Le chemin de fer est lié de manière étroite à l’idée de progrès, au culte de la machine. Il té- moigne également d’une intense activité économique et sociale. En Bretagne, son exploitation est confiée à deux compagnies, celle de l’Ouest jusqu’à Rennes puis Brest, et celle d’Orléans, pour le sud de la région. Son arrivée a relancé la croissance de la ville, ralentie depuis la Révolution. Au 19e siècle1 , les contemporains ont bien saisi l’importance de la gare pour l’évolution de la ville. Son établissement à Rennes fait consensus, mais le choix du site attise les tensions.
Dès 1849, la question de l’implantation a fait l’objet de vives discussions entre les élus, les ingénieurs des Ponts et chaussées, ainsi qu’une partie de la population. À cette date, le statut de la gare n’est pas encore tranché: sera-t-elle gare terminus, gare tête de ligne ou gare d’étape? Les ingénieurs portent leur préférence sur le site de Lorette (l’emplacement actuel de la gare, alors en pleine campagne) et la municipalité sur le Mail d’Onges (au nord de la Vilaine, quai Dujardin et avenue Aristide Briand). De leur côté, des habitants du nord, où se trouve une grande majorité de la population, proposent dans une pétition plusieurs terrains, dont l’un à deux pas du Thabor.
Sous la pression des élus locaux, le terrain du Mail d’Onges est d’abord choisi. Mais, en 1854, il est finalement décidé de prolonger la ligne jusqu’à Brest. Rennes aura donc une gare d’étape. Le choix des ingénieurs des Ponts et chaussées, au sud, évite un rebroussement de ligne coûteux. Mais la Ville et une partie de la population s’opposent toujours à ce site préférant le nord de la Vilaine. Finalement, le 6 mars 1855, le ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics tranche pour le terrain de Lorette.
Le bâtiment érigé en 1857 est sobre et regarde le nord de la ville. L’architecte de la compagnie des chemins de fer de l’Ouest, Victor-Benoît Lenoir, choisit pour Rennes un style néoclassique. La gare observe un plan en U avec un corps principal flanqué de deux ailes enserrant une cour fermée par une grille. L’inauguration de cette modeste cathédrale a lieu le 26 avril 1857. Les célébrations durent trois jours où sont présents tous les officiels, dont l’archevêque de Rennes qui bénit les locomotives.
À cette date, le périmètre de la gare est encore restreint. Par la suite, des ateliers sont édifiés au sud, puis des acquisitions foncières sont réalisées entre 1865 et 1870 pour étendre son emprise. Un centre de triage est implanté à la fin du 19e siècle, à l’est de la gare. A cette époque, la mise en place de la ligne de Châteaubriant est décisive pour l’extension du site, dont les derniers grands agrandissements ont lieu dans les années 1930 vers la plaine de Baud.
À Orléans et Tours, les voies se terminent dans des gares situées en ville où les trains font demi-tour avant de poursuivre leur itinéraire. À Rennes, les voies traversent la gare dont l’implantation à Lorette est aussi distante du centreville que les gares du Mans ou de Laval. Afin de relier la gare au centre de la ville, une avenue de 670m de long sur 24 de large est tracée en oblique jusqu’aux quais aménagés dix ans plus tôt. L’avenue (aujourd’hui avenue Janvier) relie la gare et la ville comme un cordon ombilical qui alimente cette dernière en population et en marchandises.
La construction de la gare entraîne également des aménagements qui figurent sur le plan d’Ange de Léon (maire de décembre 1855 à mai 1861). Ce dernier décide de faire de la gare un nouveau pôle d’urbanisation, en tentant de rééquilibrer ville haute et basse ville. Tout un réseau de voirie est mis en place pour compléter l’avenue de la Gare. À l’ouest, le boulevard de la Tour d’Auvergne est créé parallèlement à cette dernière. Un second boulevard vient le relier à la gare le long de la voie ferrée (boulevard du Colombier). Le bras sud de la Vilaine est comblé pour la construction de l’actuel boulevard de la Liberté. Enfin, le Champ de Mars, terrain de manoeuvres militaires, est remanié. Ces aménagements contribuent à une urbanisation rationnelle du sud de la Vilaine, longtemps laissée de côté. En contrepartie, ils établissent une nouvelle barrière nord – sud avec la voie ferrée, qui n’est dépassée que timidement à la fin du 19e siècle.
