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Histoire & Patrimoine
#34
L’énigme Gérard de Nerval à Rennes
RÉSUMÉ > Le Marquis de Fayolle, roman-feuilleton peu connu de Gérard de Nerval, situe son action en Ille-et-Vilaine au temps de la Révolution. Il contient des descriptions longues et précises de Rennes et de ses environs. Pourtant, rien n’atteste que l’auteur ait jamais mis les pieds dans la capitale bretonne. Enquête sur une énigme littéraire.

     Avec son roman historique Le Marquis de Fayolle paru en 1849, le poète Gérard de Nerval laisse dans son sillage un mystère que l’on n’a jamais réussi à élucider. Ce feuilleton parfaitement documenté nous plonge un demi-siècle plus tôt, au temps de la Révolution française en Ille-et-Vilaine. Nous sommes en pleine guerre des Bleus et des Chouans, au coeur de la conspiration du marquis de La Rouërie. Pourtant aucune trace biographique laissée par Nerval n’indique qu’il soit venu se renseigner ou enquêter à Rennes. Mais rien non plus ne permet d’affirmer le contraire.
    Le feuilleton est un bon filon à l’époque. Son ami Dumas avec qui Nerval a collaboré fournit un exemple alléchant de réussite1. De plus, la Révolution est à la mode, surtout dans le contexte politique de 1848. La Chouannerie en particulier vient de faire l’objet de plusieurs écrits romanesques, notamment de Paul Féval et d’Emile Souvestre2, deux écrivains passés par la case Rennes. Les Mémoires de Chateaubriand juste décédé commencent à être publiés et accordent quelque place à la Conjuration bretonne. Par dessus tout, Nerval dispose d’un modèle : Les Chouans de Balzac parus vingt ans plus tôt et auquel son Marquis ne manquera pas d’emprunter.

     Tout est bizarre dans l’histoire de Fayolle. Ce roman populaire qui en vaut un autre sera sans cesse décrié par la critique, qui le jugera incongru, faisant tache dans le parcours littéraire du « gentil Gérard » à l’équilibre mental si incertain. À se demander ce que le poète-journaliste est venu chercher dans l’Ouest des temps révolutionnaires. Lui, le Républicain convaincu, on s’attend à ce qu’il règle son compte aux Chouans bretons défenseurs du trône et de l’autel. N’est-ce pas dans Le Temps, un journal de centre-gauche, que paraît le feuilleton à partir du 1er mars 1849. Eh bien, non ! Car si Georges, le héros bâtard du roman, est bel et bien un Bleu, le marquis de Fayolle – qui est en réalité son père – est un compagnon d’Armand Tuffin de La Rouërie. Or Nerval fait de ces deux nobles des protagonistes de poids sans cacher l’admiration qu’il leur porte. C’est que Gérard est un être déchiré ou du moins nuancé : ardent républicain d’un côté, mais nostalgique des provinces de l’ancienne France de l’autre.

     C’est peut-être faute de pouvoir trancher entre les deux partis que Nerval, autre curiosité, interrompt son feuilleton après trente-deux épisodes. Le Temps du 16 mai 1849 a beau annoncer « la suite à demain », rien ne viendra. On s’est beaucoup interrogé sur cet arrêt brutal. Dix hypothèses se bousculent. Nerval malade et une nouvelle fois interné ? Arrivée à Paris quelques jours plus tôt de la pianiste Marie Pleyel qui lui tourne la tête ? Différend financier ou discorde politique avec la direction du journal ? Impuissance de Gérard à écrire une oeuvre de longue haleine ? Lassitude devant le roman historique, genre qui n’est pas son affaire à une époque où débordé de travail, il est absorbé par le théâtre? Plus profondément, l’écrivain se serait trouvé dans une impasse. Impasse psychologique : le roman familial, presque psychanalytique, qui seul intéresse Nerval au point qu’il constitue la trame profonde du Marquis, se trouvait terminé à ce stade du récit. Impasse politique : Gérard ne sait qui des Bleus ou des Chouans doit sortir vainqueur. Mais surtout, quelques jours plus tôt les élections législatives du 13 mai ont donné une écrasante majorité au parti de l’Ordre contre celui des Républicains. La Révolution de 1848 que le poète a soutenu est bien morte, le coeur n’est peut-être plus aux péripéties du roman historique.
    Ces dernières pistes sont fournies par Jacques Bony3, commentateur du Marquis de Fayolle. On doit à ce chercheur la seule édition actuellement disponible du roman inachevé de Nerval tel que les lecteurs du Temps avaient pu le lire. Cette version originelle est depuis 1989 fixée dans le tome 1 des OEuvres complètes de Nerval dans la collection de la Pléiade. C’est qu’entre temps, pendant plus d’un siècle, Le Marquis de Fayolle a connu une seconde vie inattendue. Après l’arrêt du feuilleton, Nerval toujours au bord de la folie écrivit ce que l’on considère comme ses chefs-d’oeuvre : Sylvie, Les Filles du feu, Aurélia. Puis une nuit de janvier 1855, il se pendit à une grille, dans une impasse située derrière le Châtelet à Paris. Il avait 46 ans.

