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Rennes des écrivains
#31
Irène Frain :
Le mariage de la cousine
RÉSUMÉ > Irène Frain, née Irène Le Pohon en 1950, est issue d’un milieu pauvre de Lorient. Dans son dernier livre, Sorti de rien, elle fait ressurgir ses racines autour de la figure de son père, humble garçon de ferme devenu formateur à la ville après des années de captivité en Allemagne.

     Brillante élève, Irène rejoignit Rennes après son bac pour suivre hypokhâgne au lycée Chateaubriand. C’est là qu’elle tomba amoureuse de François Frain, un condisciple avec qui elle se maria à 19 ans et qui est resté l’homme de sa vie. Plus jeune agrégée de France en lettres, enseignante, Irène Frain sort son premier livre, un essai, en 1979 : Quand les Bretons peuplaient les mers. Trois ans plus tard c’est Le Nabab, un roman consacré à la vie de René Madec, ce petit mousse de Quimper devenu richissime en Inde. Le livre devint aussitôt un best-seller.
    Dès lors, Irène Frain enchaîne les titres tout en exerçant comme journaliste à Paris-Match. Ses centres d’intérêt sont l’Inde (elle a souvent parcouru ce pays qu’elle adore), le Tibet (dont elle a embrassé la cause), l’art de vivre, les contes, les personnages d’exception et les histoires d’amour comme celle que Simone de Beauvoir eut avec l’écrivain américain Nelson Algren, sujet l’un de ses derniers romans à succès, Beauvoir in love.
    Il ne faudrait pas oublier la Bretagne. Véritable ambassadrice de la région, Irène Frain ne manque jamais une occasion de glorifier son pays natal, d’en souligner la singularité et la vigueur, bref, de le faire aimer.
    Dans le texte qu’elle a écrit pour Place Publique, elle montre le regard qu’une petite bretonne de 7-8 ans porte sur Rennes, la capitale, au cours des années cinquante quand, venue de Lorient qu’elle n’a jamais quitté, elle découvre la ville perçue comme un mirage.

     Rennes, vient de lâcher ma mère. On va aller à Rennes. À l’autre bout de la table de cuisine, mon père, solennel, hoche la tête. Puis il se remet à peler sa pomme avec un soin maniaque. Ma mère, elle, s’attaque à la vaisselle. À ce moment de la journée, épuisée de tâches ménagères, elle affiche toujours un air de martyre. Pas ce soir. Au contraire, elle semble tout émoustillée. Il doit y avoir de la fête dans l’air.
Bien vu : elle se retourne vers mon père et s’enthousiasme : « Ça va nous faire des frais mais c’est toujours comme ça quand on est de noce ! » Jusque-là, je l’avoue, tout juste si je l’écoutais. J’avais obtenu qu’elle me réalise mon dessert préféré, une grande assiette de tapioca au lait sucré dans laquelle j’avais rituellement creusé un puits, puis glissé une lichette de beurre salé et j’étais tout entière à mon plaisir enfantin : le savourer petite cuiller après petite cuiller, avec une lenteur qui désespérait toute la famille.
Le mot « noce » est sûrement doté d’une puissance étonnante : il m’arrache à mon cérémonial gustatif. Par-dessus la toile cirée qui recouvre la table de cuisine, ma petite voix de gamine de sept ans lâche soudain :
— Qui se marie ?
— Ta cousine de Rennes.
Ma mère, quand elle évoque les liens de famille, est toujours raidie d’importance. Mais cette fois, plus qu’à l’ordinaire. Ça m’intrigue :
— Rennes ?
— Oui. Là où habite ton oncle Joseph. Un jour, avant la guerre, il est parti faire maçon là-bas et il y est resté.
Ça a bien marché, il a maintenant un appartement rue des Trente.
Mon oncle Joseph, je vois qui c’est. Il vient une fois l’an nous faire une petite visite à Lorient, en été, quand le ciel se fait transparent, l’air tiède et le vent léger. Je n’ai pas souvenir, en revanche, d’avoir rencontré ma cousine.
« Ta cousine Aline est professeur à l’étranger », anticipe ma mère.
Cette fois-ci, c’est de fierté qu’elle se redresse. Puis elle lâche sa vaisselle, s’essuie les mains à son tablier, se poste devant mon père et déclare avec fermeté : « Il va falloir que les filles aient de la toilette. Parce qu’un mariage à Rennes…»