La gare est synonyme de mise en valeur de la ville. Cependant, à Rennes, peu de grands immeubles viennent s’implanter le long de cette voie au 19e siècle. De même les notables rechignent à s’y établir, préférant le quartier du Thabor. Le seul à tenter l’aventure est le commanditaire de l’hôtel des Nétumières qui confie la construction de sa demeure à l’architecte Jean-Baptiste Martenot, en 1870. Le quartier demeure en grande partie populaire jusque l’entre-deux-guerres. Néanmoins, à cette période, de hauts immeubles s’installent sur la rive est, comme l’immeuble Poirier (au n° 7 par Jean Poirier, 1931) ou l’immeuble Tomine (au n° 3 par Yves Le Moine, 1936), le plus luxueux de la période.
Au 19e siècle, ce sont surtout des établissements publics qui sont édifiés, comme le musée des beaux-arts (ancien bâtiment des facultés, 1847-1855) qui regarde le nord de la ville, le lycée impérial (actuel lycée Émile-Zola, 1859- 1870), et, plus tard, la faculté des sciences (1888-1898), sur la rive nord de la Vilaine. Le clivage, d’abord physique, devient social.
À la Belle Époque, la ville s’étend au sud la voie ferrée. Les cheminots se rapprochent de leur travail et s’installent à proximité des ateliers de la gare, construits au sud du bâtiment des voyageurs. Ce nouveau quartier est composé de quelques petits immeubles carrés de deux étages et de maisons d’un étage, au pied desquelles se trouvent des jardins potagers, réminiscence rurale d’une population issue de la campagne.
Cet étalement pavillonnaire est entièrement laissé à l’initiative privée et se déploie autour d’édifices publics comme la prison des femmes (Alfred Normand et Charles Langlois, 1860-1873) ou la prison départementale (Jean- Marie Laloy, 1896). En 1924, les principales limites urbanisées sont en place, mais les franges ville-campagne sont floues. La densité des quartiers est peu élevée. Dans ces quartiers, les axes structurants sont conçus selon les anciens chemins vicinaux et les terrains lotis se branchent à ce réseau par des voies privées non aménagées.
C’est dans ces espaces que sont dessinés, avec plus ou moins de bonheur, des lotissements qui contribuent à former le quartier Sud-gare4. La construction suit de près la création de ces lotissements. Ainsi, en 1954, 90 % des logements datent de l’entre-deux-guerres dans les quartiers de Vern, Margueritte et Sainte-Thérèse (contre 39 % pour l’ensemble de la ville). Parmi eux, plus des troisquarts sont des maisons uni-familiales. Le quartier se densifie à la fin des années 1920 et surtout dans les années 1930 par comblement des espaces interstitiels. L’examen des permis de construire indique également que de nombreux habitats sont agrandis ou surélevés (chambre ou cuisine) après l’arrivée d’un enfant.
La municipalité accompagne ce mouvement d’extension par la création de boulevards et de voies secondaires et tente ainsi de corriger ce manque de cohérence. Dans le quartier de Villeneuve, le réseau est raccordé au sud au boulevard Jacques Cartier, qui vient ceinturer ce premier développement. A partir de 1910, la caserne Margueritte est installée sur cette voie et borne le quartier au sud.
