1989 est peut-être l’année-charnière. Jusque-là, les villes ne se contemplaient que dans le miroir français et Nantes comme Rennes se trouvaient bien éloignées de Paris. Certes, l’association Ouest-Atlantique qui réunissait depuis 1970 la Bretagne, les Pays de la Loire et Poitou-Charentes pour meubler nos zones industrielles regardait au-delà des frontières. Bien sûr, la Maison de l’Électronique, de l’Informatique et de la Télématique de l’Ouest (Meito), née à Rennes en 1984, associait Bretagne et Pays de la Loire pour développer ces trois filières dans des réseaux également internationaux. Mais en septembre 1989, la ligne Paris-LeMans du TGV Atlantique met Paris à portée de Rennes et de Nantes tandis que s’achève – ce sera fait deux ans plus tard – la mise à quatre voies de la route Nantes-Rennes. L’Ouest mieux rassemblé met fin à son relatif isolement et se rapproche de Paris. Tentative d’équilibrage de l’Europe, la composante « Arc Atlantique » de la Conférence des régions périphériques maritimes se forme la même année. On a pu croire à la fin du désenclavement, à la fin de l’histoire.
Mais voilà qu’en cette année 89, le géographe Roger Brunet publie, au mois de mai, pour le compte de la Datar, Les Villes européennes1, une étude où il met en évidence la position de la France par rapport à la « dorsale européenne ». Cette figure géographique qu’il avait déjà mentionnée en 1973 dans Structures et dynamique du territoire français remet les pendules à l’heure: après Paris, c’est de l’Europe qu’il faut se rapprocher, c’est en Europe qu’il faut exister. Et le centre de gravité de l’Europe, c’est la « banane bleue » qui s’étend du Lancashire à la Toscane; c’est la zone la plus peuplée, la plus dynamique, la plus riche en grandes villes, la plus industrialisée d’Europe.
« Ce fut un électrochoc », écrit le géographe nantais Jean Renard dans le numéro 2 de Place Publique Nantes- Saint-Nazaire2. On se croyait arrivé. Mais le but s’était éloigné, mis à distance aussi par la chute du Mur de Berlin (9 novembre 1989) qui allait préparer l’ouverture de l’Allemagne à l’Est et l’élargissement de l’Europe vers des frontières impensables jusque-là. Malgré le TGV, Francfort n’était toujours pas notre voisin. L’Espace métropolitain Loire-Bretagne verra le jour quelques années plus tard. Il rassemble plus de deux millions d’habitants et 840000 emplois.
La première réponse, un an plus tard, c’est la Conférence des grandes villes de l’Ouest, Nantes, Rennes, Brest, Angers, bientôt Le Mans. Les maires et leurs directeurs de cabinet se rencontrent deux fois par an pour imaginer l’avenir. On parle aménagement du territoire, développement économique, culture, enseignement supérieur et recherche. C’est la première manifestation d’une volonté commune des villes de l’Ouest, de Nantes et de Rennes donc, de se faire une place en Europe.
En 1998, les universités se mettent en marche. Il faut s’unir pour faire le poids. Neuf universités de Bretagne, Pays de Loire et Poitou-Charentes, dont Rennes 1, Rennes 2 et Nantes, représentant 160000 étudiants soit 12 % des étudiants inscrits dans les universités françaises, constituent ce qui deviendra en 2001 le Réseau des universités de l’Ouest-Atlantique. Le Ruoa (un sigle imprononçable qui augure mal de l’avenir du nouveau baptisé) veut améliorer la vie étudiante, coordonner l’offre de formation et accorder une assistance au montage de projets européens.
Parallèlement, le maire de Rennes, Edmond Hervé, suggère à son agence d’urbanisme de travailler avec celle de Nantes, pour défricher un paysage encore flou. L’Audiar (Rennes) propose un travail sur l’image satellite des « taches urbaines » de l’axe Saint-Malo, Rennes, Nantes, Saint-Nazaire qui associera le laboratoire Costel (Cnrs – Rennes 2). Cette première coopération permettra de confronter deux modèles différents de développement, le nantais et le rennais, et de sensibiliser les élus. Les conseils de développement des deux villes se réunissent même ensemble le 6 décembre 2004.
