dans l’histoire :
une vieille rivalité
Alors que se profile aujourd’hui une refonte du découpage territorial et institutionnel, alors que les maires de Rennes et de Nantes affirment vouloir donner une nouvelle impulsion aux liens entre leurs villes, il est intéressant de revenir sur l’histoire de leurs relations souvent conflictuelles. Rennes et Nantes, en effet, n’ont cessé de vouloir affirmer leur primauté dans un espace régional dont la définition même a été source de discorde.
Au moment où émerge le duché de Bretagne, au10e siècle, les deux cités sont le siège de maisons comtales rivales qui n’hésitent pas à s’affronter. La situation est un temps favorable à Rennes dont les comtes prennent le titre ducal avant que celui-ci ne passe, en 1066, à la maison de Cornouaille à laquelle est lié le comté de Nantes. La domination des Plantagenêts sur le duché de Bretagne, dans la seconde moitié du 12e siècle, confirme de manière définitive l’ancrage du comté de Nantes au duché tout comme elle conforte l’autorité ducale dont l’administration s’étoffe. Un processus qui se poursuit lorsque le duché passe dans l’orbite de la royauté française sous le règne de Philippe Auguste. Rennes profite de cette dynamique politique et commence à faire figure de capitale administrative. Pourtant, Nantes la concurrence toujours.
La rivalité entre les deux villes s’affirme à nouveau lors de la guerre de succession de Bretagne, entre 1341 et 1364, où elles constituent des enjeux politiques et militaires importants. La victoire des Montfort n’est finalement guère favorable à Rennes. Ces derniers y résident peu, lui préférant Nantes où le château des ducs de Bretagne, totalement transformé par François II, à partir de 1466, symbolise la puissance et l’autorité ducales. La volonté de la dynastie des Montfort de mettre en place une principauté indépendante tend donc, dans la seconde moitié du 15e siècle, à asseoir la primauté de Nantes où a lieu le mariage d’Anne de Bretagne avec le roi Charles VIII en 1491. Néanmoins, les ducs de Bretagne continuent d’accorder à la vieille ville comtale de Rennes une place politique majeure. Les symboles du pouvoir y sont conservés et c’est à Rennes que s’effectue le couronnement ducal. Une partie des institutions du duché, comme les États et le Parlement, y siège régulièrement même si la ville partage ce privilège avec d’autres cités bretonnes, notamment sa grande rivale, Nantes.
L’intégration de la province au royaume de France favorise cependant la prééminence de Rennes comme en témoigne l’installation du Parlement. Institué par un édit d’Henri II en 1554, il siège à l’origine alternativement entre Nantes et Rennes à l’occasion de ses deux sessions annuelles. En 1557, Nantes obtint chèrement le Parlement pour elle seule. Mais, dès 1561, un nouvel édit l’attribue définitivement à Rennes consacrant la ville dans son rôle de capitale bretonne puisque le ressort du Parlement s’étend à toute la province. L’opposition des deux villes se renforce lors des guerres civiles à la fin du 16e siècle. Tandis que Rennes affirme sa fidélité aux rois Henri III puis Henri IV, Nantes se donne à la Ligue. Le duc de Mercœur, gouverneur de Bretagne, s’y installe et la dote d’un Parlement concurrent de celui de Rennes. Sa soumission n’intervient qu’en 1598 à l’occasion de l’édit de tolérance qui met un terme aux guerres de religion.
« L’âge d’or » de la Bretagne qui marque le 16e siècle et une bonne partie du 17e est aussi celui de Rennes qui connaît alors une forte expansion démographique et urbaine. Jusque vers 1670, elle est la ville la plus peuplée de Bretagne et une des plus importantes du royaume. Elle est la capitale politique, administrative et judiciaire, la centralisation monarchique joue à son profit et c’est tout naturellement à Rennes que se fixe le siège de l’intendance en 1688, relais redouté du pouvoir royal. Si les États de Bretagne sont encore itinérants, c’est Rennes qui les accueille le plus souvent et de plus en plus souvent au 18e siècle. Cette affirmation politique se fait au détriment de Nantes même si la grande ville ducale reste le siège de la Cour des Comptes, seconde cour souveraine de la province. Pourtant, au 18e siècle, les dynamiques économiques, notamment avec le grand commerce atlantique, jouent résolument au bénéfice de Nantes qui double sa population alors que celle de Rennes stagne. Avec 80 000 habitants en 1789, Nantes possède un nombre d’habitants plus de deux fois supérieur à celui de sa rivale.