Dans cet espace sans véritable repère, la Ville établit de petits équipements sous la houlette de ses architectes attitrés. Un des premiers est le groupe scolaire de Quineleu, réalisé à la fin du 19e siècle par Emmanuel Le Ray en schiste violet de Pont-Réan. La municipalité rachète ensuite le manoir de Villeneuve pour y installer une école et aménager un square flanqué d’une crèche, réalisée par le même architecte. Le Ray réalise également au début des années 1930, de concert avec Yves Le Moine, le groupe scolaire de la rue de Vern (Carle Bahon), associant au béton armé le même matériau local qu’au Quineleu.
En parallèle, la Commission diocésaine, par l’intermédiaire de sociétés civiles immobilières créées pour l’occasion, suit cet étalement et établit l’église des Sacrés- Coeurs à Villeneuve (Arthur Regnault, 1912) et un peu plus tard celle de Sainte-Thérèse (Hyacinthe Perrin, 1936), qui joue un rôle structurant dans cet espace au développement parfois anarchique. En parallèle, elle érige des écoles, en réponse à celles mises en place par la municipalité. L’empreinte de l’Église se veut visible, comme en témoigne l’imposant pensionnat Sainte-Thérèse, réalisé en 1939 par l’architecte René Derennes, derrière l’église du même nom.
En 1936, Rennes compte 2 839 cheminots, correspondant à 9 376 personnes en comptant les familles. A cette date, près de 10 % de la population de Rennes appartient donc à des familles d’employés des chemins de fer. Dans le canton sud-est6 (limité au nord par la Vilaine et à l’ouest par la rue de Nantes), la proportion des cheminots atteint près de 20 %. Ils sont implantés autour de cinq grandes artères où se comptent en moyenne près de quatre-vingts employés par rue.
D’après les données du recensement de 1954, ce canton est le quartier le plus important avec 6 352 immeubles – dont près de neuf sur dix au sud de la Vilaine – et aussi le plus peuplé avec plus de 42 000 habitants, soit 35 % de la population rennaise. En 1954, la population est jeune (25 % sont des enfants de moins de 14 ans) et composé de familles nombreuses, avec une moyenne de 3,34 personnes par logement. L’origine de cette population est en grande partie extérieure au département.
Les quartiers Sud-gare, comme la plupart des autres points de la ville, sont bien raccordés à l’électricité (plus de 96 %). Seuls 70 % des logements ont le gaz et 72 % l’eau courante. Moins de 44 % disposent de WC à l’intérieur de l’habitation, ce qui est néanmoins au-dessus de la moyenne communale (39 %). Ce résultat n’est pas surprenant puisque les maisons des années 1929-1936, majoritaires, bénéficient des effets de la loi Loucheur, promulguée le 13 juillet 1928, qui impose des critères pour bénéficier des avantages de la loi.
Ainsi, plus on s’éloigne de la gare, plus les WC sont présents, mais pas forcément le tout-à-l’égout qui peine à suivre. Sans surprise, seuls 11 % des logements disposent d’une baignoire ou d’une douche (contre 2 % en 1946). C’est en effet un équipement de confort encore rare à cette période. Il existe des disparités entre les quartiers du sud de la gare. Dans l’ensemble, les plus défavorisés sont ceux d’Alma-Châtillon, Vern, du Cimetière de l’Est et de Margueritte où sont aménagés des lotissements dans les années 1930 parfois en dépit du bon sens.
Les données du recensement de 1954 indiquent que les quartiers de Vern et de Sainte-Thérèse sont composés de plus de 52 % d’ouvriers. De leur côté, les quartiers de Margueritte, Sainte-Thérése et Riaval en comptent plus de 40 %. L’autre catégorie sociale la plus représentée dans ces quartiers Sud-gare est celle des employés. Ils sont certes, à cette époque, plus disséminés, mais sont en général implantés en périphérie où le terrain est moins cher, notamment à Cleunay et au sud de la gare.
