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Dossier
#08
Le savant mystère
des clous de l’esplanade
RÉSUMÉ > Sur l’esplanade Charles-de-Gaulle, Les Clous de Esplanade, une promenade de mots est une œuvre d’art urbain. Inauguré ce 4 novembre, ce poème au sol a été créé par six écrivains de l’Ouvroir de Litté- rature Potentielle dans le cadre du « 1 % artistique », à la demande de l’architecte Nicolas Michelin chargé de l’aménagement de l’ancien Champ-de-Mars. Ces 160 clous (à terme ils seront 210), porteurs de mots simples, constituent un texte déambulatoire conçu selon de strictes règles mathématiques chères à l’Oulipo, avec un goût entretenu pour le mystère de la découverte. Propos croisés de l’architecte Michelin, du poète Jacques Roubaud et de la conseillère aux Arts plastiques de Rennes, Odile Lemée.

NICOLAS MICHELIN >, architecte : « Parce qu’ils représentent pour moi un moyen pérenne et efficace de marquer le sol. ».

JACQUES ROUBAUD > de l’Oulipo: « C’est lié à notre intérêt pour l’urbain, pour les passages cloutés. D’ailleurs, j’ai écrit un poème sur la disparition des malheureux clous remplacés par des bandes blanches. Je suis un nostalgique des clous. Nos Clous sont aussi une référence aux clous d’Arago qui sont implantés le long du méridien de Paris. » 

 Ils suivent huit branches qui se déploient à partir d’un point central correspondant au centre de l’esplanade. Ces huit itinéraires partent ou arrivent de chacun des quatre côtés de la place. Ce qui veut dire que chacun des côtés possède deux accès. Enfin, à ces huit branches, s’ajoute une neuvième, correspondant à l’accès du parking souterrain.

Quelle est la signification des itinéraires?

NICOLAS MICHELIN > L’idée est que cette place est rattachée à la trame urbaine de Rennes, c’est-à-dire que chacun la traverse à un moment ou à un autre. C’est pourquoi les clous débordent de la place, allant même assez loin jusqu’au boulevard de la Liberté.

JACQUES ROUBAUD > Nous nous passionnons pour les transports, la voie, l’indicateur de chemin de fer. C’est ainsi que notre plan-diagramme des Clous est une référence au train, au métro ou au RER.

Quelle était l’esprit de la commande?

NICOLAS MICHELIN > « Dans le cahier des charges du concours lancé par la Ville de Rennes et que j’ai remporté, il ne fallait aucun arbre, aucune fontaine, aucun banc car ce grand espace de l’ancien Champ-de-Mars est voué à accueillir des manifestations publiques. Alors, je me suis dit: « Il faut que cette place raconte une histoire en elle-même, mais qu’elle raconte cette histoire de façon discrète. » »

NICOLAS MICHELIN > Quand j’ai remporté le concours lancé par la Ville de Rennes pour l’aménagement de cette esplanade, j’ai proposé que l’on fasse appel à deux artistes: Valérie Jouve pour le parking souterrain; et l’Oulipo pour la surface. Pourquoi l’Oulipo? Parce que j’apprécie leur travail, nous nous sommes souvent rencontrés notamment à l’École nationale d’architecture de Versailles.

ODILE LEMÉE > Sur le plan de la procédure, c’était assez exceptionnel pour la Ville par rapport aux usages habituels concernant les interventions d’artistes. En effet, c’est dès le stade de l’étude de définition que Nicolas Michelin a proposé le recours à l’Oulipo pour une oeuvre textuelle. Nous avons dit oui car nous connaissions le travail de l’Oulipo.

JACQUES ROUBAUD > « Nous avons constitué une commission spéciale comprenant six oulipiens, à savoir Marcel Bénabou, Michelle Grangaud, Hervé Le Tellier, Jacques Jouet, Olivier Salon et moi-même. Chacun a travaillé sur une des branches du parcours. Mais nous avons bien eu une quinzaine de réunions ensemble car chacun devait tenir compte de ce que faisait l’autre afin que les textes puissent s’enchaîner.

NICOLAS MICHELIN > L’Oulipo voulait une règle du jeu précise. J’ai donc indiqué les différents parcours (branches) que je souhaitais, en suggérant que toutes les histoires se mélangent au milieu de la place.

Quelles étaient les contraintes au sens oulipien?

Les Clous de l’Esplanade répondent initialement à quatre types de contraintes. Contrainte de multiplicité : un texte lisible pour chacun des neuf itinéraires, sachant que ces textes se croisent. Contrainte de réversibilité : que le texte puisse être lu dans un sens ou dans un autre (palindrome de mots). Contrainte de lisibilité: pour pouvoir être lu par tous, le texte est gravé deux fois sur le clou, une fois dans un sens, une fois dans l’autre. Contrainte de pertinence: le texte fait une place aux thèmes de la rencontre et de la fête. Les Oulipiens ont ajouté le thème de l’amour, du climat, de la pluie, de l’histoire, de la marche…

La Ville a-t-elle imposé des contraintes aux poètes?

Nuances d’appréciation ou de perception entre l’artiste, l’architecte et la Ville.