La Révolution modifie la donne institutionnelle tandis qu’en février 1789, 300 Nantais viennent au secours des jeunes gens rennais engagés dans la lutte contre la noblesse locale. Avec la fin de l’Ancien Régime, Rennes comme Nantes ne sont plus que les chefs-lieux de départements géographiquement limités alors que la province de Bretagne n’existe plus. Toutes deux s’affirment d’ailleurs comme des îlots républicains au milieu de campagnes majoritairement hostiles à la Révolution notamment à partir de l’insurrection de 1793.
Au 19e siècle, les antagonismes politiques entre les deux villes n’ont donc plus lieu d’être même si certaines circonscriptions administratives maintiennent une relative prééminence rennaise comme la Cour d’appel de Rennes dont le ressort comprend Nantes et la Loire-Inférieure. Cependant, face au dynamisme économique de Nantes, qui s’impose comme une agglomération nationale de premier plan, Rennes fait pâle figure. Hantée par son déclin depuis le déclassement révolutionnaire, la ville tente néanmoins de reconquérir son rang de capitale bretonne par l’affirmation de son primat intellectuel. Rennes se représente ainsi en centre intellectuel de la Bretagne sur la fresque du grand escalier de l’hôtel de ville, composée à la veille de la guerre, où l’allégorie de la ville coiffée de la couronne ducale la campe en capitale provinciale.
Faute d’enjeux importants, la rivalité ancienne entre Rennes et Nantes s’est donc en partie dissipée. Pourtant, à la veille de 1914, l’essor du régionalisme réactive la question de la primauté d’une des deux métropoles dans le cadre d’un hypothétique découpage régional du pays. Les débats prennent une nouvelle acuité dans le cadre de la Première Guerre mondiale lorsque les impératifs de la production et du ravitaillement imposent aux gouvernements la nécessité d’une plus grande efficacité économique. Non sans difficultés, c’est finalement le 5 avril 1919 que sont créées, à l’instigation du ministre de l’Industrie et du Commerce Étienne Clémentel, les régions économiques. Rennes est alors le centre d’une VIe région économique singulièrement restreinte regroupant l’Illeet-Vilaine, les Côtes-du-Nord et le Finistère, tandis que Nantes domine la Ve région économique qui comprend les départements de Loire-Inférieure, du Morbihan, du Maine-et-Loire, de la Vendée, de la Mayenne et de l’Indre-et-Loire. Les préoccupations économiques ont donc favorisé Nantes, grande agglomération au cœur d’une vaste région dans laquelle son rayonnement s’exerce. Ce découpage tient en partie à l’action résolue des milieux patronaux nantais dans le cadre de l’association industrielle et commerciale de l’Ouest (AICAO), créée en janvier 1919. Sur cette base, les polémiques entre Rennes et Nantes s’engagent avec âpreté et se pérennisent durant tout l’entre-deux-guerres. La réforme de 1922, qui voit la chambre de commerce de Quimper être rattachée à la Ve région économique, atteste le pouvoir d’influence des milieux économiques nantais. Coupant le département du Finistère en deux, elle agrandit encore plus l’aire d’attraction de Nantes au détriment de Rennes.
Cette situation provoque la colère des milieux régionalistes bretons qui, pour la plupart, défendent la primauté du cadre provincial historique. Lors de la journée des régions économiques organisée par la fédération régionaliste française, le 23 février 1926, le marquis de l’Estourbeillon, président de l’Union régionaliste bretonne (URB), proteste ainsi avec énergie contre le morcellement de la Bretagne. Il s’en prend alors explicitement aux représentants de la chambre de commerce de Nantes qui n’ont en vue, selon lui, que leurs seuls avantages industriels. Ses critiques visent également à réaffirmer la place de Rennes, capitale naturelle de la Bretagne, au détriment de Nantes que sa position excentrique condamne à n’être qu’un grand port et une grande ville d’affaires.
Le débat sur le découpage régional s’enracine donc autour des régions économiques et, corrélativement, de la primauté de Nantes ou de Rennes. La décision du gouvernement de remodeler les régions économiques en 1938, en rattachant les chambres de commerce de Lorient et de Quimper à la VIe région économique relance une nouvelle fois les polémiques. Elle suscite, en effet, les protestations vigoureuses de la chambre de commerce de Lorient, soutenue par celle de Nantes, tandis que celle de Rennes voit avec satisfaction son aire d’influence s’agrandir. Sans qu’il soit possible d’en démêler tous les fils, cette modification du découpage régional reflète un certain rééquilibrage des forces économiques en faveur de Rennes. La ville peut notamment s’enorgueillir du succès de sa foire-exposition et les modifications de l’organisation du réseau ferroviaire ont affirmé son rôle central entre Paris et la Bretagne au détriment de Nantes.