     Un an plus tard, en 1856, Le Marquis de Fayolle ressuscite. Le feuilleton de Gérard est désormais un livre publié chez l’éditeur Michel Lévy. Miracle, le roman inachevé a trouvé une fin. Elle est due à un certain Édouard Gorges. Cet auteur obscur explique dans un avant-propos avoir agi par amitié pour Nerval, ce « pauvre cher grand homme ! si bon, si simple, si dévoué pour tous, si aimant ». Lucide, Gorges prévient le lecteur : « Dans ce livre, ce qui est bien est de lui, ce qui est mal est de moi. »
    On n’a pas manqué de brocarder la version de l’ami Gorges4. Car celui-ci ne s’est pas contenté de trouver une fin à l’histoire, il a corrigé sans vergogne le texte initial. Pire, il en a modifié le scénario ! Cette édition sera pourtant pendant très longtemps la seule à circuler. Elle vaudra au Marquis d’être considéré comme un texte nervalien médiocre comme elle vaudra à Gorges d’être traité de « tripatouilleur».

     Mais qui est Gorges ? C’est un enfant de Dol où il naît en 1813. Fils d’un marchand de sel, il fait ses études de droit à Rennes où il anime pendant quelques années Le Foyer, journal-programme du théâtre de la ville. En 1844, il signe un livre de « chroniques bretonnes » : Fontenelle. Histoire de la Ligue en Bretagne, un livre d’histoire au romantisme échevelé. En 48, fervent soutien de la Révolution, il publie des brochures progressistes comme Organisation de la commune en France ou Révolution sociale. Dans un ouvrage bien-pensant paru deux ans plus tard, un Dolois comme lui5 accuse Gorges d’avoir « prostitué son talent […] à déverser son mépris sur la religion, ses ministres et les anciennes institutions de la Bretagne ». Gorges persiste, publie des opuscules, est poursuivi à la suite du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, se lance dans les affaires, fait de la prison... Mais, revirement en 1855, année de la mort de Nerval : Gorges occupe désormais un poste au ministère des Finances, il a tourné sa veste, il écrit Merveilles de la civilisation, revue de l’exposition universelle, sept volumes à la gloire du Second Empire qui paraissent en même temps que son Fayolle « revu et corrigé ».

     Ami de Gérard, il se pourrait que Gorges soit aussi l’inspirateur du Marquis de Fayolle. C’est lui-même qui s’en vante dans l’avant-propos du livre: « En 1849, je racontais à Gérard un épisode de la guerre des Chouans ; il écrivit le Marquis de Fayolle, qui parut en feuilleton dans le journal Le Temps. » Que Gorges ait fourni à son ami des épisodes de la Chouannerie pouvant servir de trame au feuilleton, cela est très possible. Sur la quatrième de couverture de son Fontenelle, l’auteur dolois n’annonçait-il pas en 1844 la publication prochaine d’un livre de sa main intitulé Les Chouans « en deux volumes » (ouvrage qui ne vit jamais le jour). Faut-il penser dès lors que Gorges aurait été le collaborateur de Gérard pour l’écriture même du Marquis ? Rien ne permet de l’affirmer. En revanche, il est très probable que le Breton ait été un informateur privilégié, fournissant à son ami la documentation nécessaire. Cela expliquerait l’utilisation dans le récit de certains écrits que l’on ne pouvait trouver à l’époque qu’en se déplaçant aux Archives de Rennes. Cela expliquerait aussi les étonnantes et fiables précisions topographiques du Marquis, qu’elles concernent la ville de Rennes ou le château de La Rouërie à Saint-Ouen. Jacques Bony note que les surnoms de certains chouans du roman, comme Passe-Partout, Fleur-de-Rose ou Coeur-de-Roi, attestés à Fougères et Vitré ne se trouvaient alors dans aucun livre. Les connaître supposait un informateur ou bien un voyage sur place.

