le long de ses voies
Le parcours de deux siècles d’histoire des gares – grâce au travail des historiens des gares, des mobilités ou de la vitesse – témoigne d’une étonnante constante : à quelque période que ce soit, les gares nous font entrer au cœur de la contradiction propre à la métropolisation, ce phénomène caractérisé à la fois par une concentration et une dispersion des activités, des individus et des biens.
Bien avant la voiture, le rail a orchestré et systématisé à travers les gares la dilution urbaine comme le souligne l’historienne Françoise Choay. Les gares ont constitué les clés de voûte d’un dispositif pour abattre les murs des vieilles cités, en effacer les limites jusque là bien claires ; elles ont fait apparaître faubourg et banlieues au point parfois de produire un nouveau type de ville : l’urbanisation dispersée comme en Belgique, système urbain maillé de centralités liant étroitement par le rail petites villes industrielles et gares de campagne. Dès le triomphe de la modernité urbaine industrielle, au 19e siècle, les gares et les aéroports vont organiser en lieux ce que la mobilité dilue en espaces atomisés.
Mais si la gare reste une pièce maîtresse de la métropolisation qu’elle résume autant qu’elle rend possible, c’est aussi parce qu’elle s’inscrit dans les logiques d’un monde sous condition urbaine généralisée, autre face-symbole de cette modernité, fondée sur la dépendance des villes les unes par rapport aux autres ainsi qu’au regard d’autres territoires sous leur emprise. Objet de connexion par excellence autant que « machine » à concentrer et diluer, la gare produit de la dépendance urbaine et l’organise, qu’elle soit nommée « réseaux des métropole », « développement des territoires » ou périphérie annexée comme ces territoires sous l’emprise des « gares-betteraves » (Vendôme-Villiers, Le Creusot, Haute-Picardie…) et ce faisant a placé le pays sous la dépendance de Paris. Ce statut s’est considérablement amplifié avec l’avènement de la grande vitesse et le bouleversement de la géographie euclidienne classique qu’elle a introduit : Paris-Lyon presque plus proche que Lyon-Grenoble par le train…
Aujourd’hui, plus que jamais, les institutions souhaitent à nouveau s’emparer de la gare pour en faire un instrument stratégique de développement urbain. Cette question apparaît d’autant plus vive que deux évolutions simultanées sont inévitablement venues placer les gares sous les projecteurs de l’aménagement urbain.
La première est le renchérissement du coût des carburants. Il place dans de nombreux cas le train au rang d’alternative sérieuse sur le tableau de bord des mobilités individuelles et non plus comme un beau principe vite oublié. Les démarches prospectives Transport 2050 ou TER 2030 n’avaient pas anticipé une telle hausse du trafic, une telle irradiation des réseaux de transports et un engorgement des lieux nodaux et pire ! l’invasion des rames de TER par les propriétaires de bicyclettes.
La seconde est liée aux réformes successives dont celle du Grenelle 2 qui n’ont cessé de faire pression pour une densification des opérations d’urbanisme et de développement économique à proximité des infrastructures de transport public. Ainsi, le Scot Nantes – Saint-Nazaire a inscrit cette directive dans son programme. De bric et de broc ou de manière plus réfléchie, ces stratégies dégagent de nouvelles formes d’urbanisation réticulaires voire linéaires au fil desquelles les gares sont amenées à constituer autant de nouvelles centralités comme l’illustrent les cas encore rares en France de tram-train.
Le deuxième enjeu, moins nouveau, est de faire désormais davantage de ces sites des « lieux d’urbanité », de stabiliser ces « lieux-mouvement » décrits par Isaac Joseph. Oui, mais simple halte ou véritable gare ? Lieu ou quartier de ville ? Un sentiment étrange apparaît : réfléchir sur les gares, n’est-ce pas s’interroger sur la ville considérée dans son ensemble ? C’est pourtant une erreur où tombent nombre d’experts que de considérer la gare comme un modèle réduit de ville comme dans le cas du rapport piloté par Fabienne Keller, ancienne maire de Strasbourg et sénatrice du Bas-Rhin1, pariant excessivement sur l’effet vertueux du grand équipement (la « grande gare contemporaine »), vieux mythe de l’action publique.
