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Contributions
#09
Le parent-bus de Villejean, une affaire
de lien social dans un bus tout rigolo
RÉSUMÉ > Des professionnels de l’action sociale et des parents s’engagent dans un projet commun de soutien à la parentalité. À Villejean, le parents-bus est né pour circuler et stationner dans les rues et sur les places, par exemple au marché, afin de donner la parole aux parents. C’est un petit bus aux couleurs vives. Les gens y sont accueillis autour d’une boisson chaude par deux personnes: un bénévole et un travailleur social du quartier. Symétrie des positions et authenticité des postures dans un engagement personnel, y compris pour les professionnels.

    Un quartier de Rennes, Villejean, comme ça pourrait être un quartier de toutes les villes de France ou d’Europe. Des tours dressées à la va-vite dans les années 60, la proximité d’un campus où les arbres ont poussé, où les étudiants se sont multipliés en bientôt quarante ans. 17000 habitants, à la verticale, dans des barres, des tours et des blocs, ni moches, ni beaux, avec des squares, des fontaines sans eau et des théories de travailleurs sociaux. Ces derniers se parlent et c’est déjà beaucoup, au-delà de leurs logiques de métiers, au-delà de leurs champs d’action parfois concurrents: à Villejean le travail partenarial ne date pas d’hier. Depuis l’expérience très ouverte de Villejean Santé dans les années 80 où les pédiatres et les généralistes s’impliquaient politiquement jusqu’aujourd’hui où résidents, élus et professionnels se rencontrent, s’affrontent et se confrontent. Villejean est resté un quartier citoyen…

     Les travailleurs sociaux incarnent un maillage très serré: éducateurs de rue, maison de quartier, travailleuses familiales, animateurs de petites structures ou de plus grosses machines, service social départemental, CMPP1 , CMP2 , mission locale, crèches, collèges et écoles.

     Les personnes se connaissent, se retrouvent, diagnostiquent et, ensemble ont pu bâtir un outil sortant de l’ordinaire: le Parents-Bus. Leur postulat, c’est la prévention; leur idéal, c’est que les habitants en soient eux-mêmes les acteurs; leur souci, c’est d’aider les gens à s’entraider autour de tous les tracas et de toutes les surprises que ne manque pas de fournir la vie quotidienne avec les enfants.

Des enfants électriques et tout le cortège du manque de repères

     La question de la parentalité est venue ici aussi sur le tapis des discussions dès 1994. Les familles sont plus ou moins paumées, les mères dominées par des enfants électriques et tout le cortège du manque de repères à tartiner comme le Nutella sur le pain. Les lieux de rencontre institutionnels sont nombreux mais appartiennent déjà au registre social ou thérapeutique de l’après-coup, voire de l’après-crise. Institutions de soin, services administratifs ou tutelles diverses, éducatives ou judiciaires, l’espace est borné, les bornes étaient à déplacer. L’objectif pour tous les acteurs sociaux était de précéder autant que faire se peut la crise voire l’appel en se disant que l’aide, ce n’est pas forcément une question de spécialiste mais bien plutôt une affaire de lien social.
     Le mot est lâché, lien social, on n’y a recours que lorsqu’on sent qu’il se transforme voire se casse: alors les institutions s’en emparent pour qu’il ne soit pas trop tard.
     Au lieu que les habitants aillent vers un guichet ou un service, le projet a été d’inverser le mouvement et d’aller là où se tisse du lien en pesant le moins possible sur ce qui se passe déjà: ce qui a déjà lieu est très précieux. Par exemple aux sorties d’écoles quand les mères parlent entre elles du petit dernier qui n’a pas bu son biberon et du grand qui refait pipi au lit ou de sa soeur qui passe tout son temps devant la télé ou dans sa chambre, « faut voir comme elle est rangée… »
     Aller vers ces paroles, faire l’offre d’élargir l’échange, d’approfondir les questions, de mieux mesurer les émotions, de les mettre en résonance… Comment y aller ? L’idée du Parents-Bus était sur les roues.
     Qui conduit dans le bus? Un professionnel et un non professionnel. Ce tandem d’accueillants est un double pari: d’abord, mettre à parité l’animateur, le psychologue ou l’assistante sociale, l’éducateur de rue ou la puéricultrice; à ce premier pari, un second a été rajouté: "paritariser" avec un accueillant bénévole. En route dans le bus ! Arrêt sur le marché du vendredi quand les mères font leurs courses et que prendre un petit café peut donner l’occasion de parler des enfants, à l’abri quand il pleut, au chaud quand il fait froid, tranquille quand on est stressé.