Une ville mirifique, d’un chic inouï

     Ça n’a pas loupé : dès que mon père eut approuvé le projet de la « toilette », elle a expédié sa vaisselle et s’est plongée dans sa pile de Petit Écho de la Mode. Ce qui a achevé de me persuader que Rennes était une ville mirifique, peuplée de femmes d’un chic inouï.
Malgré tout, j’ai voulu vérifier, j’ai hasardé :
— C’est comment, Rennes ?
— C’est la capitale de la Bretagne.
La réponse était tombée de la bouche de mon père. Il avait levé la tête de son journal ; et comme chaque fois qu’il énonçait une vérité qu’il estimait essentielle, il était grave, pierreux.
Capitale de la Bretagne : c’était si impressionnant que, pareille à l’Alice de Lewis Caroll quand, à l’abord du Pays des Merveilles, elle croque par étourderie le gâteau qui rend minuscule, je me suis sentie rapetisser. Et je ne sais pourquoi — peut-être à cause d’Alice au Pays de Merveilles, encore une fois, il faut dire que je venais de le lire dans la collection « Rouge et Or » — une nouvelle association s’est formée dans mon esprit. Phonétique, celle-là : Rennes-Reine.

     Une équipée, notre voyage à Rennes : le wagon de troisième classe, nos valises en carton entassées dans les filets qui surplombaient nos sièges en bois et mon père qui ne cessait de les couver d’un oeil anxieux, à l’idée qu’elles renfermaient nos « toilettes ». Je réentends aussi, à l’approche de Redon, l’annonce joyeuse de ma mère :
« Maintenant, va y avoir les tunnels ! » À nouveau, je me suis sentie rapetisser ; et lorsque le train s’est engagé sous terre et que le compartiment n’a plus été éclairé que par les faibles loupiotes de la troisième classe, j’ai eu la frousse de ma vie. Puis la locomotive a rejoint l’air libre et radieux de juin, et je me suis dit que ces atroces et noirs boyaux étaient sans doute le prix à payer pour avoir droit d’approcher la royauté beauté de Rennes. Quand le train est entré en gare, je ne tenais plus en place.

     Les souvenirs d’enfance s’enchaînent souvent dans nos mémoires comme sur les pellicules des vieux films amateur tournés en Super 8 : des réminiscences nettes, d’autres très floues, tout un chaos d’images en attente d’un montage qui puisse y mettre un peu d’ordre. De ce premier séjour à Rennes, il ne me reste que quelques séquences discontinues. Elles sont cependant d’une grande précision et du coup, forment un inaltérable sédiment de mémoire, malgré leurs lacunes, car de façon très curieuse, elles sont inscrites dans mes neurones en ordre chronologique, comme si, déjà, elles constituaient une histoire. Malheureusement, ce qui s’est passé entre chacune de ces séquences est perdu à jamais. Je pourrais tenter une reconstitution. Je ne le ferai pas. Je préfère être fidèle à la vérité sédimentaire de ma découverte de Rennes. C’est ce qui m’a frappée, après tout.

     Voici donc ma « Rennes primitive ». Je me réveille dans une chambre d’hôtel. La pièce est vaste, elle compte trois lits, un grand pour mes parents, et deux petits pour ma soeur et moi. C’est la première fois que je dors à l’hôtel. Je me réveille éperdue de curiosité.
Les fenêtres sont grand ouvertes. On est en juin, l’air sent les fleurs. Je me demande pourquoi. Puis une employée frappe à la porte, entre et dépose un plateau sur une table. De ce plateau, mon petit film intérieur n’a retenu que ce qui m’intéressait : une grosse verseuse de chocolat chaud en métal argenté et des croissants croustillants comme je n’en avais jamais mangés.
La deuxième séquence a dû se passer une heure plus tard. Ma mère nous a savonnées, ma soeur et moi, curées, shampouinées, rincées, étrillées, coiffées, bichonnées, apprêtées de pied en cap. Nous ressemblons maintenant trait pour trait aux petites filles tirées à quatre épingles du Petit Écho de la Mode tellement cher au coeur de ma mère qu’elle vient de nous avertir sèchement : « Maintenant gare à vous si vous allez vous salir ! »

Les parents sur leur « trente-et-un »

     C’est maintenant le tour de mes parents de s’endimancher. Ils s’y prennent avec gravité et soin. Mon père se rase de très près, ma mère tire ses bas sur ses jambes fatiguées, ajuste son porte-jarretelles, dégaine son rouge à lèvres, agite son vaporisateur de Soir de Paris. Et malgré tout, entre chaque opération, me tient à l’oeil : « Ne vas pas te salir, je te dis ! »
C’est que je n’arrête pas de tournicoter dans cette chambre immense aux lits en désordre. Je ne sais plus que faire de moi, je grille de sortir parader dans mes vêtements confectionnés pour Rennes, et par conséquent royaux. Mais mes parents n’en finissent plus de se mettre, comme ils disent, « sur leur trente-et-un ». Pourquoi « trente-et-un ». Je ne sais pas et à la vérité, je m’en fiche. Je n’en peux plus d’attendre, je tourne, je vire, au désespoir, entre les valises éventrées, alors que je voudrais découvrir, là, tout de suite les décors de rêve, palais et autres merveilles qu’obligatoirement va nous dérouler la « capitale de la Bretagne. »
Et soudain, une fanfare retentit. Dans la chambre chacun lève la tête. « Un défilé ! » s’écrie ma mère, qui, brusquement surexcitée, abandonne son « trente-et-un » et court déverrouiller la seule ouverture qui soit restée close dans la chambre : une porte-fenêtre qui donne sur un petit balcon. Et elle s’exclame encore : « Un défilé de chars ! » Je me précipite. Elle me retient : « Va pas te salir, nom de nom ! »

