Au début de l’année 1953, alors que se profilent les prochaines élections municipales, la cohésion de l’équipe sortante, constituée au lendemain des élections de 1947, n’est plus à l’ordre du jour. Élu cette année-là, en pleine vague RPF, le maire Yves Milon annonce sa volonté de ne pas se représenter. Sa décision attise les ambitions et les rivalités au sein d’une équipe dont la composition hétéroclite tenait pour beaucoup au contexte de guerre froide qui avait fortement marqué ces élections, ainsi qu’au mode de scrutin à la proportionnelle intégrale. Fort de la première place de sa liste et donc d’une majorité relative d’élus, Yves Milon avait su rallier à sa majorité les élus des autres listes concurrentes, à l’exception des communistes, qui avait pris acte de la prééminence électorale du RPF sur la ville. Dans cette municipalité, Henri Fréville, élu sur la liste MRP, avait obtenu un poste d’adjoint confortant sa stature politique dans la cité bretonne. Arrivé à Rennes en 1932 comme professeur d’histoire au lycée de garçons (actuel lycée Émile Zola), engagé dans la militance démocrate-chrétienne dans les années trente, Henri Fréville s’était surtout fait remarquer à la Libération comme directeur de cabinet de Victor Le Gorgeu, commissaire régional de la République pour les quatre départements bretons.
À l’approche des élections municipales du 26 avril, la question de la reconduction de l’ancienne municipalité à travers une liste unique n’est donc pas d’actualité. Dans le cadre d’un scrutin à la proportionnelle complexe qui permet aux électeurs à la fois le panachage et l’octroi d’un vote préférentiel à certains candidats, chaque sensibilité ou presque de la majorité municipale s’apprête à concourir sous sa propre bannière. Quatre listes principales se présentent aux suffrages des Rennais. À gauche, outre la liste communiste, mené par Marcel Cadieu, qui se situe clairement dans une opposition radicale à la majorité municipale sortante, figure une liste de la SFIO menée par Alexis Le Strat, adjoint sortant. À droite, deux listes concurrentes se sont constituées. Il s’agit de la liste d’Entente républicaine populaire composée, pour l’essentiel, de membres du MRP. Si sa tête de liste est le docteur Le Gal La Salle comme en 1947, Henri Fréville y figure en seconde place. Enfin, représentants du RPF et radicaux, unis avec un certain nombre d’Indépendants, forment une liste d’Union et de défense des intérêts de Rennes qui revendique sa filiation avec la liste victorieuse en 1947 même si son chef de file est alors François Chateau, ancien maire de Rennes entre 1935 et 1944.
Si la campagne électorale reste dans l’ensemble sans passion, tel que le souligne Ouest-France, la rivalité entre les deux listes de droite apparaît patente. Mettant en avant leur volonté de justice sociale, les dirigeants du MRP entendent souligner le contraste avec la liste Chateau dont ils critiquent implicitement le conservatisme. L’insistance sur les thématiques sociales, notamment sur la question du logement si cruciale alors à Rennes, met en exergue la fibre sociale de la formation démocrate chrétienne mais on peut penser aussi qu’elle a vocation à dresser des ponts avec la liste de la SFIO. Cette orientation paraît renforcée par le faible poids de la question scolaire dans leur campagne. Mais elle est susceptible de créer des tensions avec la partie la plus conservatrice de l’opinion catholique rennaise qui ne porte guère dans son coeur le MRP.
Les résultats des élections fixent clairement les rapports de force entre les grandes familles politiques rennaises. La liste d’Union menée par François Chateau l’emporte assez nettement avec une moyenne supérieure à 15 000 voix et obtient ainsi 13 élus. Son leader peut même arguer d’un succès personnel puisque la procédure du panachage lui permet de réunir sur son nom près de 22 000 suffrages. De son côté, la liste d’Entente du MRP arrive en seconde position avec un peu plus de 12 000 voix en moyenne et obtient ainsi 10 élus. La notoriété d’Henri Fréville lui permet cependant de réunir sur son nom plus de 17 000 suffrages. La victoire des droites, nonobstant leurs profondes divergences, est incontestable puisqu’elles devancent nettement les deux listes de gauche. La liste communiste avec plus de 10 000 voix en moyenne n’obtient que 8 élus tandis que la liste socialiste dispose de 6 élus avec un peu plus de 8 000 voix en moyenne. Ces résultats témoignent d’une sensible évolution du corps politique rennais depuis les élections de 1947. La décrue de la vague RPF, déjà observée lors des élections législatives de 1951, s’accentue et a ouvert l’espace politique. Si la liste Chateau est arrivée en tête, elle enregistre un recul sensible par rapport à la liste Milon, ce que ne se priveront pas de souligner les dirigeants du MRP. Il est vrai que ni la personnalité ni le parcours politique de François Chateau, maintenu sur son poste de maire par le régime de Vichy durant la plus grande partie de l’Occupation, ne pouvait s’inscrire dans la geste gaulliste. Plus encore que les communistes qui ont gagné deux élus à l’occasion de ces élections municipales, c’est la liste du MRP qui semble bénéficier le plus nettement des évolutions du champ politique local en gagnant trois sièges. Incontestablement, le MRP qui avait beaucoup souffert de la création du RPF a trouvé lors de ces élections municipales l’occasion de conforter son influence politique, servi en cela par l’action du journal Ouest-France qui lui est ouvertement favorable.