     Mais Édouard Gorges n’est pas le seul à avoir pu documenter Nerval. On pense en premier lieu au poète Hippolyte Lucas, un Rennais lui aussi, avec qui Gérard était très lié, ou encore des amis parlementaires bretons comme Joseph de Kergariou et Henri de Tréveneuc. Reste que Gorges occupe une place privilégiée. La première page du Marquis de Fayolle semble donner une indication. Nerval s’y met en scène avec un ami, le jour où ils arrivent à Vitré qui est « peut-être la ville de France qui a le mieux conservé sa physionomie du Moyen Âge ». Les deux voyageurs, « dont l’un écrit ces lignes » et l’autre se trouve qualifié de « savant », débarquent dans une auberge tenue par le fils de Jean Chouan, le héros de la Chouannerie. Le tavernier va leur révéler une ténébreuse affaire ayant pour cadre l’Ille-et-Vilaine de la Révolution. Cette histoire inédite transmise par Chouan-fils est supposée composer l’intrigue du roman dont l’histoire prend son envol en 1770 au château d’Épinay, situé à Champeaux, près de Vitré.
    Si ce préambule du Marquis était autobiographique, il attesterait que Nerval est bien venu dans le département pour enquêter. Mais rien ne le prouve. En revanche, on peut penser que le « savant » qui accompagne le narrateur n’est autre qu’Édouard Gorges à qui le poète rendrait ainsi hommage pour l’aide qu’il lui a apportée. On trouve une scène parallèle à celle de Vitré au début d’un autre récit de Nerval, paru en 1850, Les Faux Saulniers, Histoire de l’abbé de Bucquoy. Nerval raconte qu’il enquête pour ce livre du côté de Senlis. Il est accompagné par « un ami, un ami breton, très grand et à la barbe noire » quand les deux hommes à l’air louche sont arrêtés par les gendarmes. Derrière ce grand breton barbu on ne peut s’empêcher de reconnaître celui que Nerval appelle « le grand Gorges » ailleurs dans sa correspondance.

     Pour terminer avec ce « mystère Nerval », il nous faut revenir à Vitré. Vitré où la postérité de l’écrivain a semé une autre énigme littéraire. En 1928, l’éditeur Honoré Champion fait figurer dans une édition des OEuvres complètes un volume intitulé Nouvelles et fantaisies. Sont rassemblés sous ce titre des contes fantastiques à la manière d’Hoffmann. On y trouve en particulier un récit de voyage intitulé L’Auberge de Vitré. Comme dans le Marquis de Fayolle, l’auteur raconte une visite effectuée cette fois en 1833 dans la petite ville d’Ille-et-Vilaine pour découvrir son histoire et ses monuments. L’image de la cité est peu flatteuse, balayée qu’elle est par la pluie et par l’ennui. En revanche, l’aubergiste qui héberge le voyageur est encensé pour son accueil, l’auteur disant garder à ce Monsieur Riquet « une éternelle reconnaissance ». Cette nouvelle semble attester que Gérard de Nerval connaît l’Ille-et-Vilaine au moins pour avoir effectué un voyage à Vitré quand il avait 25 ans. D’ailleurs, depuis cette publication de L’Auberge, Nerval a acquis une existence officielle dans cette sous-préfecture où l’un des deux collèges publics de la ville porte son nom.

     Gros problème, Nerval n’est sans doute pas l’auteur de ce texte. à partir de la moitié du siècle dernier, des chercheurs6 ont en effet démontré qu’un grand nombre de pages des Nouvelles et fantaisies, puisées dans le journal La Charte de 1830, étaient attribués à tort à Gérard de Nerval. Très prolixe, ce dernier avait rédigé des centaines d’articles, certains non signés, d’autres flanqués de simples initiales ou de pseudonymes. Bref, la confusion règne. Pour le chercheur américain W.T. Bandy (1949) « plus de la moitié » des pages de Nouvelles et fantaisies « sont apocryphes », certaines attribuées à Nerval sont de simples traductions de contes anglais. L’Auberge de Vitré, elle, ne présente selon Michel Brix « aucune garantie de paternité nervalienne ». Au point que la dernière Pléiade (1989) ne fait plus figurer L’Auberge alors qu’elle était présente dans les précédentes éditions de cette collection.
    Adieu la belle histoire de Vitré avec Nerval ! Car s’il n’est pas l’auteur du texte, cela veut dire qu’il n’y est pas venu. De même faut-il sans doute dire adieu à l’idée d’un Nerval venant à Rennes et sa région quinze ans plus tard pour se familiariser avec le décor de son Marquis de Fayolle. Admettons qu’un doute subsiste.
    Si l’énigme demeure, elle n’est pas ce qui importe. L’important est la reconnaissance que l’on doit à Nerval pour ce Marquis si localement enraciné. Dans le patrimoine littéraire national – a fortiori bretillien – il nous paraît nécessaire d’intercaler entre les deux grands romans de la Contre-Révolution en Bretagne que sont Les Chouans de Balzac (1829) et Quatrevingt-treize de Victor Hugo (1874), le récit oublié de Gérard de Nerval. Son ambivalence politique, sa quête névrotique d’une figure paternelle, et même son inachèvement, font du Marquis de Fayolle, pour peu que l’on oublie ses négligences stylistiques et les artifices chers au feuilleton populaire, un livre d’une réelle modernité.