« Ça fait longtemps que je me demandais à quoi ça servait »

     Le Parents-Bus est un machin d’abord rigolo, il attire l’oeil. Les Compagnons Bâtisseurs l’ont repeint, un atelier de femmes a cousu les rideaux au centre social et les coussins sont sympas aussi. Dans le pars-en-bus, on ne part pas vraiment sinon symboliquement : on parle, on marque le temps de la pause et on est accueilli, écouté par deux personnes, un parent du quartier et un professionnel. Pars en bus, c’est bouger en restant sur place, bouger par la seule mobilisation de la parole et il a semblé que cette mobilisation pouvait être mieux symbolisée par un lieu mobile, sur roues, qui en réalité ne reçoit que lorsqu’il s’arrête. S’arrêter, stopper les gestes, faire un arrêt, c’est important dans l’enchaînement quotidien des faits et des gestes. Pour réfléchir à l’éducation, le bus stoppe, pour mieux redémarrer dans la suite.
     Il y a dans cet espace très concret du bus un support de symbolisation: c’est un contenant ouvert, quasi transparent mais tout de même fermé, un abri. Par sa seule station, son stationnement, le bus interroge, y compris ceux qui n’y montent pas. C’est écrit "Parents-Bus" sur son flanc, point de logos ni de marques, et bien après l’avoir vu et lu, des parents gravissent les deux marches en disant d’entrée: « Ça fait longtemps que je me demandais à quoi ça servait ». C’est le sésame, ils sont entrés, au moment où ça leur était utile. Et après moult interrogations qui avaient précédé.
     Les frontières sont volontairement brouillées entre ceux qui ont un savoir de métier et ceux qui ont le savoir de l’expérience. Elles sont une bonne douzaine les mères à être venues, mues par cette envie d’aller vers les autres, de s’écouter, de se donner le coup de main. Les mères sont dans l’énergie du lien, les professionnels sont dans le plaisir de se bousculer ; une égalité naît, qui fait tomber des a priori et semble assez favorable à l’écoute et à la parole.

Tutoyer une assistante sociale s’asseoir à côté d’un psy…

     Dur de prendre le parents-bus, d’y monter, au risque d’y retrouver, peut-être, une voisine? La question de la confidentialité, de la qualité de l’écoute, de ses limites aussi, tout est mis en débat et il se peut bien que cela capote ou qu’au contraire la meilleure garantie soit ce groupe lui-même, et ses binômes surprenants. Tutoyer une assistante sociale, s’asseoir à côté d’un psy (« Ah oui, mais t’as des enfants? Bon, alors je reste… ».), nombreux sont les cahots que le Parents-Bus avec ses vieux amortisseurs supporte! Le conseil général a permis l’achat du bus, l’ancien Contrat de ville a donné des sous pour le fonctionnement : achat de jus d’orange ou de serpillière pour rincer le plancher. Y tournent donc des personnes mises à disposition par les institutions ou des bénévoles, les uns comme les autres personnes de bonne volonté.
     C’est une responsable de Centre départemental de l’action sociale qui remise le bus, c’est le responsable du service de prévention de rue qui s’est tapé la première crevaison et le dernier soupir de la boîte de vitesse, c’est le directeur du CMPP qui conduit le bus, en arrangement, mais tombe en panne d’essence et ça ne l’arrange pas! C’est lui aussi qui régulièrement régule les réunions mensuelles entre toutes les personnes engagées : il s’agit d’une modalité de travail et surtout du pari sinon d’inverser les positions du savoir, du moins de les démystifier…
     Quand le Parents-Bus s’arrête, il est là pour les gens, ceux qui écoutent et ceux qui sont écoutés, ceux qui s’y retrouvent, boivent un café gardé chaud par la Thermos et parlent de leurs enfants et de la sacrée et passionnante fatigue d’être leurs parents.

     Ce bus racheté à un collectionneur suivait la caravane publicitaire du Tour de France dans les années cinquante! Sur le modèle des vieux bus de la ville de Paris, en modèle réduit, sa plate-forme arrière ne sert à rien, petit balcon de l’inutile! Bus ouvert et fermé, il noue toute l’énergie provoquée par les contradictions. Tout à la fois!
     Un instituant qui n’est pas une institution.
     Un Pars en Bus qui ne part pas. (Mais qui pare, au sens de la protection).
     Un engin voyant où l’on peut dévoiler de l’intime et se soustraire à la vue.
     Un truc transparent avec des rideaux. Opérer ainsi sur la paroi, le poreux, le transparent et la dialectique parant/ séparant – parent/ses parents.
     C’est un abri mais ça bouge.
     C’est mobile mais ça reste.
     C’est utile avec de l’inutile. La parole y est gratuite, comme une surprise, comme un don. Parler ici peut ne servir à rien, car le Parents-Bus est hors mandat. Il s’invente au fur et à mesure qu’il avance. L’échange est simple, un café pour un mot, troc aux vertus minimales. Un échange de non-savoir: car qui pourrait se targuer de savoir être parent ?
     Il y a un toit mais on peut parler dehors, quand il fait beau.
     C’est un machin vivant mais c’est un objet non identifié pour des sujets non identifiés : l’accueil y est anonyme.
 