Avec l’avènement du régime de Vichy, la question du découpage régional de la Bretagne prend une autre dimension car celui-ci place rapidement, dès le 11 juillet 1940, la perspective d’un rétablissement des provinces au cœur du nouvel ordre politique et institutionnel. Les tensions entre Nantes et Rennes resurgissent alors avec éclat. Au début du mois de décembre 1940, le grand quotidien nantais, Le Phare de la Loire, défend ainsi la nécessité de créer de grandes provinces « et plus particulièrement d’étendre celle de l’Ouest, autour de Nantes, sa métropole naturelle, jusqu’aux limites du massif armoricain ». Se plaçant sous les auspices des ducs Jean V et François II et de la duchesse Anne, il n’hésite pas à déclarer que « du fond de leur tombeau, les voix de ces souverains bretons s’élèvent pour proclamer la mission de Nantes qui est d’unir la Bretagne à ses anciennes marches, l’Anjou et le Maine, ainsi qu’à la Vendée 1 ».
À l’argumentation économique valorisant le rôle de Nantes se greffe désormais une revendication d’ordre historique qui vise à faire pièce aux partisans de Rennes et de la Bretagne intégrale. C’est aussi le sens du volumineux mémoire rédigé par Abel Durand, au nom de l’AICAO, et intitulé Nantes dans la France de l’Ouest. La personnalité d’Abel Durand, à la fois premier adjoint au maire de Nantes et conseil de l’AICAO, incarne ici l’action conjointe de la municipalité et des milieux patronaux dans la défense des revendications nantaises auprès du gouvernement de Vichy. Déjà centre de nombreuses circonscriptions administratives et économiques avant-guerre, la métropole nantaise, sixième grand port français, aspire fort logiquement, selon eux, à étendre son rayonnement en devenant la capitale d’une province aux larges horizons. Face à cela, la reconstitution de la Bretagne intégrale avec Rennes comme capitale est décrite comme une exigence du passé nullement en phase avec les impératifs d’une économie moderne.
La riposte des milieux rennais ne se fait pas attendre. Elle s’exprime notamment dans une longue lettre du président de la chambre de commerce de Rennes, Lucien Bahon-Rault, adressée, le 4 mars 1941, à son homologue nantais. Refusant de se laisser entraîner sur le terrain comparatif des atouts économiques, moins favorable à sa cause, il replace les aspirations rennaises dans le cadre d’un régionalisme traditionnel a priori plus en phase avec les convictions politiques du régime. « C’est que, voyez-vous, si l’économique est indiscutablement un problème de premier plan, il doit être dominé par l’esprit ; il faut une mystique, un ressort, et un ressort puissant encore. » Définie autour de ses traditions et de sa composante ethnique, la Bretagne semble alors s’imposer d’elle-même tout comme le choix de Rennes comme capitale.
La rivalité entre Rennes et Nantes s’affirme donc avec force dans les controverses qui marquent la fin de l’année 1940 et le début de l’année 1941. Elle transcrit de manière éclatante les bricolages identitaires qui s’effectuent de part et d’autres autour d’une instrumentalisation de l’histoire et d’une utilisation concurrentielle du passé. La décision du régime de Vichy de faire avancer le projet provincial en instituant une commission de réorganisation administrative en charge de cette question donne d’ailleurs un nouvel élan à ces polémiques, accentuant leur caractère public. L’institution des préfectures régionales par la loi du 19 avril 1941, pourtant si lourde de conséquences, n’influe guère alors sur l’intensité de ces débats.
Abordée de manière souvent passionnée au sein de la commission, la question du découpage de la Bretagne évolue de manière décisive à l’instigation du maréchal Pétain lui-même. Le 14 mai 1941, il propose de faire de Rennes la capitale politique d’une région Bretagne dont les limites géographiques restent cependant à fixer. Les délégations nantaises et rennaises se multiplient alors à Vichy comme à Paris, auprès des représentants du gouvernement en zone occupée, afin d’infléchir ou d’affermir les orientations de la commission. Finalement, les déclarations du maréchal Pétain au maire de Rennes, François Chateau, reçu en audience privée à la fin du mois de juin, confirment et accentuent la victoire des partisans de Rennes. Le chef de l’État annonce, en effet, la constitution à venir d’une Bretagne à cinq départements dont Rennes sera la capitale. Les propos du maréchal sont alors retransmis avec enthousiasme par les quotidiens rennais, notamment L’Ouest-Éclair, qui se félicitent de ce choix.
