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Histoire & Patrimoine
#35
Le soleil des mourants, de Jean-Claude Izzo
RÉSUMÉ > Dans cette rubrique, nous exhumons des volumes négligés, méconnus ou oubliés. Mémoires, lettres, essais ou romans, ils ont tous un point commun : ils évoquent la ville de Rennes, même d’une manière furtive, au détour d’un chapitre. Aujourd’hui un livre de Jean-Claude Izzo, le dernier roman de ce Marseillais qui vécut un temps en Ille-et-Vilaine.

L’AUTEUR > Jean-Claude Izzo est né en 1945 à Marseille. Longtemps journaliste au quotidien communiste La Marseillaise, c’est d’abord un poète à la fibre sociale. En 1995, il rencontre la célébrité avec Total Khéops, un roman publié dans la Série Noire chez Gallimard. Ce polar très ancré à Marseille, avec son héros le flic Fabio Montale, emporte une large adhésion. Deux autres titres suivront, composant une « trilogie marseillaise », Chourmo et Soléa. À l’origine de Total Khéops, on trouve une nouvelle publiée par Michel Le Bris dans sa revue Gulliver. C’est lui et son ami Patrick Raynal, alors patron de la Série Noire, qui encouragent Izzo à en faire un livre. Tour à tour délégué général des Rencontres Goncourt des lycéens et directeur de la communication des Tombées de la nuit, Izzo fait partie de l’équipe du festival Étonnants Voyageurs. Il vit un temps à Rennes et à Saint-Malo puis revient à Marseille pour deux derniers livres : Les Marins perdus et Le Soleil des mourants. Il meurt d’un cancer, en janvier 2000.

LE LIVRE > Le Soleil des mourants paru en septembre 1999 est une histoire à la fois simple et atroce. La vie, banale, de Rico, un commercial que les hasards de la poisse, alcool, divorce, vont précipiter dans l’état de SDF. Pire, la galère de la rue, sa violence et l’autodestruction le privent de son meilleur ami, Titi. Au début du roman on le découvre mort sous un banc de Paris. Va suivre une série d’escapades pour le routard Rico se dirigeant vers un Marseille aux couleurs d’eldorado. Au passage, le lecteur traverse quelques scènes magnifiques, notamment une rencontre pathétique, belle et aimante, de Rico avec une jeune femme paumée elle aussi, du côté d’Avignon. Évidemment, tout finit mal dans ce livre sombre à souhait. Émotion, compassion sont encore accrues par la poésie noire et les dialogues coupants de Jean-Claude Izzo. Y compris dans les flash-back qui dessinent, par petites touches, la vie d’avant, quand Rico habitait Rennes. Le livre bien ancré dans le réel s’inspire de reportages et de documents consacrés aux « sans domicile fixe ». Foncièrement désespéré, Le Soleil des mourants est d’autant plus poignant qu’Izzo était mourant lorsqu’il il écrivit cet ultime récit. Rongé par un cancer, peinant à construire et à mettre debout cette fiction, il parvint juste à le terminer, encouragé pas à pas par ses amis Le Bris et Raynal, avant de s’éteindre à l’âge de 55 ans. Connaissant l’enfer vécu par l’auteur pour élaborer ce texte, comme arraché à la mort, le livre prend une autre dimension, une signification vraiment tragique.

Devenu clochard à Paris après son divorce, Rico revient à Rennes voir son fils Julien :
« Comme chaque fois qu’il venait à Rennes une fois par mois environ, il dormit dans le parking auto derrière la gare routière. Personne ne l’avait jamais fait chier, ni des vigiles ni d’autres routards avec leur saloperie de chiens. À huit heures, il partit vers le centre-ville, rue d’Antrain où se trouvait le collège de l’Adoration, l’institution privée dans laquelle Sophie [son ex-épouse] s’était empressée d’inscrire Julien. […] Il fuma deux clopes, appuyé contre un mur, face à l’entrée du collège. La voiture de Sophie arriva. Une Golf GTI blanche. Il se redressa […] Julien le dévisagea. Chaque fois que Rico se pointait ainsi, Julien lui offrait le même regard. Un regard où il ne pouvait rien lire. Ni mépris, ni tendresse, ni joie, ni indifférence […] – Je vais partir. Vous me reverrez plus. – Je crois que c’est mieux, pour nous tous. Elle remonta dans sa voiture et démarra. »

Rico se souvient de la séparation et que Sophie, sa femme, déménagea ses affaires :
« Il lui avait dit : “Emporte ce que tu veux, j’en ai rien à foutre”. Un soir dans une chambre d’hôtel, il avait imaginé Sophie en train de décrocher du mur une toile de Mariano Otero, un peintre espagnol installé à Rennes depuis des années […] Le Baiser, il s’appelait. Rico avait aimé la sensualité qui s’en dégageait […].

Séparé, Rico sort avec une fille à Rennes :
« Le lendemain, ils se retrouvèrent au Chatham. Ils burent sans limite. Puis, à la fermeture du bar, comme elle refusa qu’il vienne chez elle, ils se mirent en quête d’un hôtel. Ils finirent par trouver une chambre, à l’Atlantic, place des Lices. Quand Rico se réveilla, Julie n’était plus là. Il sut qu’elle ne serait jamais plus là. »

RENNES > Izzo connaît Rennes pour l’avoir fréquenté au cours de la décennie 90. Le décor de la ville apparaît à plusieurs reprises dans Le Soleil des mourants. C’est là que Rico, le SDF, a vécu sa vie d’avant, c’est là qu’il revient parfois pour tenter de voir son fils à la sortie du collège de l’Adoration, rue d’Antrain. Il se rappelle aussi quand sa femme déménagea l’appartement emportant un tableau de Mariano Otero qui leur était cher. Rico fréquente le bar Le Chatham. « Il avait grimpé les quelques marches qui conduisaient à la rue de Montfort, et il était entré au Chatham, un bar ouvert tard la nuit. Les whiskies y étaient excellents… » À la fin du livre, Rennes revient brutalement sous la forme d’une coupure d’Ouest-France que Rico découvre à Marseille : « Rennes, violée et tuée en rentrant chez elle ». Alors il se met à trembler, « la femme, c’était sa femme. Sophie. »
On peut dire que Jean-Claude Izzo est aux antipodes de Rennes et de la Bretagne, lui le Marseillais si fusionnel avec la grande cité du Sud. Évoquer Rennes ou Paris dans un roman, c’est pour lui sortir du registre affectif coutumier. D’ailleurs ces deux villes sont un décor sans saveur ni couleur. Ce qu’éclaire son épouse, Catherine Izzo, dans un entretien à Ouest-France publié en février 2004 à l’occasion du festival Travelling Marseille : « Une fois, Jean-Claude avait loué une maison, pour huit jours, sur le Sillon à Saint-Malo. Il en avait ras le bol. Du Kway, qu’il fallait mettre tous les jours, de la pluie qui transperçait tout. En fait, c’est davantage les Bretons que la région qu’il appréciait. Rien à voir avec son attachement pour Marseille. »