’égide d’une lutte perpétuelle contre les normes aveugles et pour l’assouvissement têtu d’un immense désir de créer, héritage direct d’une vieille lignée « soixante-huitarde », pour « jouir d’habiter », dit-il.

PLACE PUBLIQUE > Comment la Volière Dromesko a-t-elle atterri dans la lande de Saint-Jacques ?

PATRICK BOUCHAIN >
J’avais accompagné depuis longtemps le cirque Aligre et Zingaro dans leurs déplacements et l’organisation de leurs lieux successifs. Igor et Bartabas se sont séparés lorsque j’ai achevé pour eux leur installation à Aubervilliers. Le premier m’a alors demandé de travailler sur un nouveau bâtiment de spectacle plus éphémère, plus fragile, moins ancré. Il voulait une volière. Je l’ai donc accompagné dans l’aventure de la Volière Dromesko. Une première représentation avait eu lieu à Lausanne, au théâtre Vidy. Lorsque Emmanuel de Véricourt, qui avait dirigé ce théâtre, est arrivé à Rennes pour fonder le TNB1, une liaison s’est établie. Igor ne connaissait pas Rennes mais il y est venu parce qu’Emmanuel était déjà là. Le TNB a coproduit et même produit certains spectacles de la Volière. Le maire de Rennes, Edmond Hervé, nous avait d’abord prêté un terrain en friches au bord de la Vilaine, mais en nous prévenant que l’emplacement n’était que temporaire. Emmanuel de Véricourt souhaitait de son côté faire un travail sur la campagne, et nous avons alors envisagé un double du TNB, notamment pour les répétitions, au calme, à l’écart de la vie urbaine. Mettre les artistes « au vert » et puis pourquoi pas emmener le public lui-même « au vert » tout en tirant un public rural vers le théâtre… Proche d’Edmond Hervé et à l’époque maire de Saint- Jacques, Daniel Delaveau a très vite saisi l’opportunité de nous recevoir. Après avoir visité plusieurs sites, nous avons trouvé cette ferme du Hautbois en demandant à Jean-Pierre Pranlas-Descours, l’urbaniste de la Morinais, de nous réserver ce carré historique. Cet ensemble du 17e était pratiquement le seul témoin d’un hameau détruit par les Allemands durant la guerre lorsqu’ils avaient souhaité prolonger la piste de l’aéroport. On entre alors dans une véritable amitié, inhabituelle et globale, entre un élu, un artiste et un architecte, le tout sous l’égide du TNB.

PLACE PUBLIQUE > Et comment est-on passé de la Volière à l’école primaire ?

PATRICK BOUCHAIN >
Je me souviens d’une réunion, entre élus, artistes, urbanistes et techniciens de la Ville de Saint- Jacques pour statuer sur la pérennité de ce lieu. Daniel Delaveau était là, mais aussi Emmanuel Couet qui était encore son adjoint à l’urbanisme. Et notre histoire, à Igor, Emmanuel de Véricourt et moi, a prévalu sur l’histoire des techniciens. Daniel Delaveau est entré progressivement dans notre histoire alors qu’initialement, il était contre cette idée et ne voulait pas revenir sur ce que souhaitait Jean-Pierre Pranlas-Descours. Mais comme il est plein de bon sens, Daniel Delaveau est tout doucement venu sur notre propos. Et en sortant de cette réunion, nous avons eu gain de cause ! Oui, cet endroit restera dévolu à la culture et sans s’en rendre compte, au fond, il nous passait commande.
     C’est peut-être la plus belle des commandes publiques que j’ai jamais reçues, une commande par conversation, par synthèse d’une conversation entre des intellectuels, des artistes, des techniciens et des politiques. Et en nous passant commande, Daniel qualifiait cette parcelle qui devenait le coeur vert, le poumon de la Morinais. La situation était retournée. Pranlas était un peu déçu, la ferme n’est pas tout à fait droite, mais tant pis ! Durant 4 à 5 ans, il s’était dit qu’il pourrait toujours y revenir un jour puisque c’était une occupation précaire…

PLACE PUBLIQUE > Qui a des droits sur un bâtiment ? Celui qui s’en sert, avez-vous l’habitude de dire...

PATRICK BOUCHAIN >
Et tout comme on attribue une parcelle à Kaufman & Broad, pourquoi ne pas en attribuer une à l’intérêt général ? Lorsque Daniel fait part de son projet d’installer une école provisoire sur cette parcelle, je lui ai répondu que plutôt que des Algecos, nous allions y construire une école « provisoire définitive », constituée de modules mais préparatoire à la ville.

