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Contributions
#19
L’équilibre de la Bretagne, un débat ancien
RÉSUMÉ > La question de l’équilibre de la Bretagne, de « Rennes et le désert breton », a été relancée fin 2011 par la biais d’un Appel dû notamment au géographe Jean Ollivro. Ce débat ne date pas d’hier en Bretagne. Le chercheur Matthew Wendeln rappelle les joutes qui opposèrent durant les Trente Glorieuses les partisans de la « métropolisation » (autour de Rennes capitale) et ceux d’un développement régional homogène. L’aventure Citroën – usine en ville mais ouvriers de la campagne – illustre cette problèmatique.

     « L’équilibre économique et social de la Bretagne serait mieux assuré par dix Redon que par le gonflement de Rennes de 200 000 à 300 000 habitants » écrivait René Pleven en 1961 . Élu des Côtes-du-Nord et président du Celib (Comité d’étude et de liaisons des intérêts bretons), Pleven rentrait ainsi dans un débat passionné sur l’aménagement de la région. Alors même que la croissance d’après-guerre créait une forte polarisation autour de Rennes, l’État envisageait de fixer ses efforts de développement régional sur la capitale bretonne. Juste au moment où les efforts pour déconcentrer la croissance parisienne vers la province commençaient à marcher, « beaucoup commencent à craindre que la doctrine de Paris n’aboutisse à centraliser la décentralisation ellemême », expliquait Pleven .

     Ce débat entre la croissance des métropoles et un développement régional plus homogène n’était pas nouveau. Au contraire, il est au coeur des théories de planification régionale depuis leur apparition au début du 20e siècle. L’aménagement du territoire d’après-guerre a exacerbé cette tension. Lorsque la croissance des Trente Glorieuses remodelait en profondeur les territoires et que la politique d’aménagement volontariste de l’État mettait en jeu des investissements importants, le choix entre polarisation et homogénéisation régionales suscitait une vaste littérature grise et de vifs conflits politiques.
     Les débats de cette période nous apprennent deux choses. D’abord, que l’organisation du territoire n’est jamais neutre: derrière des discours consensualistes sur les bienfaits de « l’équilibre » ou sur le dynamisme des métropoles, l’aménagement met souvent en compétition des intérêts politiques et sociaux divergents. Ensuite, que les politiques d’aménagement ont une prise limitée sur les évolutions territoriales. Résultant d’un ensemble de variables mouvantes, les tendances peuvent se modifier de manière imprévue, relativisant soudain les débats passionnés de la veille.

     Dans la première moitié du vingtième siècle, les politiques régionales françaises se sont construites autour d’une tension centrale. Comment tirer les bénéfices des grandes villes sans perdre « l’équilibre » distinctif dont la France s’est longtemps vantée: une nation de villes moyennes et d’une large population rurale? Ce dilemme est un fil directeur qui court de la création des premières « régions économiques » en 1917 jusqu’à la première génération d’aménageurs d’après-guerre, en passant par les importantes initiatives d’aménagement du régime de Vichy.
     Tous ces travaux arrivèrent à la même solution théorique. Il s’agissait d’établir une structure territoriale « hiérarchisée »: les capitales régionales dotées des fonctions « supérieures » (tels que les universités, la recherche industrielle et les services rares) nourriraient des villes moyennes fournissant un cadre de travail agréable à la majorité de la population et des territoires ruraux dotés d’emplois et de services de base. Les mots clés de ce schéma étaient complémentarité et harmonie. De quoi satisfaire les plus ruralistes des aménageurs comme les pro-urbains.

     Dans l’ensemble, cependant, cet idéal de planification a eu peu d’impact pratique. Jusqu’au milieu du siècle, les efforts faits pour décentraliser la croissance parisienne vers les provinces en déclin n’ont guère abouti. Quand la décentralisation démarra enfin dans les années 1950, elle s’est montrée très polarisante. Les industriels parisiens ont d’abord cherché à installer leurs usines au plus près de la capitale. En parallèle, l’exode rural continuait à gonfler les plus grandes villes, où se concentraient les nouveaux emplois, logements et équipements d’un pays souffrant encore des pénuries de la reconstruction.
     La Bretagne présentait un cas limite de ce contraste entre l’idéal du développement homogène et la réalité d’un fort déséquilibre. Ses leaders vantaient le plus souvent le « modèle » territorial breton: un fort réseau de villes petites et moyennes reliées à une campagne densément peuplée. Le Celib, créé en 1951, semblait être l’outil parfait pour réaliser cette vision. Organisation régionale la plus forte de France, il unissait les élus bretons autour d’un programme commun, exigeant de l’État des mesures en faveur de l’ensemble du territoire.

