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Histoire & Patrimoine
#35
Camille Corot, la générosité en partage
RÉSUMÉ > Il fut célébré comme le plus grand paysagiste du 19e siècle. C’était aussi un homme exquis, à la bonté proverbiale. Voici donc Camille Corot, ardent peintre voyageur qui s’arrêtait quelquefois en Bretagne et que nous raconte Christophe Penot, dans ce deuxième article de notre nouvelle série Peintres en Bretagne.

     Ah ! Le bon père Corot… Qui savait, lorsqu’il vint pour la première fois en Bretagne, durant l’été 1829, qu’il était un maître ? Au sens strict, un génie dont l’éclat particulier, inimitable, enchanterait sans relâche Renoir et Monet qui le plaçaient au pinacle. À son propos, un critique d’art, Pierre Cailler, parlait, en 1946, d’une « touche émue et simple1 ». C’était exactement vu. Songeant ensuite, non plus à l’artiste mais à l’homme, il saluait en Corot « le saint Vincent de Paul de la peinture2 ». Un parfait résumé, là encore, car des témoins, par dizaines, ont confirmé que Jean-Baptiste- Camille Corot, né à Paris, rue du Bac, le 28 messidor an IV (16 juillet 1796), était un merveilleux personnage. Un être rare, pétri pour l’indulgence et la douceur… Pourtant, au physique, quel colosse ! Des épaules larges, un torse velu, des bras de haleur… On assure qu’un jour, harcelé jusqu’à plus soif par un paysan du Midi, il s’en débarrassa d’un lourd coup de poing ! La suite n’est pas précisée, mais l’on peut supposer que le brave Corot n’en dormit pas de la nuit. Il détestait ces extrémités. De quoi rêvait-il ? De peindre. De peindre toutes les heures que Dieu créait, grâce aux 1 500 francs de pension annuelle versée par son père, honnête dirigeant d’une boutique de mode. Un personnage lui aussi, dans le genre des bourgeois épais que montrait Balzac : il mourut persuadé que son rentier de fils ne serait jamais propre à rien ! Il est vrai que l’intéressé décourageait les éventuels acheteurs, se présentant volontiers, à soixante ans passés, tel un modeste amateur. Or, dans ces années-là (la deuxième moitié du 19e siècle), le monde commençait à déchiffrer cet homme qui, selon l’expression d’Alphonse Karr, « peignait pour peindre, comme peint le soleil, comme chantent les oiseaux, comme s’épanouissent les fleurs3. » Puis sa renommée ne cessa d’enfler, chaque famille aisée voulant désormais accrocher l’une de ses oeuvres sur ses murs. Jules Claretie l’a raconté : « Trente ou quarante personnes frappaient à sa porte dans une même journée et s’installaient auprès de son chevalet. C’était à devenir fou. Lui, causeur affable, avec des saillies de fermier en belle humeur, aimant, comme il disait, le bon bouillon, le bon vin et les jolis visages, faisait gracieusement les honneurs de son atelier4. » Parce que cette reconnaissance tardive, évidemment, ne l’avait point changé ; il demeurait, sous ses épais cheveux blancs, cet inépuisable bienfaiteur — oh ! sa générosité… — qui devait confier à Alfred Robaut : « La charité est une chose encore plus belle que le talent. D’ailleurs, l’une profite de l’autre. Si vous avez bon coeur, cela se verra toujours dans vos oeuvres5. »
    Oui, cela se voyait. Dès 1825, au temps de son premier voyage en Italie, il donna les preuves d’un génie précoce dont s’émurent les jeunes peintres alors groupés à Rome, suivant la tradition académique. Comment dire ? Sinon que ses pairs furent frappés par sa manière absolument nouvelle de rendre, non seulement les formes, les masses, les couleurs et la lumière, mais aussi ce phénomène insaisissable que fait naître l’heureuse sensation du plein air. « Tu ne mets rien sur la toile, et tout y est ! », lui glisserait Charles-François Daubigny, conscient du prodige6. C’était souffler, derrière un joli mot, que Camille Corot allumait le grand feu qui consumerait les écoles trop classiques…
    Peintre de la nature, peintre des bois, des étangs, des aubes claires, des réveils, des villages, des passants, peintre des femmes également, voilà ce que ce célibataire se promettait d’être sitôt qu’il sautait dans une diligence, en quête d’un motif. C’est donc avec ces dispositions qu’il découvrit la mer et la terre d’Armorique. « Je pars lundi 8 juin 1829 pour aller faire des études en Normandie et en Bretagne ; je reviendrai, je l’espère, vers la fin d’août, pour me précipiter dans les bras d’une famille que j’adore7 », annonça-t-il. Le reste se devine : des croquis, nombreux, tracés à la plume, à la mine de plomb ou avec un bâton de fusain. Des esquisses qu’il aurait le loisir de retravailler dans sa chambre, à l’auberge, ou dans son atelier parisien. Finalement, combien de semaines s’installa-t-il en Bretagne ? Aucun biographe ne pourrait précisément le mentionner, le libre Corot n’ayant jamais tenu registre de ses déplacements. Mais on sait, par un tableau conservé au musée du Louvre, qu’il y revint, en 1860, pour immortaliser la porte du Jerzual à Dinan ; et par une petite toile de la Glyptothèque Ny Carlsberg de Copenhague, on constate qu’il s’arrêta en outre à Saint-Malo, peignant un voilier à quai, sous un vaste ciel gris que célébreraient les impressionnistes. Une autre fois (sans doute vers 1840), il avait posé son chevalet à Bourg-de-Batz, devant des femmes et des fillettes venues puiser l’eau d’une fontaine. Que leur avait-il dit, tandis qu’il préparait sa palette ? Sûrement l’un de ces bons mots dont il était coutumier. Ses proches rapportent qu’à son dernier jour, repoussant quelque bouillon, il avait murmuré : « Aujourd’hui, le père Corot déjeune là-haut8. »