PLACE PUBLIQUE > Une nouvelle école pour un nouveau quartier ?

PATRICK BOUCHAIN >
Aujourd’hui, l’école trouve naturellement toutes ses justifications, les enfants sont nombreux. Mais plus tard, la population vieillira et l’usage changera. Et nous nous ferons une joie de transformer les classes en habitations, en centre sociaux, en ateliers… Jusqu’à la maison de retraite ! Nous retrouverons tous les âges de la vie au même endroit.

PLACE PUBLIQUE > Comment s’est déroulée la consultation préalable à la construction de cette école ?

PATRICK BOUCHAIN >
Un concours a eu lieu. Les meilleurs architectes ont rendu leurs plus beaux projets, mais sans tenir compte ni de la ferme, ni du caractère forain de l’installation d’Igor. La Volière au centre d’un carré ou posée sur une dalle, ça ne colle pas ! Et nous avons gagné contre tout le monde, avec le ferme soutien du maire. C’est une bonne illustration de la construction d’un programme aux côtés du politique.

PLACE PUBLIQUE > Daniel Delaveau a ensuite été élu maire de Rennes, en 2008. Vous n’y avez encore jamais construit !

PATRICK BOUCHAIN >
Mais je ne peux pas construire à Rennes, je suis trop petit ! Nous avons déjeuné ensemble juste après son élection, l’occasion de le féliciter et de lui dire aussi que sa promotion signait la fin de notre collaboration ! Je n’ai donc jamais travaillé à Rennes.

PLACE PUBLIQUE > Vous avez en revanche conduit des chantiers d’envergure à Nantes.

PATRICK BOUCHAIN >
C’est pourtant un peu la même histoire puisque j’y suis arrivé par Jean Blaise et non par un service d’urbanisme ou un promoteur, et à l’époque face aux réticences de Jean-François Revert : cette partie-là du Champ de Mars n’avait pas été conçue à l’origine pour accueillir un endroit comme le Lieu Unique.

PLACE PUBLIQUE > Il s’agissait de trouver un port d’attache pour Jean Blaise...

PATRICK BOUCHAIN >
Jean était jusqu’alors un nomade et il souhaitait un lieu fixe. Il voulait faire une pause tout en continuant l’action culturelle qu’il avait menée. Cela passait par un lieu. L’usine LU était en vue ; l’idée du Lieu Unique viendra plus tard, mais la Ville souhaitait d’abord en passer par un concours. Un programmiste a donc rédigé un programme. Un programme infernal, 500 pages au bas mot ! À ma demande, Jean l’a réécrit ! Il en a fait le plus beau des programmes, une dizaine de pages où il raconte l’histoire d’un visiteur qui entre dans un lieu de culture. Le projet y était tout entier. Un jury se tient. Je pensais perdre face à François Seigneur qui avait déjà réalisé la première tranche des travaux, au dernier étage. J’ai donc abordé ce concours comme un exercice critique, critique du concours. Je planche le premier, évoquant ce que pourrait devenir ce bâtiment s’il était conforme au programme écrit par Jean Blaise. Là, j’ai vu les têtes des jurés se redresser, leur attention monter, les yeux briller, le Drac s’éveiller, Patrick Rimbert, l’adjoint à l’urbanisme, regarder un peu partout… Au bout de 25 minutes, on me demande ce que j’ai à montrer. – Mais rien, je viens de tout vous raconter ! J’ai bien quelques dessins, mais ce sont des schémas sans intérêt et je ne vous les montrerai pas ! Le soir, Jean Blaise m’annonce que j’avais presque obtenu l’unanimité du jury mais que j’étais également hors-concours ! – François Seigneur a obtenu moins de voix que toi, mais il a répondu au concours. C’est lui qui est choisi. Irrattrapable ! Le conseil municipal doit avaliser la décision dans les jours à venir… Je décide de me battre et j’obtiens une conversation en tête-à-tête avec Jean-Marc Ayrault pour tenter de le rassurer sur mon projet.

PLACE PUBLIQUE > Les membres du jury avaient choisi votre projet tout en regrettant que vous n’ayez donné aucun gage de sérieux...

PATRICK BOUCHAIN >
Aucun gage de sérieux ! J’ai alors montré à Jean-Marc Ayrault les usines que l’on réalisait aussi à ce moment-là et sur ce mode-là pour l’industrie. Il s’est montré plutôt convaincu, m’a retenu, tout en installant un comité de suivi regroupant les adjoints à l’urbanisme, à la culture, le secrétaire général… Un vrai plaisir pour tous de se rendre à ces réunions. Un projet monté collectivement dans tous ses aspects. Jean-Marc Ayrault, qui n’est pas franchement un chaleureux, suivait le chantier à distance, mais il m’a écrit une lettre manuscrite, et c’est la seule fois où cela m’est arrivé, pour me dire qu’il avait vu en actes le jour de l’inauguration ce que je lui avais raconté dans son bureau. C’était le plus beau des compliments : l’architecte avait tenu parole !