Il ne suffit pas de densifier les niveaux de services, les espaces d’accueil et de pause (renommés « espaces publics ») pour réussir l’alchimie urbaine ; par nature, la mobilité ne cesse de rejeter la greffe qui la rattacherait à un territoire ; l’urbanité n’y reste qu’un ensemble d’accessoires de la mobilité. La raison, en France, en est assez simple : dans les grandes gares, la mobilité s’est toujours organisée sous la forme d’un hiatus entre le local et le trans-local ; il s’est agi d’adapter dans bien des cas, le territoire au grand équipement, plutôt que l’inverse ou les deux ensemble, en bonne logique d’aménagement national, à l’image de Quimper qui se prépare au bouleversement de la LGV. D’où l’oxymoron du « quartier de gare » dont la paradoxale centralité reste fuyante, définie pour partie de l’extérieur, et pour partie par le passage, le transit comme le souligne Michel Kokoreff dans le cas d’Euralille, ce quartier qui vit à côté plutôt qu’avec ou autour de la gare voire en superposition avec un indéracinable « quartier d’affaire ».
Ici comme ailleurs, l’urbanité ne se décrète donc pas par la mobilité : on est frappé du nombre de personnes ayant vécu l’expérience inénarrable d’un échouement en gare de Vierzon, par exemple, dans un univers saisi par l’égarement et la banalité vide. Ou bien de l’hallucinant alunissage quasi-nocturne de 250 passagers dans des gares – d’abord surprises, maintenant habituées… – comme Sablé-sur-Sarthe ou Ancenis, à la suite d’un incendie sur la voie ou d’un triste suicide immobilisant leur TGV dans ce lieu-halte à l’urbanité casanière où tout s’endort passé 19 h (on imagine plus difficilement l’atterrissage d’un Airbus dans quelques champs ou périphéries…). C’est à ces moments-là qu’apparaît aussi l’historicité des gares et que s’expérimente de manière vécue leurs typologies soulignées par le rapport de Fabienne Keller.
Mais c’est aussi dans ces circonstances que se révèle les hiatus ou le feuilletage des rythmes sociaux avec lesquels ces gares ont à composer, à l’image de l’écart révélé par cette situation si courante qui a frappé nombre de photographes, de l’autoroute sous laquelle passe un chemin rural, révélateur de l’étanchéité de ces deux mondes, à deux échelles de temps et d’espace différentes et qui s’ignorent. Autre hiatus, souvent perceptible, celui de la juxtaposition de rythmes sociaux et de trajectoires extrêmement diversifiées. Tout différencie le rythme du navetteur quotidien et celui du voyageur occasionnel : pour le premier, la gare est d’abord un obstacle, celui d’une rupture de charge ; il en a épuisé l’imaginaire jusqu’à la dernière goutte, et sourit à la voix électronique qui lui souhaite bon « voyage » ; pour le second, la gare est le premier lieu de la découverte : il y attend un accueil, une hospitalité.
Le grand sociologue Zigmunt Bauman est obsédé par les lieux de la modernité (dont les gares) qu’il nomme durement les « réceptacles des poubelles mondialisées » et qui n’ont sur ce plan jamais vraiment changé depuis un siècle, sinon qu’en France, on le constate ces dernières années, le working-poor en situation particulière sinon peu régulière, est désormais accueilli par les forces de l’ordre alertées par des contrôleurs, hiatus révélateur ici encore, mais cette fois entre le territoire (national) et le trans-national. Réconcilier ces hiatus est, certes, une louable intention déclinée depuis nombre d’années… Y parviendra-t-on ?
Historiquement parlant, les gares ont donc connu deux principales évolutions, accompagnant et structurant en près de deux siècles, la profondeur des changements de la modernité urbaine. Cet accompagnement les a vues passer d’un statut de gares historiques à celui de gares à grande vitesse des années 1990. Leur évolution actuelle les voit affirmer une fonction longtemps délaissée (au moins en France), celle de pôle d’échange au sens large (et non uniquement avec les aéroports), amenés à s’articuler toujours plus avec d’autres réseaux : métro, tramway, bus…
Le maître-mot de la gare contemporaine oscille entre « services » et « intermodalité », pour réconcilier les gares avec les territoires, dépasser le « couple infernal » mobilité – urbanisation identifié par l’urbaniste Marc Wiel. Mais demain ? L’étonnant retour sera peut-être celui d’une autre catégorie de gares : on connaît bien l’histoire des grandes gare, nettement moins celle des petites. En ces temps d’appel à des recompositions de l’urbanisme « postcarbone », peut-être le rôle dévolu à ces petites gares les placera de manière singulière aux avant-postes de l’utopie plus crédible, plus mesurée de la ville durable que celle de la fin du tout-automobile.