Cela tombe bien: le 28 juin précédent, Frédéric de Saint-Sernin, secrétaire d’État à l’Aménagement du territoire et aujourd’hui président… du Stade rennais, lance à Marseille un « appel à coopération métropolitaine » qui s’inscrit dans la politique de rayonnement européen des métropoles françaises engagé en décembre 2003 par le comité interministériel d’aménagement du territoire. Ni une, ni deux, cinq villes de l’Ouest y répondent ensemble, Nantes, Saint-Nazaire, Angers, Rennes et Brest. Et elles sont retenues parmi les six premiers lauréats de l’appel. La Datar trouve « ambitieuse et stimulante » cette démarche qui a consisté à présenter cinq villes de deux régions et de quatre départements différents. L’Espace métropolitain Loire-Bretagne (EMLB) est né. Il se situe dans le droit fil de ce qui avait été imaginé dès 1989 et suivi par une seconde étude sur le rayonnement des villes européennes publiée en 20033. Étude menée sur d’autres critères que celle de Roger Brunet et un peu moins tranchée: cette fois, Nantes est reconnue « grande ville à potentiel européen ». Et le moteur du nouvel « Espace » est bien l’axe Nantes-Rennes. Enjeu: faire émerger des projets renforçant l’attractivité et la lisibilité européennes de l’EMLB qui rassemble cinq aires urbaines, plus de deux millions d’habitants, 160000 étudiants, 8700 chercheurs et 840000 emplois…
Dès juin 2006, les agences d’urbanisme des cinq villes, auxquelles se joint Lorient, publient une sorte de guide de la coopération sur les fonctions métropolitaines dont le préambule dévoile pudiquement la difficulté: « L’exercice s’est révélé délicat pour les agences d’urbanisme dont les travaux portent rarement au-delà de leur propre aire urbaine ». Cinq enjeux de la coopération sont identifiés: la diffusion des savoirs, l’accès à l’international, les fonctions technopolitaines (appui à des filières d’activités de dimension internationale), la fonction touristique, la fonction d’accueil de nouveaux habitants (logement, solidarité urbaine, étalement urbain), et la particularité maritime. Chaque enjeu est décrit assez précisément et les leviers de la coopération entre les villes, identifiés.
L’enjeu touristique, par exemple, a été défini: il s’agit de passer d’un tourisme familial de résidences secondaires, peu internationalisé, plutôt âgé et près de ses sous, en baisse sensible d’ailleurs depuis 1998, à une manière plus moderne qui viserait la qualité et la valeur ajoutée d’un tourisme plus culturel et plus urbain, serait plus accessible (avion à prix réduit, aéroport de Notre-Dame des- Landes, liaisons rapides) aux Européens, un tourisme d’affaires aussi qui renforcerait ses équipements (un terrain, justement, où il ne faut pas se marcher sur les pieds !), le tout en protégeant le patrimoine naturel.
Beau programme que consacre le 6 juillet 2006 à Nantes la première réunion des présidents des cinq communautés urbaines et communautés d’agglomération. Ce programme est même décliné en projets concrets. Mais peu de suites leur ont été données. L’EMLB est resté l’affaire des techniciens et, aujourd’hui, il semble un peu en panne. Pour dresser un bilan, certes provisoire, il faut fouiller. Une « Contribution au livret vert sur les transports urbains » a été rédigée, un programme européen de promotion des PME culturelles et créatives (Ecce) est lancé auquel participent Nantes et Rennes un stand commun sera loué pour la troisième année consécutive du 2 au 4 décembre 2009 au Salon de l’immobilier d’entreprise au Palais des Congrès de Paris (ce qui est honorable alors que la crise ravive les concurrences).
Certes, il vaut mieux se parler que se tourner le dos: « De vrais échanges, dit un observateur, ont lieu entre les vice-présidents des métropoles de Nantes et de Rennes sur des questions comme l’emploi, le tourisme, la logistique ». Mais si les coopérations n’ont pas dépassé le stade embryonnaire, c’est peut-être qu’elles sont restées très institutionnelles, très discrètes, longtemps mal vues des deux Régions et n’ont trouvé de relais politique que récemment.