PLACE PUBLIQUE > C’était aussi le début d’une longue aventure nantaise…

PATRICK BOUCHAIN >
Je suis en effet régulièrement revenu à Nantes, d’abord pour parler, parler... C’est aussi le moment où Alexandre Chemetoff est choisi pour conduire le projet de l’île de Nantes.

PLACE PUBLIQUE > Alexandre à qui vous êtes lié depuis longtemps…

PATRICK BOUCHAIN >
Alexandre est mon ami depuis très longtemps. Il se sent alors un peu boudé par la scène locale. Depuis le chantier du Lieu Unique, j’entretiens de bonnes relations avec Philippe Bataille, le directeur de l’Ecole d’architecture, et nous avons instauré grâce à plusieurs médiations, celle de Patrick Raynaud, de Patrice Goulet, de Jean Blaise, de Patrick Rimbert, de Laurent Théry un cercle de qualité informel, un club de bonne entente. Alexandre a rencontré un peu tout le monde pour convaincre et expliquer son projet...

PLACE PUBLIQUE > C’est à ce moment-là que vous vous investissez aussi dans la programmation de la nouvelle école d’architecture ?

PATRICK BOUCHAIN >
En effet, j’y suis convié par Philippe Bataille qui éprouvait quelques difficultés avec le programmiste.

PLACE PUBLIQUE > Un programme en deux tomes…

PATRICK BOUCHAIN >
Voilà, il fallait cadrer un peu ce travail… L’occasion aussi de revenir aux sources du programme de l’ancienne école, anti-autoritaire et soixantehuitarde. Que voulait-on ? Une école hiérarchique, corsetée, figée ? Cette prise de conscience a conduit à une révision complète du programme en cours d’élaboration et Philippe m’a demandé ensuite de participer au jury. Mais tout ceci s’est avant tout tressé autour de rapports d’amitié.

PLACE PUBLIQUE > Et Alexandre Chemetoff a lui aussi participé au jury…

PATRICK BOUCHAIN >
Alexandre, qui avait en tête un autre projet, a été progressivement convaincu par la proposition du duo Lacaton-Vassal. Même si ces derniers avaient des convictions fortes et souhaitaient aller au bout de leurs hypothèses... Ils sont têtus, c’est une qualité. Un bras de fer s’est alors engagé autour du rapport au fleuve. En est issu le petit bâtiment au bord de la Loire, détaché comme un belvédère, séparé de l’ensemble par une rue intérieure. Alexandre a compris comment l’École lui offrait un contrepoint au Palais de Justice.

PLACE PUBLIQUE > Ce sont aussi les prémisses d’un « quartier de la création ».

PATRICK BOUCHAIN >
C’est en effet au fil de ces révisions successives que l’idée d’implanter l’école d’art – et non plus l’école d’architecture – dans les halles Alstom voisines a pris corps. Franklin Azzi vient d’être désigné pour conduire cette transformation. J’étais membre du jury.

PLACE PUBLIQUE > Le projet retenu pour cette école d’art « tombe », pour ainsi dire, à mi-chemin, géographiquement et plastiquement, de deux bâtiments effigies : l’école d’architecture et les Nefs… Et au passage, ces halles transformées (re)combinent les deux esthétiques de ses voisines. C’est un hybride qui tombe bien ?

PATRICK BOUCHAIN >
C’est une drôle d’histoire en effet. Alexandre avait tenu à conserver longtemps ces bâtiments sans destination qui deviendront par la suite les Nefs. Je l’avais aidé à défendre ce point de vue devant Jean-Marc Ayrault : conserver ce bâtiment, même désossé. Entretemps, je réalisais, avec François Delarozière, le Channel à Calais. De là lui vint une idée. François me dit : «J’aimerais m’installer dans les Nefs, mais j’aimerais aussi en être l’architecte, comme à Calais. Une signature de complaisance est-elle possible ?» –Bien sûr ! Nous y avons démontré que l’on pouvait tout à fait occuper une partie d’un bâtiment en laissant le reste vide et donc l’avenir ouvert. Jean-Marc Ayrault l’a tout à fait compris et c’est pour cette raison que j’ai pu défendre le même principe pour la reconversion de la halle Alstom. L’ensemble permet d’alterner les pleins et les vides, avec des trous que l’on viendra remplir plus tard. C’est un ensemble de morceaux d’équipements qui sont autant de morceaux d’architectures.