     C’est par un communiqué dans la presse locale que s’est constitué le premier pool d’accueillants. Par la suite, c’est par le bouche à oreille que s’est poursuivi le recrutement. Toujours fragile, toujours en attente de nouvelles personnes. Sans autre critère qu’être parent ou grand parent et l’appartenance au quartier! Quiconque peut y venir prêter l’oreille et devenir ainsi accueillant pourvu que soit respecté le double engagement de la présence aux accueils et aux régulations mensuelles. En cas de difficulté (absence, retard), l’arrangement doit être trouvé par le réseau des accueillants afin que le binôme soit toujours effectif.
     La question de définir, de caractériser la fonction d’accueil voire les accueillants était récurrente dans les prémices du projet. Ces prémices – la commission Famille du Class qui regroupe toutes les institutions engagées dans le quartier – ayant été volontairement raccourcies afin que le projet soit inventé paritairement et que ses fondations soient partagées.
     Seul préalable: soutenir la parentalité en allant à la rencontre des habitants.
     Dans ces prémices, donc, la question de la caractérisation est venue, surtout de la part des travailleurs sociaux dont la hantise était de voir arriver des personnes connues de leurs services et donc mettant à mal… leur professionnalité.
     Aucun incident en quinze années n’est survenu. Des parents en difficulté ont pu devenir des accueillants. Mieux, effet latéral inattendu de l’action, des parents ont trouvé, dans cette reconnaissance de fait, un appui pour reconquérir une dynamique, notamment vers l’employabilité. Conséquence: une des fragilités du projet est le turn over des bénévoles qui doivent quitter le Parents- Bus parce qu’ils trouvent du travail.

     Pour intégrer l’action, la porte recommandée est de participer à une régulation où se déploient l’éthique de Parents- Bus (contenu des échanges, confidentialité, anonymat) et de faire un ou deux premiers accueils en doublon.
     La question de la temporalité demeure importante: un temps pour y venir, s’agréger à l’action, des temps de pause éventuels et le temps pour la quitter.
     Ainsi une mère bénévole a d’abord voulu se cantonner à des actions matérielles: coudre les rideaux, faire le ménage dans le bus, remplir le garde-manger, puis elle s’est révélée une accueillante précieuse quand elle s’en est sentie capable. Une autre femme, éprouvant à un moment des soucis personnels plus envahissants, a souhaité lever le pied puis est revenue quand ce mauvais passage fut dépassé. D’autres parents investis dans des métiers ou d’autres engagements souhaitent prendre du recul sans pour autant laisser tomber l’action; on les revoit pour les petites fêtes ou les nouvelles étapes du projet.
     Une autre fragilité du projet, outre ce turn-over des bénévoles, est le tourniquet tout aussi déstabilisant des professionnels. Des services se désinvestissent: le service d’aide aux mères, par difficulté à trouver un financement, le service social scolaire par lourdeur institutionnelle à autoriser ses agents à conduire un véhicule à l’étrange gabarit! Certains responsables à l’initiative de l’action quittent le quartier et ceci, bien entendu, nécessite un passage, lors du remplacement, qui est un moment crucial : puisqu’il repose sur cette part très rarement sollicitée de l’emboîtement engagement personnel/professionnel.
     L’anonymat est premier. Des échanges qui ont lieu, il ne reste, consigné sur un feuillet, que le thème abordé et éventuellement une ou deux remarques subjectives pouvant conduire l’accueillant à restituer la rencontre lors des régulations mensuelles. L’anonymat des accueillis est garanti, rappelé à chaque fois que s’en présente l’occasion. Celui des accueillants est plus complexe puisque ce peut être des professionnels connus du quartier: animateurs, puéricultrices, assistants sociaux, etc. Les professionnels viennent ici, décalés de leur fonction institutionnelle; c’est cette dialectique qui, à la fois, les "désidentifie" (les dé-professionnalise!) et les "réidentifie" personnellement (les re-personnalise!) en tant qu’eux-mêmes.
     Autre étape cruciale de l’expérience quand les parents se sont mis en association: objectif villejeannais atteint ! Etape très politique et qui fait mûrir, comme dit une mère impliquée : « Ce qui m’intéresse ce sont les accueils, mais il faut bien les gérer, je n’investirai dans l’Association Parents-Bus que si l’accueil est toujours la seule priorité! »
     Le Parents-Bus avec son tandem d’accueillants va à la rencontre de ces personnes un peu maladroites, quelquefois peu sûres d’elles, pour redonner confiance et conscience des savoirs inconscients que chacun porte.

Le savoir inconscient est une richesse insoupçonnée

     Il y a chez la mère de Marguerite Duras, qui voudrait faire barrage contre le Pacifique, une puissance inouïe: le Parents-Bus laisse venir la vague, l’accueille sans lui opposer les digues conventionnelles.
     Il y a eu chez les Folles de Buenos-Aires, ces mères qui tournaient chaque nuit, sur la place, pour réclamer des nouvelles de leurs enfants enlevés, il y avait chez ces Folles l’énergie du désespoir : le Parents-Bus, humblement, tente de trouver à l’abri du silence, le bruit de casserole d’une force qui se réveille.
     Le savoir inconscient est une richesse insoupçonnée, il n’est pas une personne qui n’en recèle un filon: c’est ce savoir-inconscient qui circule dans le bus, entre les personnes qui s’y assoient un instant. Par moment, un échange de non-savoirs a lieu. Quelqu’un a pris ce drôle de bus et ensuite en repart, du lien a eu lieu qu’il n’est pas souhaitable de nommer.
     Car l’indicible peut être aussi très important.