     J’obtempère, je recule. Pas par docilité. En fait, je suis morte de terreur. À Lorient, nous vivons dans un bout de longère de plain-pied sur un jardin, c’est la première fois que je m’aventure sur un balcon.
Mais ma mère est hypnotisée par ce qui se passe en contrebas. Et ne fait plus du tout attention à moi. Je m’enhardis donc, m’approche à pas de chat ; et, me penchant sans qu’elle n’en voie rien, je découvre un spectacle qui me fige sur place : une longue procession de chars. Des femmes en robe longue, sont juchées dessus, ultra-maquillées, ultra-chignonnées ; elles lancent des fleurs ou font carrément ruisseler sur les badauds des pluies de pétales. Dans la chambre, mon père regarde sa montre, s’agace. Ma mère abandonne le balcon :
— Oui, je me dépêche, on verra ça sur le chemin en allant à la noce. Ça doit être la Fête des Fleurs, j’ai entendu tante Henriette parler de ça dans sa lettre quand elle nous a invitées, les chars vont défiler tout au long de la Vilaine…

     Je me retourne : qu’est-ce que ce mot de « Vilaine » qui vient gâcher mon rêve de Rennes ? Je veux en avoir le coeur net.
— C’est quoi, la Vilaine ?
Ma mère vient de se lancer dans une opération périlleuse, l’ajustage de son chapeau sur sa permanente à l’aide de petites aiguilles qui se terminent par des petites boules en fausse nacre. Elle les tient entre les dents, elle me répond en marmonnant :
— Le nom de la rivière.
— Pourquoi ils l’appellent comme ça ?
— Sais pas. Peut-être qu’elle était moche quand ils l’ont appelée.
— Tu l’as vue ?
— Oui, quand la guerre était finie et qu’on est allés voir Tonton Joseph avec ton père.
— La Vilaine est moche pour de vrai ?
— Je sais plus.
Son chapeau est maintenant arrimé à la perfection :
— Allez, ouste, on y va ! Reviens ici, dépêche…
À la séquence d’après, les valises sont bouclées et ma mère déclare à mon père : « On peut pas rester ici cette nuit, c’est trop cher. On laisse les bagages en bas, on paye la note et on trouve ailleurs ».
Mon père approuve. On prend l’ascenseur. Ce devrait être une nouvelle merveille du Pays des Merveilles de Rennes mais je suis triste de quitter l’hôtel. Dans la rue, on s’attarde un peu pour voir passer les chars et on se prend un peu de pétales sur le nez. N’empêche, je suis toujours triste. La rue remonte jusqu’à la Vilaine. Je la trouve moche.

     Ensuite, le noir. Je n’ai aucun souvenir du mariage. Je nous revois seulement le soir, chez l’oncle Joseph, nous couchant tous les quatre sur des matelas étalés à même le plancher de sa salle à manger ; il en avait repoussé les chaises et les tables contre un mur. Enfin le lendemain, au petit-déjeuner, quelqu’un déclare : « On va aller au Thabor. » Et on se retrouve au parc.
Le Thabor, c’est ce qui m’a réconciliée avec Rennes. J’avais aimé son nom, dans l’instant. Et dès que j’y étais entrée, j’avais aimé ses grands parterres et ses vieux arbres. Il faisait beau, obstinément, un vrai ciel bleu de cinémascope. Et là encore, à l’improviste, une merveille dont j’ignorais tout est venue s’inscrire à jamais sur ma rétine-mémoire : un paon qui faisait la roue.
Perfection altière du mouvement, éblouissement de couleurs. J’ai tout de suite réintégré mon rêve, Rennes-Reine.

     Dix ans plus tard, quand je suis venue faire mes études dans la « capitale de la Bretagne », ainsi que disait toujours mon père, j’ai cherché la rue, l’hôtel, le balcon. En vain. La Vilaine, elle, était encore là. Je ne l’ai pas trouvé si vilaine. Et quand je suis allée au Thabor, pas l’ombre d’un paon mais ça n’était pas grave : je n’étais pas seule, pour ma revisitation du passé : je venais de rencontrer, à Rennes, quelqu’un dont j’étais tombée amoureuse.
Il est toujours à mes côtés. Quand il se fait tendre, il abrège mon prénom et me chuchote : « Rène… » Merci, Rennes !