PLACE PUBLIQUE > Et cette esthétique qui emprunte autant aux grandes parois vitrées ou habillées de polycarbonate ou de tôle transparente qu’aux sheds des Nefs ?

PATRICK BOUCHAIN >
Pour le coup, c’est le grand projet d’Alexandre : c’est l’état des lieux qui, toujours, fait le projet. C’est le relevé des typologies et des esthétiques de l’Île qui prime. Et d’une certaine manière, ce nouveau projet redonne du sens au Palais de Justice voisin de Jean Nouvel, un peu seul jusqu’ici dans sa raideur. Il combine les esthétiques du quartier et lui redonne de la fluidité.

PLACE PUBLIQUE > Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur le centre commercial Beaulieu ?

PATRICK BOUCHAIN >
Au fil de ces pérégrinations nantaises, bénévoles la plupart de temps je tiens à le préciser, Alexandre me dit : «Et si je vous proposais de travailler avec le diable, accepteriez-vous ? » – Mais qui est donc ce diable ? – Voilà… J’ai esquissé la préfiguration d’un centre commercial sur l’Île de Nantes, mais il y a un conflit entre l’opérateur actuel et Jean-Marc Ayrault : le premier ne pense qu’à s’étendre ; le second cherche plutôt à réduire son emprise puisque ce centre commercial « de périphérie », implanté dès 1975, est devenu un centre commercial « de centre-ville ». – Alexandre, vous me prenez un peu au dépourvu, mais puisque c’est vous qui me le proposez et puisque vous promettez de me soutenir !

PLACE PUBLIQUE > Comment s’est déroulé l’avancement de ce projet ?

PATRICK BOUCHAIN >
Nous ne sommes jamais parvenus à nous départir d’un doute fondamental sur sa possibilité et sur l’agrément du commanditaire. Et nous avons sans cesse utilisé des arguments détournés : c’est moins cher, c’est plus rapide... J’ai bénéficié d’une part de la confiance de Jean-Marc Ayrault et d’autre part d’une véritable complicité générationnelle avec le fondateur du cabinet mandaté par le distributeur pour valider la faisabilité de notre projet ! Pour constituer le questionnaire, nous n’avions délibérément choisi que des bâtiments d’architectes prestigieux, Frank Gehry, Renzo Piano... Et puis nous y avions glissé mon projet ainsi qu’un centre commercial traditionnel. Quelle architecture préférezvous ? Bien entendu, les gens préféraient le Guggenheim, le Centre Pompidou... Le centre commercial « traditionnel » arrivait toujours en dernière position, tandis que mon projet se baladait tranquillement au milieu du classement. La preuve était faite ! Une fois retirés les édifices prestigieux, mon projet arrivait toujours en tête.

PLACE PUBLIQUE > Vous l’aurez jalonné, cet axe !

PATRICK BOUCHAIN >
C’est assez drôle en effet puisque les deux bâtiments que j’ai réalisés à Nantes, le Lieu Unique et le centre commercial Beaulieu, se situent dans le même prolongement, avenue Carnot et boulevard du Général de Gaulle, aux deux extrémités de l’Île en somme.

PLACE PUBLIQUE > La pensée d’Alexandre Chemetoff reposait sur la notion de « situation construite ». Avez-vous pour votre part le sentiment d’avoir plutôt réalisé des « anomalies construites » autour de cette Île ?

PATRICK BOUCHAIN >
J’ai plutôt le sentiment d’avoir mis le doigt sur certaines des anomalies des projets urbains classiques ! Je pense au Lieu Unique, à sa situation, et aux contradictions qu’il a suscitées par rapport au projet urbain originel. En premier lieu la percée visuelle initialement envisagée de la cité des congrès jusqu’à la cathédrale. Je l’ai bouchée cette percée, eh oui ! Et puis ce marbre qui, à peine accroché aux façades de la cité des congrès, tombait déjà... En face, j’ai préféré cette façade vitrée, sobre et peu coûteuse.

PLACE PUBLIQUE > Détourner, pour échapper à l’alternative «sauver ou détruire»...

PATRICK BOUCHAIN >
Et en cela, je n’ai fait que suivre l’idée d’Alexandre : mettre en scène ce qui n’était pas regardé auparavant. J’ai moi aussi marché dans son idée de « situations construites » tout en n’employant pas ses méthodes. Je penche plutôt vers l’espiègle et le non-respect de la procédure, plutôt le réveil et la stimulation, tandis qu’Alexandre pose ses pions, il met le pied et attend que le débat émerge. Pour ma part, j’aurai plutôt tendance à courir comme un lapin autour du pion en essayant de faire en sorte que l’on courre avec moi pour ne même plus voir le pion pour finir... Ce sont deux méthodes différentes.