Mais toutes ces initiatives sont restées affaires de techniciens et ont rarement trouvé de débouchés concrets à deux exceptions près: l’emploi et l’insertion; l’opéra.
Curieusement, les deux domaines où le travail en commun a été le plus réel n’ont pas été désignés comme sujets majeurs de coopération, bien qu’ils soient souvent cités par les élus ou les services municipaux. L’emploi et l’insertion d’abord: sur ce thème existe un long passé de coopération à travers l’association Alliance Emploi qui, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, organise en sous-comités régionaux les Programmes locaux d’insertion par l’économie. Directeurs des services de développement économique et techniciens de l’insertion de Rennes et de Nantes ont ainsi bâti un cadre d’échanges et réfléchi notamment à la mise en place des Maisons de l’emploi.
En revanche, le monde de la recherche se joue des frontières administratives et multiplie les coopérations à géométrie variable.
L’opéra ensuite: depuis 2005, les directeurs des opéras de Rennes et de Nantes-Angers ont mis en œuvre une politique de coproduction d’œuvres lyriques. En trois ans, ont été coproduits deux spectacles, puis trois, puis quatre… Les deux opéras se partagent les cachets des concepteurs et les coûts des matériaux des décors et des costumes, ce qui réduit un peu les frais de création des spectacles lyriques. Une certaine envie d’aller plus loin se fait jour maintenant. Principales sources de financement des opéras, les deux villes entendront-elles les appels qui leur sont lancés ?
Pendant ce temps, les idées les plus productives sont venues d’ailleurs, de l’État encore… et ne touchent qu’indirectement les villes.
L’apport le plus massif, le plus concentré dans le temps est celui des chercheurs et du monde universitaire. Peut-être parce que le monde de la recherche, plus jeune, plus mobile, plus curieux, plus indépendant des frontières que d’autres, est par nature ouvert à l’idée de coopération.
Huitième et dernière génopôle française à être labellisée, en janvier 2002, Biogenouest (anciennement Ouest-génopôle) réunit dans quatre domaines des sciences du vivant (mer, agronomie, santé, biotechnologies), plus de cinquante unités de recherche, deux mille personnes dont huit cents chercheurs et vingt plates-formes technologiques.
Rennes et Nantes jouent une place centrale dans chacun des pôles de compétitivité qui organisent la recherche dans le Grand Ouest.
En Bretagne et Pays de la Loire. Biogenouest associe les grands organismes de recherche (Afssa, CNRS, Ifremer, Inra, Inria, Inserm), les cinq universités de l’Ouest, ainsi que des organismes associés (CHU, grandes écoles…). Mission: soutenir la recherche en sciences du vivant et la création de nouvelles entreprises de biotechnologie. Ses objectifs: mutualiser les ressources et les compétences, participer de manière collective à l’évolution technologique et à des programmes de recherche européens et, enfin, attirer des chercheurs.
Le cancéropôle Grand Ouest, l’un des sept qui se partagent le territoire national, associe depuis 2004, les centres de lutte contre le cancer, les universités, les centres hospitaliers, les centres de recherche (Inserm, CNRS…) de Nantes et Rennes à ceux des quatre régions de Bretagne, des Pays de la Loire, de Poitou-Charentes et du Centre. Mais, en Bretagne, seule la Région a participé au financement du cyclotron installé à Nantes-Saint- Herblain en 2008 au titre des « grands équipements scientifiques » français.
On retrouve Rennes et Nantes, avec d’autres, dans les pôles de compétitivité. Les pôles Images et réseaux (siège à Lannion), iD4Car (ex-Automobile haut de gamme4, siège à Nantes), Valorial (siège à Rennes, innovation alimentaire), Emc2 (nouveaux matériaux, à l’origine essentiellement nantais, se rapproche du pôle Mer Bretagne) réunissent de grands groupes industriels, des PME, des universités, des grandes écoles et des centres de recherche. Les rencontres se multiplient entre leurs membres pour diffuser l’information et les savoir-faire, dénicher et ordonner les compétences, lancer des projets. Les villes et les métropoles ont pu y participer soit par des aides directes, soit plutôt, indirectement, par le financement des centres de recherche (bâtiments, bourses…).