La partie nord de la voie ferrée compte aussi des cheminots (67 cheminots vivent rue Saint-Hélier en 1936). Le quartier de Saint-Hélier est longtemps resté à l’écart de la gare. C’est seulement à la fin des années 1930, lors du percement de l’avenue Louis-Barthou plantée d’arbres, qu’il est relié à elle. Lors de cette opération, des immeubles en série sont construits selon un même gabarit et dotés du confort moderne de l’époque. Certains programmes sont interrompus par la guerre et les dents creuses de l’avenue ne sont comblées que dans les années 1950.
Le quartier Sud-gare (et plus largement le canton sudest) devient un vivier électoral pour la gauche. Personnalité méconnue, le socialiste et cheminot Eugène Quessot, a beaucoup oeuvré pour les employés des chemins de fer. Inamovible élu du canton sud-est, il a été le seul conseiller général socialiste entre les deux guerres dans le département. Il favorise notamment la mise en place d’HBM dans ce quartier. Quelques-unes d’entre elles sont établies dans les années 1920 par le biais de sociétés anonymes coopératives comme la Ruche ouvrière ou Ma Maison, mais c’est la loi Loucheur qui promeut véritablement la mise en place de ce type d’habitations. Les constructions de logements HBM sont cependant peu nombreuses au vu des besoins. Entre 1900 et 1940, seuls 10 % des logis construits sont des habitats sociaux réalisés par des offices publics. Trois cités sont établies entre 1928 et 1933 aux limites sud de la voie ferrée.
La première, projetée dès 1922, est le Foyer Rennais, situé entre la rue de Nantes et la rue Ange-Blaise. Emmanuel Le Ray exécute ici l’unique création de l’office municipal entre les deux guerres. Cette réalisation ne trouve en effet son aboutissement qu’en 1932, témoignant des difficultés des offices publics à construire durant cette période. Cet ensemble, qui se distingue par sa couverture en tuiles, est proche de l’esprit des cités-jardins. Il est réservé en priorité aux familles nombreuses, composées d’ouvriers de l’Arsenal et des ateliers de la gare, qui y trouvent un logement sain avec toilettes, eau courante et tout à l’égout.
Les deux autres groupes HBM sont créés spécialement pour les cheminots, au sud de la ligne de chemin de fer, 1929 et 1933. La cité Villebois-Mareuil, construite par les architectes parisiens Roger Béguin et Raymond Talma, comprend 136 logements collectifs et 59 individuels, répartis dans 25 maisons, selon le concept de la cité-jardin. La rue Arthur-Fontaine menant au boulevard dessert les maisons et sépare la cité en deux secteurs, dont l’accès principal se fait entre les deux immeubles en L et en U, qui encadrent l’entrée du lotissement.
La cité Pierre Martin est réalisée parallèlement par Georges Lefort (1875-1954). L’ensemble HBM comporte 82 logements établis à l’alignement de la rue. Ce sont des immeubles de type barre construits en ossature de béton armé. Les appartements disposent d’un séjour avec cuisine ouverte, deux ou trois chambres et des WC. L’édifice est en partie détruit durant la Seconde Guerre mondiale ; il ne reste aujourd’hui que peu de traces de l’original. Un autre groupe de bâtiments est construit en 1950 dans son prolongement. Le faible nombre de ces HBM ne parvient néanmoins pas à endiguer la crise du logement larvée depuis le 19e siècle et qui touche au premier chef les nombreux employés des chemins de fer à Rennes.
La gare a contribué à l’extension de la ville dans sa partie sud en créant une nouvelle césure qui entraîne l’enclavement du quartier Sud-gare.
La nouvelle gare, édifiée par les cabinets d’architecture Le Berre, Aria et BNR, est un triangle de béton, de métal et de verre qui enjambe les quais. Elle tente, par son architecture, de gommer la césure qu’entraîne la voie ferrée sans véritablement y parvenir. L’édifice est toujours tourné vers le nord et la partie sud ne dialogue pas avec son environnement. Un des objectifs du projet actuel de nouvelle gare est de tenter d’effacer cette coupure installée depuis plus d’un siècle et demi.