JACQUES ROUBAUD > Oui, il y avait une contrainte que la Ville nous a imposée, c’est que soient mentionnés sur les clous des événements importants de l’histoire de Rennes. Il s’agit de dates que nous avons incluses dans un texte. À savoir: 1944 (Libération), 1899 (procès Dreyfus), 1720 (incendie de Rennes), 1675 (Révolte du papier timbré), 1491 (Anne de Bretagne) : ces clous sont visibles dans la petite impasse dite « esplanade du Champ-de- Mars » (derrière les Champs Libres).

ODILE LEMÉE > Oui, il y avait de notre part une contrainte et une seule que nous avons exprimée lors d’une réunion préparatoire avec l’Oulipo: c’était que l’oeuvre ait un lien avec Rennes et avec l’histoire de ce lieu, le Champde- Mars, qu’Edmond Hervé souhaitait voir libre de tout équipement afin d’accueillir des cirques et autres manifestations. Mais nous n’avons pas imposé ni mots ni dates. Les oulipiens ont été libres.

NICOLAS MICHELIN > Non, à ma connaissance, la Ville n’a rien imposé. C’était liberté totale. Je pense que les références précises à l’histoire de Rennes font partie de l’histoire de l’Oulipo qui aime toujours se raccrocher au contexte du lieu.

Quel dialogue entre l’Oulipo, Nicolas Michelin, la Ville?

NICOLAS MICHELIN > Nous avons eu ensemble un gros travail de mise au point. C’était assez compliqué: il fallait par exemple arriver à lire les mots sur les clous, mais, en même temps, il ne fallait pas quelque chose de gigantesque, car les clous auraient été trop gros.

JACQUES ROUBAUD > C’est Nicolas Michelin qui a déterminé les parcours, la distance entre les clous, la longueur, etc. L’espace nous a été imposé. C’est à partir de là que nous avons travaillé. Quand nous avons eu terminé, nous lui avons montré le résultat pour discussion.

ODILE LEMÉE > Il y a eu cette réunion préalable dont j’ai parlé. Ensuite les oulipiens ont fait leur travail d’écriture. Quand ils ont terminé, il nous ont transmis leur texte et les élus en ont pris connaissance. Et, avec plaisir, nous avons tous validé ce texte, sans rien y changer.

Cette question de la visibilité et donc de la compréhension de l’oeuvre fait l’objet de débat et d’une légère divergence.

JACQUES ROUBAUD > Une fois les clous installés, nous, Oulipo, avons souhaité que l’on trouve un système pour que le tracé des clous soit marqué au sol. Il suffisait de tracer un trait de peinture pour les relier ou peut-être des lignes en léger relief…

NICOLAS MICHELIN > Non, non, moi je ne veux pas de cela. Je veux une part d’aléatoire dans le parcours des gens. Je trouve cela beaucoup plus drôle que l’on puisse découvrir les choses un peu par hasard, que le texte de laisse dévoiler au gré du hasard.

ODILE LEMÉE > Personnellement, et pour les mêmes raisons, j’étais opposée à la présence de fils conducteurs entre les clous, tels que le voulaient les oulipiens.

PLACE PUBLIQUE > Monsieur-tout-le-monde, le promeneur, va être déboussolé?

NICOLAS MICHELIN > Peut-être, mais je pense que dans toute cette histoire de clous il y a un mystère et qu’il faut le préserver. Il y a un sens caché que les Rennais découvriront peut-être un jour, une énigme dont, personnellement, je ne connais pas encore la solution. Il reste plein d’histoires que chacun peut se fabriquer avec ces clous. Je voulais que ce soit une oeuvre d’art littéraire, mais je voulais aussi qu’elle soit perçue de manière fortuite.

NICOLAS MICHELIN > Si, il y en aura, bien que j’aie été partisan de faire le minimum et même de ne pas présenter le plan-diagramme des Clous. Un panneau sera donc installé aux Champs-Libres et des plaques de présentation du projet seront posées à l’entrée de chacun des quatre côtés de la place.

ODILE LEMÉE > Nous avons entendu les oulipiens. Nous donnerons des clés et des repères sur la manière dont on peut pratiquer les textes des clous. L’oeuvre est-t-elle achevée?

NICOLAS MICHELIN > Non, ce n’est pas terminé. Pour l’instant 160 clous sont posés ; au final, il y en aura 210. Des clous « à suivre » ont été posés provisoirement. Ils se prolongeront, d’une part vers les kiosques commerciaux et l’auvent métallique en cours d’achèvement; d’autre part vers une nouvelle voie en projet sur le côté du cinéma Gaumont, en direction de la future Cité internationale des chercheurs.

JACQUES ROUBAUD > On est très content de notre travail. Nous avons créé un système de connexion très compliqué. C’était extrêmement intéressant de concevoir cela ensemble.

NICOLAS MICHELIN > Oui, je suis très satisfait. L’Oulipo a parfaitement et exactement répondu à la commande.

ODILE LEMÉE > C’est un très beau travail. Le caractère d’étonnement est bien présent. C’est une belle façon de s’interroger sur la ville.

D’autres collaborations à venir entre Michelin et Oulipo?

JACQUES ROUBAUD > Nous espérons que Nicolas Michelin nous fera travailler sur d’autres projets. Nous sommes partants.

NICOLAS MICHELIN > Sûrement. J’ai déjà en tête d’autres idées à réaliser avec les gens de l’Oulipo. Je les aime beaucoup.