PLACE PUBLIQUE > La méthode d’Alexandre aura marché dix ans...

PATRICK BOUCHAIN >
Cela aurait pu durer encore. Mais comme toute méthode qui marche trop bien, d’autres ont voulu se l’approprier. Ce sont les deux plus sensibles, Alexandre et Laurent Théry, qui auront sauté. C’était plus drôle avant... Et ce projet était vraiment l’expression d’une vision politique.

PLACE PUBLIQUE > Votre méthode me rappelle un peu celle qui avait été échafaudée autour de Mai 81 avec les Apau, les Ateliers publics d’architecture et d’urbanisme...

PATRICK BOUCHAIN >
Pour moi, l’esprit des « ateliers publics » est la seule façon de faire. Ils n’ont jamais été généralisés en tant que tels. Nous y avions pourtant cru fermement au lendemain de Mai 81. Mais je me souviens avoir été un peu démoralisé au sortir d’une réunion avec Roger Quilliot qui nous avait bien fermement fait comprendre qu’il s’agissait d’une « promesse de campagne », et comme chacun sait, les promesses n’engagent… Mais la « méthode ateliers publics », je l’ai appliquée autrement, et c’est la seule façon de faire. Faire de l’architecture, c’est diffuser par l’exemple et le faire la culture architecturale dans la proximité du politique et en lien avec la population.

PLACE PUBLIQUE > Où se trouvent, selon vous, les territoires de projet dans ces deux métropoles, rennaise et nantaise ?

PATRICK BOUCHAIN >
Pourquoi tant d’enquêtes mettentelles en relief le souhait des Français de choisir pour destination Rennes ou Nantes ? Et pas pour y faire du tourisme, non : pour y vivre. La qualité des maires ? Sans doute. L’histoire des villes, oui. Leur rayonnement. La qualité des équipements et des services, certainement... Mais aussi la qualité des territoires qui les entourent, la campagne que l’on retrouve tout autour. J’aimerais faire un véritable travail sur les qualités paysagères d’une métropole urbaine à très grande échelle. Entre Nantes et Saint-Nazaire, on peut construire d’une manière « écologiquement- mitée ».

PLACE PUBLIQUE > Vous avez régulièrement reconnu avoir appris par périodes et par expérimentations successives. Alors, comment qualifieriez-vous cette période nanto-rennaise ?

PATRICK BOUCHAIN >
D’abord, j’ai appris l’administration à Blois, avec Jack Lang. J’y ai découvert les procédures au sein de l’atelier public. Et à Nantes et à Rennes, j’ai pu mettre en oeuvre ce savoir-faire. Pourquoi ça ne marche pas ? Pourquoi est-ce si complexe ? Pourquoi ces blocages, ces cloisonnements, ce fonctionnement pyramidal ? L’État, la région, la chambre de commerce... Avant Blois, je ne savais pas vraiment ce qu’était un Directeur général des services. Je connaissais le fonctionnement d’un ministère, mais pas le fonctionnement opérationnel d’une ville qui est avant tout une entreprise publique et sociale, une véritable entreprise et en général le principal donneur d’ordres d’un territoire. La généralisation des ateliers publics aurait par exemple très bien permis de faire entrer des acteurs privés dans la logique de l’intérêt général.

PLACE PUBLIQUE > Vous aviez pourtant bien connu, de l’intérieur, le fonctionnement de l’administration aux côtés de Jack Lang...

PATRICK BOUCHAIN >
Oui, mais j’ai d’abord vécu une décentralisation impulsée d’en haut, et tout à coup, je découvrais à Blois une décentralisation qui s’était re-centralisée autour de petites structures. Une décentralisation peut-être encore plus sclérosée sous certains aspects que l’ancienne centralisation nationale ! La centralisation nationale avait au moins un projet, tandis que la centralisation municipale était repliée sur elle-même. J’ai mesuré combien la DDE ou la Drac avaient encore un rôle à jouer, tout comme les chambres de commerce, les chambres de métiers... Et puis j’ai découvert aussi les cercles locaux, les clubs, les entrepreneurs... Pour régler les problèmes, il faut connaître les normes, les habitudes, les règles et les lois. J’ai cherché à tisser une nouvelle toile administrative à Blois, mais je n’en ai pas été l’utilisateur. À Nantes en premier lieu, mais également à Rennes, j’ai en revanche disposé des moyens pour passer à l’acte, pour expérimenter.