Il n’empêche que les résultats électoraux pouvaient laisser présager du retour de François Chateau à la tête de la municipalité puisqu’il était arrivé largement en tête. Mais cette perspective ne pouvait se concevoir qu’au prix de la poursuite des alliances politiques de 1947. La suite allait démontrer que le temps n’était plus à leur reconduction.
Une certaine tension règne d’ailleurs le 9 mai 1953 lorsque se réunit pour la première fois le conseil municipal de Rennes, nouvellement élu, pour procéder à l’élection de son maire. La foule est nombreuse, plus qu’à l’accoutumée comme le remarque la presse de l’époque. Chaque liste présente son candidat et c’est Henri Fréville et non le docteur Le Gal La Salle qui est le candidat du MRP, choix logique au vu de l’investissement de l’ancien adjoint dans les affaires municipales. Si les deux premiers tours de scrutin ne sont l’objet d’aucune surprise, les divers élus votant pour le candidat de leur liste, il n’en est pas de même lors du troisième tour puisque les élus de la SFIO votent comme un seul homme pour Henri Fréville ce qui lui permet d’être élu maire par 15 voix contre 14 à François Chateau, ce dernier ayant reçu une voix d’un élu MRP. Cette élection surprise provoque la stupeur d’une grande partie de l’assemblée suivie d’un grand brouhaha. Une partie de la foule, déçue dans ses espérances, acclame le nom de François Chateau tandis que des cris : « démission », « trahison », « vendus » se font entendre. Au sein de l’assemblée municipale, les réactions ne sont pas moins vives. Elles s’exacerbent avec l’élection des adjoints qui dévoile l’entente, sans nul doute conclue antérieurement, entre la SFIO et le MRP puisque les six postes d’adjoints se répartissent également entre ces deux formations après des votes qui voient les élus de la liste Chateau et les communistes, soit une nette majorité, voter blanc. À gauche, le Parti communiste, par la voix de sa tête de liste, Georges Cadieu, dénonce la duplicité des socialistes qui en apportant leurs voix au candidat démocrate-chrétien ont trahi la cause de la laïcité. Mais, c’est finalement à droite que les réactions sont les plus vives tant on avait escompté que les résultats des élections déboucheraient sur l’élection de François Chateau comme maire de Rennes. Sans doute pensait-on ici que, comme en 1947, les élus du MRP se seraient ralliés au candidat de la liste arrivée en tête. Les déclarations plus ou moins solennelles se multiplient alors, à l’exemple de celle de François Chateau qui accuse le MRP d’avoir joué la carte de la division, dénonçant la primauté des ambitions personnelles – celles d’Henri Fréville – sur le bien commun. L’ambiance est tellement surchauffée qu’elle force le nouveau maire à se contenter de prononcer quelques mots pour marquer l’élection de la nouvelle municipalité en déclarant qu’il est désormais « l’homme de tous » et qu’il n’entend pas répondre aux interpellations dont il a fait l’objet. La séance est donc rapidement levée mais l’émotion n’est nullement éteinte et la police doit intervenir pour permettre à certains membres de la nouvelle majorité de quitter la salle du conseil municipal.
Dans les jours qui suivent, la presse locale se fait l’écho des répercussions de la crise politique. La publication de lettres des principaux protagonistes permet mieux comprendre ce qui s’est joué dans cette élection notamment en révélant certaines tensions sous-jacentes.
