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Contributions
#36
RÉSUMÉ > Le récent ouvrage du collectif des Géographes de Bretagne pose à nouveau la question de la « réunification » de la région. Pourfendeurs des métropoles et tenants de la Bretagne « historique », les auteurs défendent trois priorités qui sont autant de marqueurs identitaires : la réunification, bien sûr, une décentralisation accrue, et un aménagement du territoire repensé au profit des petites villes. Mais dans les trois cas, il s’agit plutôt d’espoirs déçus, selon la lecture critique qu’en a faite notre collaborateur Yves Morvan, alimentant ainsi le débat sur ce sujet toujours sensible.

    Dans un ouvrage de belle facture, paru au printemps 2015, neuf auteurs du collectif des Géographes de Bretagne se penchent sur les évolutions souhaitables du modèle régional breton et sur sa dynamique future. Ils défendent trois revendications majeures, sortes de marqueurs du kit identitaire : réunifier la Bretagne, décentraliser plus et mieux, aménager une région équilibrée. Mais lorsqu’on les confronte aux évolutions de la réalité, elles apparaissent plutôt comme l’illustration de trois espoirs déçus.  

     On sait que ni l’État français, ni la République, souvent poussés par de puissantes et nombreuses forces ligériennes (et même parfois bretonnes), n’ont intégré la Loire-Atlantique dans les limites de l’actuelle Bretagne, comme elle pouvait l’être, il y a quelques siècles, dans l’ancienne Province, dissoute à la Révolution.

     Bien qu’ils se défendent d’appeler la seule rhétorique de la nostalgie au secours de leurs argumentations, les apôtres de la réunification s’efforcent d’aligner, pêlemêle et tour à tour, nombre de motifs divers et bien connus pour justifier le retour du 44 dans les limites de l’ancien Duché : ses traits identitaires et ses particularismes si typiques du « peuple breton », la prégnance du catholicisme, ses comportements écologiques et civiques exemplaires. À cela, ils ajoutent l’intérêt de s’approprier une façade maritime élargie, avec le bassin de la BasseLoire, reprenant l’antienne traditionnelle : « la Bretagne n’a jamais été aussi forte que lorsqu’elle était tournée vers la mer »… Face à cette revendication de nos auteurs, leur espoir de voir se reconstituer une forme de Bretagne historique s’est envolé. Du moins à brève échéance. En attendant qu’un jour (lointain probablement), la Bretagne s’unisse avec les Pays de la Loire ou, tout au moins, récupère un morceau de ceux-ci ! Pour notre part, on notera, en passant, qu’on a vu, à cette occasion, que certains élus (bretons ou autres) pouvaient tout autant dicter leurs lois au niveau national que l’inverse !

     En tout cas, pour les auteurs de l’essai, ne pas avoir reconstruit la Bretagne dans ses limites historiques, alors que le peuple de cette région « subit une situation de colonialisme larvé » (eh, oui !), note un auteur, c’est un « déni de démocratie » (comme si la longueur des cortèges de manifestants, les violences des Bonnets rouges ou les résultats de quelques sondages pouvaient, à eux seuls, constituer une expression démocratique suffisante !) Finalement, la région Bretagne est désormais une des plus petites régions françaises et restera, pour longtemps, seule sur son rocher. Elle ne sera pas non plus diluée dans ce que les auteurs appellent, souvent avec dédain avoué, un Grand Ouest qui, bien sûr, ne peut être que « mou » ! Ouf, au moins, le pire a été évité et l’identité bretonne provisoirement sauvée ! Puisque nombre de responsables, notamment bretons, se sont opposés à la construction d’une région qui, avec les Pays de la Loire, aurait été forte, faite de complémentarités et de moyens, à la hauteur des défis contemporains.  

Décentraliser plus et renforcer le pouvoir régional breton

     Là aussi, c’est largement raté ! Alors que les auteurs souhaitent que la Région soit l’échelon de l’avenir et que la Bretagne dispose d’une véritable autonomie, force est de reconnaître, avec eux, que les évolutions vont très peu dans le sens de ces attentes : les nouvelles compé- tences attribuées aux régions sont maigres, les budgets reconduits insuffisants, la clause de non-tutelle entre collectivités territoriales maintenue, la concurrence permanente entre les niveaux d’administration entretenue, les expérimentations limitées et l’instauration d’un vrai pouvoir normatif régional limité ; et pour couronner le tout, les départements sont maintenus et les métropoles sont créées ! Quant à la vieille idée d’une Assemblée unique de Bretagne, reprise dans une saisine du CESR en 1999, et récemment relancée par nombre de Bretons, elle est oubliée ! La région ne serait-elle pas (encore) la grande perdante de cet acte de la décentralisation ? Tout au plus, l’institution d’un chef-de-filat dans le domaine économique ou la présidence d’une structure régionale de concertation peuvent être regardées comme quelques timides avancées.  

     Pour les auteurs, on est plutôt mal parti ! Responsable de cet échec annoncé, la montée des métropoles (Rennes et Brest) qui serait carrément une catastrophe puisqu’elle remettrait en cause le mythique « équilibre des territoires » et la vision polycentrique de notre développement. Et certains de ces auteurs de qualifier même, avec une finesse et une subtilité qu’on appréciera, de « chiens de garde du libéralisme », ceux qui justifient la nécessité des métropoles ! Nos géographes pensent plutôt que si une métropolisation doit s’opérer en Bretagne, c’est bien celle de « la- région- toute- entière ».