     Pourtant, jusqu’au milieu des années 1960 la région rennaise a polarisé la croissance régionale d’une manière extrême. La première vague de décentralisation industrielle n’a guère dépassé le département d’Ille-et-Vilaine, qui avait reçu 95 % des emplois industriels décentralisés en Bretagne en 1962. Une tendance similaire, même si moins spectaculaire, s’observait en termes démographiques. Alors que la Bretagne marquait encore une perte nette de population, due à la migration historique des Bretons vers le reste du pays, sa capitale connaissait un des taux de croissance les plus importants de France.
     Ce déséquilibre avait en partie une cause politique. La ville de Rennes a pris une longueur d’avance dans la nouvelle compétition économique, cherchant à attirer les industriels parisiens avant que la plupart des autres villes bretonnes ne s’engagent dans cette stratégie de développement « exogène ». Mais les causes profondes de la polarisation étaient géographique et économique. Non seulement Rennes était la ville bretonne la plus proche de Paris, mais elle avait aussi les meilleurs transports, équipements et services à proposer aux industriels. Dans une période où les investisseurs parisiens prenaient un nouveau rôle de commandement dans l’économique bretonne, Rennes était la porte d’entrée idéale vers la région.

     À la fin des années 1950, de nombreux géographes, aménageurs et élus ont adopté l’idée que le développement était par nature « polarisant ». Étendre la croissance d’une région forte vers une région faible – donc de Paris vers les provinces rurales – devait passer par l’expansion des métropoles les plus dynamiques. Cette doctrine a créé un tollé politique, tout en se montrant aussi inadéquate que l’idéal du développement équilibré pour expliquer la réalité complexe du territoire.
     Peu après sa création, en 1963, la puissante Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar) a nommé les huit plus grandes agglomérations de province des « métropoles d’équilibre ». Cette politique répondait à un souci de compétitivité économique. Les métropoles devaient pouvoir attirer les investisseurs parisiens et, déjà, concurrencer leurs voisines européennes dans le nouveau marché unique. La Datar se basait également sur les théories de la nouvelle « science régionale » et tout simplement sur l’idée que seule la métropole pouvait incarner la modernité urbaine. Ainsi Olivier Guichard, à la tête de la Datar, expliquait que le nouvel « espace polarisé » devait « libérer l’homme de son milieu géographique » et en finir avec le localisme politique, source « de particularisme et de rivalités stériles ».

Années 50 : le Rennes d’Henri Frévile

     Mais la Datar s’appuyait également sur des acteurs régionaux qui avaient déjà pris le tournant de l’expansion urbaine. De Reims à Toulouse, vers la fin des années 1950 des « maires bâtisseurs » ont renoncé aux plans urbains restrictifs. Parmi eux se trouvait le maire MRP de Rennes, Henri Fréville. Dès 1953, Fréville s’est lancé dans une politique de construction de grande envergure. Il se battait désormais pour obtenir de Paris les services, bureaux et centres de recherche qui feraient de Rennes une métropole de premier plan. Le plan urbain de 1965 a marqué le zénith de cette vision expansionniste, prévoyant une population de 350 000 habitants (contre 200 000 aujourd’hui).
     La riposte à l’expansionnisme rennais fut vigoureuse. C’est à cette époque que l’on a remanié la notion de « Paris et le désert français » pour dénoncer « Rennes et le désert breton ». Pour ses détracteurs en effet, la capitale bretonne reproduisait les problèmes de la région parisienne, que la décentralisation nationale était censée soulager : l’aspiration des « forces vives », la pénurie de logements, la congestion et le rejet des ménages modestes vers la périphérie de l’agglomération.

Années 60 : les non-Rennais se font entendre

     De nombreux élus bretons ont alors demandé une redistribution de l’industrialisation vers le reste de la région. Ils équipaient leurs villes pour la compétition, donc pour les emplois décentralisés. Ils revendiquaient une hausse des aides de l’État en faveur des départements désavantagés. Et ils portèrent leur combat dans les institutions régionales. Durant les années 1960, des non-Rennais prirent le contrôle la Chambre régionale de commerce et d’industrie pour la première fois depuis la guerre. En 1968, un Comité d’Action pour la Bretagne de l’Ouest (Cabro) a vu le jour et ses leaders se sont installés à la tête du Celib.
     Une réaction similaire contre les disparités intra-régionales se retrouvait dans d’autres régions françaises. La politique de régionalisation décrétée par l’État en 1964 s’est ainsi heurtée au conflit entre les nouvelles capitales régionales et les villes et départements limitrophes. Les causes étaient autant économiques que politiques. La réforme remettait en cause la distribution des crédits d’investissement tout en visant à contourner la résistance au gaullisme. En même temps, la Datar a dû diluer sa politique de « métropoles d’équilibre » sous la pression d’élus locaux qui s’estimaient lésés.