Déjà exacerbées par les déclarations triomphales du maire de Rennes, les réactions nantaises prennent une tournure d’autant plus passionnelle que, parallèlement, un décret gouvernemental, en date du 30 juin, fixe le cadre géographique de la préfecture régionale de Bretagne en la réduisant aux quatre départements d’Ille-et-Vilaine, des Côtes-du-Nord, du Morbihan et du Finistère, avec Rennes comme capitale. Si le coup est rude pour l’ensemble des acteurs de la question régionale bretonne, il l’est à l’évidence encore plus pour les défenseurs de Nantes qui doivent désormais se battre sur deux fronts. Longtemps focalisés sur la question de la délimitation de la future province de Bretagne et de sa capitale, il leur faut maintenant intégrer la situation nouvelle imposée par le découpage des préfectures régionales. Nantes et le département de Loire-Inférieure sont, en effet, détachés de la Bretagne pour être rattachés à la préfecture régionale d’Angers. Un choix en grande partie dicté par les impératifs des autorités d’occupation, qui ont fait de cette ville le chef-lieu de l’administration militaire de leur zone sud-ouest.
Sans qu’elles disparaissent totalement, les polémiques sur la question provinciale s’atténuent alors sensiblement. L’activité des milieux nantais se concentre, en vain, sur le découpage des préfectures régionales qui s’imposent finalement comme le seul cadre administratif régional puisque le projet de restauration des provinces ne débouchera sur rien.
Un temps pérennisées à la Libération, ces circonscriptions régionales disparaissent finalement en mars 1946. Leur existence a cependant créé un précédent et lors de la constitution en 1955 des « régions de programme » c’est bien ce découpage géographique qui s’impose pour la Bretagne. Nantes est désormais la capitale d’une région Pays de la Loire qui va s’inscrire administrativement dans les faits. Alors président du conseil général de Loire-Inférieure, qui devient Loire-Atlantique en 1957, Abel Durand peut cette fois-ci s’estimer pleinement satisfait. Certes, les ponts ne sont pas totalement rompus entre les deux villes. La rencontre entre Henri Fréville et André Morice, respectivement maires de Rennes et de Nantes, en 1965 à Nozay semble ainsi esquisser un rapprochement. L’adhésion, la même année, de la ville de Nantes au Comité d’études et de liaison des intérêts bretons (Celib) témoigne également d’une volonté d’œuvrer en commun pour le développement régional. Mais les milieux dirigeants nantais se méfient de tout plan régional susceptible de conforter la vocation de Rennes à devenir capitale et ce rapprochement reste sans lendemain.
La réforme de 1972, constituant des établissements publics régionaux puis, surtout, le cadre nouveau de la décentralisation impulsée par les lois Defferre de 1982 qui instituent la région en collectivité territoriale ont, du reste, conforté les découpages administratifs existants. Rennes et Nantes consacrées comme métropoles régionales au cœur d’importantes circonscriptions administratives s’ignorent plus qu’elles ne se jalousent et privilégient les relations avec la capitale. Le TGV qui permet aux Rennais comme aux Nantais de rejoindre facilement et rapidement Paris souligne par contraste la médiocrité de la desserte ferroviaire entre les deux villes et leur éloignement tout autant symbolique que pratique. Certes, l’achèvement en 1991 de la route à quatre voies qui les relie met partiellement un terme à cette situation, mais les vingt-trois années qu’il a fallu pour la réaliser prouvent que Rennes et Nantes n’étaient guère pressées de se rencontrer. Parallèlement, la relance du débat sur le découpage régional, à partir des années soixante-dix, et la question d’un hypothétique rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne qui agite une fraction de l’opinion publique et de la classe politique bretonnes suscitent toujours de vives crispations sur un sujet impliquant, il est vrai, de multiples collectivités territoriales.
Pourtant, depuis les dernières élections municipales, à Rennes comme à Nantes, on semble vouloir véritablement dépasser les rivalités anciennes et s’atteler à mettre en place de multiples coopérations. L’objectif explicitement recherché est de renforcer l’attractivité des deux grandes métropoles à l’échelon européen. Reste que la réforme des collectivités territoriales que le Président de la République paraît vouloir impulser risque fortement de parasiter ces volontés communes en faisant resurgir, une fois de plus, la question du découpage régional et, conséquemment, du choix de la capitale.