La coopération entre les universités se traduit aussi par la création de réseaux de laboratoires. En sciences humaines par exemple, le réseau Espaces et Sociétés a été créé au début des années 1980 à l’initiative de chercheurs de quatre laboratoires de l’Ouest dont le Cestan à Nantes, rejoints plus tard par ceux du Reso à Rennes. Le réseau compte aujourd’hui sept chercheurs CNRS, plus de 80 enseignants- chercheurs, environ 90 doctorants et 19 ingénieurs, techniciens et personnels d’administration. Spécialisé d’abord dans la géographie de la France de l’Ouest, Reso est devenu une unité pluridisciplinaire implantée dans la France de l’Ouest mais ouverte à des terrains variés. L’unité regroupe bien sûr surtout des géographes et des aménageurs mais compte aussi dans ses rangs des chercheurs d’autres disciplines (sociologie, psychologie environnementale, architecture et urbanisme). Par ailleurs, les Presses universitaires de Rennes publient les ouvrages des universitaires de Rennes et de Nantes, mais aussi de Brest, Lorient, Vannes, Angers ou Le Mans.
Aéroport et lignes à grande vitesse: Nantes et Rennes jouent la même partition sur la question des grands équipements.
Il faut enfin parler des grands équipements. Associée aux autres collectivités bretonnes pour réclamer le prolongement de la ligne à grande vitesse Le Mans-Rennes et participer à son financement, Rennes/Métropole vient d’être relancée par Jean-Marc Ayrault (Les Échos, 25mars 2009) : « Le prolongement du TGV jusqu’à Rennes acquis, il faut franchir une nouvelle étape, être raccordé au TGV européen Sud, Bordeaux-Madrid, et Est, Lyon- Turin. La programmation d’une liaison rapide entre Rennes, Nantes et Poitiers, qui desserve le futur aéroport de Notre-Dame-des-Landes, est aussi indispensable. »
On sortirait ainsi d’une vision centralisatrice que souligne le géographe François Hulbert, ancien de Rennes 2, aujourd’hui au Centre de recherche en géographie de l’université de Metz: « On peut se demander en quoi les schémas de développement des lignes TGV et des aéroports parisiens, alimentés par la multiplication des aéroports régionaux avec le soutien actif de la Datar et les aides directes de l’État et des collectivités locales, répondent aux objectifs maintes fois évoqués depuis maintenant cinquante ans à travers la politique d’aménagement du territoire, à savoir: le développement régional, la mise en place de métropoles d’équilibre, la lutte contre la surconcentration parisienne. Les Régions ont en effet multiplié les aéroports dans les villes petites et moyennes dans le but de faire d’abord du rabattement sur Orly et Roissy. Au nom du désenclavement conçu d’abord par rapport à Paris, c’est le chacun pour soi des villes et des départements qui prévaut, à tel point que des régions comme la Bretagne réussissent à avoir cinq ou six aéroports. »
Nantes et Rennes sont partie prenante de nombreuses coopérations qui dépassent les deux villes, mais elles ont rarement travaillé en tête à tête. Ce moment est venu.
Le désenclavement conçu d’abord par rapport à Paris? Même si Nantes et, à un moindre degré, Rennes se sont engagées dans une politique volontariste de participation à des réseaux de villes européens (Civitas-Vivaldi, Eurocities, Revit, Concerto, Conférence des villes de l’Arc Atlantique), les forts constats de Roger Brunet pèsent encore. Et, on l’aura remarqué, les deux métropoles de l’Ouest poussées par leur dynamisme démographique et économique, ont rarement travaillé en tête à tête. Peut-être est-il temps de le faire et de faciliter, d’accompagner, voire de mettre en musique, la carte des échanges (mobilités quotidiennes, migrations résidentielles, relations d’entreprises, commerciales, familiales, culturelles, de loisirs…) que Rennais et Nantais ont dressée spontanément. Sans la baguette d’aucun chef d’orchestre.