Années 70 : le tournant des villes moyennes

     Puis en 1973, elle changea complètement de voie, réorientant ses efforts vers les villes moyennes. La remise en cause politique de la métropolisation était confortée par la réalité économique et sociale. À la surprise générale, le recensement de 1968 a révélé que pour la première fois depuis un siècle, les plus grandes villes ne concentraient plus la croissance du pays. La décentralisation industrielle s’aventurait de plus en plus loin de Paris et des métropoles régionales, tandis que la croissance du parc des automobiles et des maisons individuelles permettait la périurbanisation résidentielle. La Bretagne a bénéficié de toutes ces évolutions. Par un renversement de situation historique, la région connut enfin d’un solde migratoire positif, tandis que l’industrialisation se diffusait vers d’autres pôles que Rennes.
     Ayant d’abord menacé l’équilibre régional, la croissance d’après-guerre a finalement conforté la notion d’un modèle breton de développement décentralisé. Comme sur le plan national, les prévisions d’une polarisation continue de la croissance s’étaient trompées, tant sur l’équilibre des forces politiques que sur les réalités territoriales.
     À Rennes, cependant, il a fallu attendre le départ d’Henri Fréville de la mairie en 1977 pour renverser la vision de grandeur métropolitaine initiée dans les années 1950. Michel Phlipponneau, premier adjoint du nouveau maire socialiste Edmond Hervé, renversa ce qu’il nomma l’« impérialisme » rennais des années Fréville en cherchant à diffuser la croissance hors du district urbain. Encore un décalage entre vision politique et tendances économiques, diront certains, au moment où les prémisses d’une nouvelle métropolisation s’esquissaient en France.

     L’organisation de l’espace résulte aussi d’un rapport de forces sociales, qui ne recoupe pas forcément les territoires politiques. À cet égard, la décentralisation industrielle d’après-guerre a comporté une tension fondamentale. D’un côté, elle apportait des emplois et des équipements à des collectivités désavantagées. De l’autre côté, la dispersion des usines et des résidences ouvrières a renforcé le pouvoir des industriels sur leurs travailleurs et a mené au rejet de populations modestes hors du centre des grandes villes. Ce n’était nulle part plus vrai qu’en Bretagne, où les industriels parisiens venaient chercher une main-d’oeuvre rurale réputée moins chère et plus docile qu’en région parisienne.
     L’emblème de cette stratégie ruraliste fut Citroën, qui construisit deux vastes usines à la périphérie de Rennes à partir de 1961. Si les usines devaient être à côté de la ville, Citroën promit aux autorités bretonnes en 1960 de ne recruter que « des ruraux conservant leur domicile ou leur terre à la campagne, et y retournant chaque jour après leur journée de travail à l’usine ». L’entreprise a largement tenu sa promesse, même quand ses effectifs sont montés à 14 000 ouvriers.
     Citroën s’est approprié l’idéal de l’aménagement régional « équilibré », vantant les avantages de la diffusion de l’habitat ouvrier. En recrutant dans un rayon de 70 km, son usine a réparti des salaires à travers une des zones rurales les plus pauvres de France. L’industrialisation rurale permettait aux travailleurs d’habiter une maison individuelle, à l’encontre des ouvriers des grandes villes. Et fixer les nouveaux ouvriers à la campagne évitait d’aggraver la pénurie de logements à Rennes, un souci majeur de la ville jusqu’aux années 1960.

     Par contre, la politique sociale répressive de Citroën a aussi montré combien la décentralisation pouvait être un outil de contrôle social. L’entreprise pouvait payer de bas salaires grâce à la double activité agricole et usinière, à la consommation anémique et aux faibles loyers de ses « ouvriers paysans ». Le recrutement rural était aussi une arme antisyndicale. Les syndicats rennais n’ont jamais réussi à organiser des ouvriers qui transitaient entre une usine très policée et des résidences dispersées.
     La clé de voûte du « système Citroën » était son isolement d’autres industries employant une main-d’oeuvre masculine. Pour un ouvrier des deux usines automobiles, contester la direction nécessitait souvent de quitter la région pour chercher un emploi ailleurs. L’idéal de l’« équilibre » régional était une justification habile pour entretenir cet isolement. En effet, Citroën travailla pour que les autorités bretonnes empêchent des industries concurrentes de s’installer dans un rayon de cent kilomètres autour de Rennes. Sous prétexte d’établir une répartition « harmonieuse » d’emplois dans la région, il s’agissait de permettre au constructeur automobile de maintenir son monopole du marché de travail non-qualifié. Citroën symbolisait ainsi la convergence entre la politique d’aménagement « redistributionniste » d’après-guerre et la stratégie de diffusion de nombreux industriels français.

     La leçon majeure des années 1950 et 1960, c’est que l’aménagement de l’espace est rarement univoque. Résultant de multiples jeux de pouvoir, il produit des effets inégaux et contradictoires – même dans le cadre de politiques d’égalisation territoriale. Comment capitaliser sur l’attractivité des métropoles sans les réserver aux classes et aux fonctions « supérieures »? Et comment diffuser les emplois sans détruire le marché du travail dynamique et l’accès aux services que permettent les grandes villes ? Soulevées dès l’origine de la planification régionale, ces questions restent toujours d’une brûlante actualité.