L’élection d’Henri Fréville a finalement dévoilé les fortes crispations qui existaient entre le MRP et le reste de la droite rennaise, pourtant engagés conjointement dans la précédente municipalité, et qu’avait concrétisé l’absence de véritables contacts entre ces formations politiques au moment de la constitution des listes. Cherchant à incriminer le MRP et ses ambitions partisanes dans la division de l’ancienne majorité et surtout à lire l’élection d’Henri Fréville dans un plan minutieusement préparé qui révèle sa « trahison », les leaders de la droite conservatrice rennaise soulignent sa responsabilité dans l’absence de toute liste commune. Ce refus de toute alliance n’était, du reste, nullement surprenant puisque depuis 1945, le MRP s’était toujours attaché à partir seul sur ses couleurs aux élections municipales. Il n’en est pas moins vrai qu’il témoignait aussi de l’hostilité de nombreux militants MRP à l’égard de François Chateau, dont la personnalité et le parcours politique, notamment son maintien comme maire de la ville par le régime de Vichy entre 1940 et 1944, faisaient l’objet d’appréciations négatives. Dans les explications qui suivent l’élection, ce dernier n’hésite d’ailleurs pas à parler d’un veto des amis d’Henri Fréville à sa possible élection. Les questions de personnes et les rivalités partisanes ont, à l’évidence, joué un rôle dans les tensions perceptibles avant et durant la campagne mais elles ne masquent nullement de vraies divergences politiques.
Du côté du MRP, on justifie les ambitions présentes par la nécessité de donner un nouveau souffle à l’action municipale dans un sens modernisateur, rendant inévitable la rupture avec les droites conservatrices. L’insistance mise sur la nécessité de la justice sociale et sur l’ampleur de la question du logement souligne en creux à la fois l’ampleur des défis qui se posent à la ville et les insuffisances de l’action municipale passée tandis qu’elle dessine les fondements de l’alliance avec la SFIO. C’était affirmer à nouveau l’identité politique spécifique du parti démocrate-chrétien et tout ce qui le séparait de la droite classique. Mais cette alliance avec la SFIO, jugée par beaucoup contre-nature, le plaçait cependant en porte-à-faux sur une question sans doute plus importante encore pour la majeure partie de l’électorat catholique : la question scolaire.
C’était d’ailleurs ce qui avait suscité surprise et incompréhension voire, pour certains, indignation. Cette alliance intervenait dans un moment politique où la question de la laïcité était posée, à nouveau, de manière centrale. Le vote par la majorité de centre droit des lois scolaires Marie et Barangé en 1951 avait suscité une vive émotion dans les milieux laïques. Ils y voyaient une remise en cause des principes laïcs jugés consubstantiels à la République. Les socialistes notamment s’en étaient vivement émus. Sur ce point, les désaccords étaient donc profonds avec les démocrates chrétiens du MRP fermement attachés à la défense de l’enseignement libre et ce particulièrement dans une ville et une région où la place de l’enseignement confessionnel était considérable. C’est donc bien au nom de la laïcité que l’alliance entre la SFIO et le MRP est principalement attaquée. Si les dirigeants socialistes sont alors l’objet d’attaques virulentes de la part des communistes, ceux du MRP le sont par une partie de l’opinion catholique, bien représentée à Rennes par le quotidien Les Nouvelles de Bretagne, qui les accuse de sacrifier la cause de l’école libre sur l’autel de leurs ambitions partisanes.
Dans un contexte où le maximalisme de certains partisans de l’enseignement libre visait à placer le MRP dans une position difficile, c’est une nouvelle fois le clivage ancien et profond entre les deux composantes majeures du catholicisme breton qui ressurgit. Catholiques conservateurs et démocrates chrétiens n’avaient cessé de s’affronter durant toute la première moitié du 20e siècle et l’affrontement du moment, à fleurets mouchetés il est vrai, d’Ouest-France, héritier de L’Ouest-Éclair et des Nouvelles de Bretagne, successeur du Nouvelliste, symbolisait bien la persistance de cette confrontation. Pour les lecteurs des Nouvelles, l’alliance du MRP avec le socialisme marxiste, dans une combinaison partisane récusée en principe, confirmait qu’on ne pouvait guère faire confiance aux démocrates-chrétiens pour la défense des intérêts catholiques. Toute l’argumentation des dirigeants démocrate-chrétiens et en premier lieu du nouveau maire consistent alors à souligner que l’alliance avec la SFIO s’est faite exclusivement sur la base de préoccupations sociales communes et qu’elles ne présument nullement l’abandon de leurs convictions réciproques sur la question de la laïcité prudemment laissée de côté. Au vrai, l’offensive catholique conservatrice devait faire long feu face aux sympathies évidentes du cardinal Roques, archevêque de Rennes, à la cause du MRP et du nouveau maire de Rennes.
L’élection d’Henri Fréville comme maire de Rennes souligne la complexité de la conjoncture politique locale et de la position du MRP tiraillé entre le tropisme conservateur de l’électorat catholique et les aspirations sociales qu’entend porter dans la ville cette formation politique. Si les prochains mandats d’Henri Fréville seront le cadre de retrouvailles avec la droite, il n’empêche que l’ambition modernisatrice qui avait présidé à cette alliance avec la SFIO allait profondément déterminer l’avenir de Rennes et expliquer la pérennité politique de son premier magistrat.