     Rapprochant métropolarisation et déséquilibre, les géographes opposent, dans une vision simpliste, les territoires riches (les métropoles) et les autres, forcément abandonnés et pauvres. En fait, on doit ici rappeler que les statistiques des revenus des Bretons ne vont pas du tout dans ce sens et qu’il faut être plus précautionneux avec les raisonnements micro-géographiques : non, la Bretagne n’est pas « dualisée » : on constate que les fractures peuvent se loger aussi bien dans l’urbain que dans le rural, que les couronnes urbaines ne sont pas les plus mal loties et que les villes centres ne sont pas toujours les plus favorisées… La Bretagne, du fait de ses nouvelles géographies et de l’essor des métropoles, n’est pas à l’agonie, comme les « Bonnets rouges » ont essayé de le faire croire en sonnant le tocsin : pour s’en persuader, il suffit de constater son dynamisme démographique, ses taux de croissance de la production supérieurs à la moyenne nationale et le fait que ses emplois croissent plus vite que sa population. Simplement, les rapports entre l’urbain et le rural ont toujours été tendus… Néanmoins, par rapport aux propos des auteurs, il nous faut admettre que les relations entre territoires doivent être repensées à l’aune des transformations contemporaines (changement de paradigme technico-économique dominant, développement des flux et réseaux, mobilités croissantes des populations, diminution du rôle rééquilibrant des grands services publics) ; il faut aussi admettre que des solidarités horizontales nouvelles doivent être recréées. Tout ceci afin de répondre à une nouvelle géographie des inégalités qui se mettrait en place…   

L’ère des intelligences interconnectées

     Mais il faut aussi convenir, dans le même temps, que le monde contemporain n’est pas celui du passé : les formes du système productif se métamorphosent, quand les économies de l’ère industrielle basculent dans l’ère des intelligences interconnectées et de la société cognitive ; quand bon nombre de matières premières attachées au sol perdent de leur importance par rapport à des ressources qui peuvent être (apparemment) produites n’importe où ; quand la production contemporaine se dématérialise, grâce à une interpénétration croissante entre les sphères de production de biens et les sphères de production de services complexes ; quand l’efficacité des organisations exige de plus en plus de proximités et de face-à-face physique entre les facteurs déterminants de la croissance (formation, recherche, production…) et entre des acteurs aux compétences variées et complémentaires. D’où les polarisations urbaines, grandes consommatrices de matière grise : la densité favorise l’émergence d’innovations, tant incrémentales que radicales, et l’intérêt des métropoles réside dans leur capacité à générer une synergie des savoirs et des informations, directement en prise avec la production. Contrairement à beaucoup d’affirmations, l’innovation, même à l’heure de la société informationnelle, se situe toujours quelque part…  

Pas de déserts bretons, pour trois raisons

     En tout cas cette nouvelle configuration territoriale ne signifie pas la création de « déserts bretons », comme les auteurs le craignent. Pour (au moins) trois raisons…

     D’abord, il ne faut pas confondre égalité des territoires et égalité des revenus : les revenus des Bretons sont très rarement corrélés avec le PIB des territoires où ils se situent ; il est, en effet, bien prouvé que ce n’est pas uniquement la production qui assure le niveau de revenus des habitants, mais aussi leur intégration à l’ensemble national ainsi que (surtout) les transferts et redistributions de toutes sortes, venant des régions puissantes (comme l’Île de France) qui alimentent la demande locale. Sinon, on aurait du mal à expliquer, du moins en grande partie, le renouveau du « monde rural profond » et le fait que la croissance des emplois soit supérieure à la moyenne nationale.

     Ensuite, il faut noter qu’il existe bien des activités (agricoles, industrielles et artisanales) pour lesquelles la concentration métropolitaine importe peu et où des créations et aussi des reconversions d’activités bretonnes s’opèrent en permanence…

     Enfin, si l’« équilibre » régional se confond avec une parfaite égalité des territoires, il est clair que la métropolisation, et la concentration des activités qui l’accompagne, remet en cause cette vision idyllique. En revanche, si cet équilibre se confond avec l’idée d’une organisation territoriale où chaque territoire a sa chance, où chaque territoire dispose des ingrédients né- cessaires à son développement économique et social, la métropole n’est plus alors un obstacle. C’est même une chance, à cause des effets d’entraînement amont et aval qu’elle opère sur son environnement (grâce aux relations d’achats et de ventes ou aux relations de co-traitance et de sous-traitance entre les firmes de la région). Dans le même temps, cette concentration devient décentralisatrice, en usant du pouvoir des réseaux informationnels, base nouvelle pour les activités de la région tout entière (grâce au télétravail, à la télémédecine, à la télébanque, au téléenseignement…). De la sorte, l’interactivité croissante qui s’instaure à partir des centres dissout les modes spatiaux d’organisation au profit d’échanges fluides qui sous-tendent la construction d’espaces de flux : les territoires sont désormais liés par une infinité de réseaux, et plus uniquement par les liens qui sont attachés à la proximité géographique, comme ce fut longtemps le cas. Ainsi, les systèmes productifs et d’innovation des villes se complètent et s’interpénètrent, et ce n’est donc pas en déshabillant Paul (les métropoles) qu’on va mieux habiller Pierre (les autres villes). Car la réalité nous montre qu'on est loin de la conception libérale et malthulsienne du jeu « à somme nulle ».

      Si l’égalité des territoires est devenue une sorte de « passion bretonne », ses formes et ses modalités ne sont pas gravées dans le marbre : c’est plutôt une construction historique qui doit se faire en fonction des circonstances économiques, technologiques et sociales de l’heure.