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Dossier
#22
Les combats féministes des années soixante-dix à Rennes
RÉSUMÉ > Le féminisme dans sa forme la plus combative s’est vraiment installé à Rennes comme en France dans l’après 68.

Les combats pour la contraception et pour l’avortement sont à la fondation même de ce féminisme des années soixante-dix, lequel a ensuite évolué vers d’autres luttes, celles de l’égalité, de la parité, de l’anti-sexisme.

     Avant 1968, peu d’analyses de la société s’intéressent à la question des femmes. Certes, il existe le travail fondateur de Simone de Beauvoir qui, dans Le Deuxième Sexe (1949), introduit une approche sociale du sexe biologique – ce que nous appelons aujourd’hui le genre. Son refus du mariage et de la maternité, appréhendés comme les ressorts de l’oppression que fait peser la société sur les femmes, rendent sa radicalité difficile à relayer dans un premier temps.
     Cependant, la contrainte de maternité qu’elle dénonce émerge comme un combat essentiel. Le mouvement « La maternité heureuse », créé en 1956, et qui devient le « Mouvement Français pour le Planning Familial » (MFPF) en 1960, revendique le libre choix pour les femmes d’avoir ou non un enfant. C’est le Planning qui va porter la bataille pour l’obtention du droit à la contraception, obtenu dans la loi en 1967.

     Une section rennaise du Planning est créée en 1965, à l'initiative d'un administrateur de la Caisse régionale d'assurance maladie arrivé de Paris, André Cahn. Il est responsable du syndicat « Force Ouvrière », dont les locaux abriteront les permanences du MFPF jusqu’en 1976. On peut penser que les valeurs laïques qui caractérisent FO ont compté dans cette initiative, à la différence d’autres régions de France où c’est le mouvement protestant « Jeunes femmes », créé en 1946, qui a soutenu et structuré le MFPF, autour de femmes médecins et sociologues.
     Dans les années 60, un autre combat se fait jour, celui de l’émancipation des femmes par le travail. En 1965, l'Union Féminine Civique et Sociale (UFCS), branche féminine du catholicisme social, s’affranchit de l’Église et un comité local se crée à Rennes. Parmi les revendications, le droit au travail. Car le salariat féminin n’apparaît pas encore comme une évidence mais plutôt comme une contingence particulière, liée à la situation familiale et peu compatible avec la maternité. Ce combat débouche cependant sur une intervention législative puisque les femmes mariées obtiennent la capacité individuelle d’agir – donc le droit d’exercer un emploi sans l’autorisation de leur mari – en 1965.

     Dans ce paysage évolutif, 1968 constitue une très forte rupture pour les combats des femmes. Les années 70 commencent sous le signe de la « libération » (que formule l’acronyme MLF – Mouvement de libération des femmes – qui apparaît en 1970) et s’incarnent dans une rupture de génération: la radicalité militante s’exprime par exemple par les formes de vie en couple: les femmes ne se marient plus systématiquement et, si elles le font, elles ne s’effacent plus derrière l’identité de leur mari, comme le montre la pratique du double-nom.
     La charnière de 1968 possède des traits distinctifs forts, dont deux au moins s’appliquent bien à la situation rennaise.
     Le premier aspect touche l’école: en France, depuis 1971, les filles qui obtiennent le Bac sont plus nombreuses que les garçons. De plus, la mixité scolaire (1969) leur ouvre la porte des établissements et des filières, en particulier scientifiques, qui leur étaient fermées. Comme la Bretagne se distingue par un niveau d’instruction élevé, cela permet aux jeunes de poursuivre leurs études dans les universités, surtout à Rennes qui offre de nombreuses possibilités. Les filles, dont la destinée de paysannes s’effondre avec l’exode rural, en tirent bénéfice et se tournent massivement vers l’activité salariée.
     Le second concerne la religion et l’affranchissement des individus vis-à-vis du contrôle social qu’elle exerce sur les vies. Particulièrement concernées par les positions figées du catholicisme sur la sexualité – contraception, avortement, mais aussi divorce ou viol – les femmes, surtout les jeunes, prennent leurs distances. C’est comme si le message de l’Église s’évaporait, la liberté du corps féminin s’insurgeant contre une autorité ecclésiale exclusivement masculine.

Une nouvelle génération de féministes

     Les années 70 engendrent une forte rupture militante qui va s’exprimer dans une radicalité nouvelle de femmes jeunes, étudiantes et, dans un contexte où la droite gouverne, situées politiquement à gauche. La revue Partisans titre ainsi un numéro thématique de 1970 « Libération des femmes, année Zéro », qui souligne l’énergie qui jaillit du féminisme.
     Son mode de manifestation est plutôt provocateur, comme le dépôt par des femmes du MLF parisien d’une gerbe à l’Arc de Triomphe à « la femme inconnue du soldat » (1970) ou encore cette affiche présentant un bébé nu –image impensable avant 68 – et qui dit « C’est tout de même plus chouette de vivre quand on est désiré ». Le combat s’anime de chants et de fêtes, telle celle du 30 mai 1976 organisée par les groupes femmes de Rennes à la Maison du Champs de Mars.
     Le mode d’organisation non mixte illustre la défiance des militantes féministes vis-à-vis des organisations mixtes, de fait dominées par les hommes. Ce principe, destiné à promouvoir la parole et la capacité d’action féminines, suscite l’apparition de nombreux « groupes femmes ». Rennes voit naître en 1973 un groupe au lycée Joliot-Curie et un autre à l’université à Villejean, à l’occasion d’un combat des étudiantes pour que les cités universitaires deviennent mixtes. L’année suivante, un groupe se constitue au centre-ville, accueilli par la MJC La Paillette. Un autre émerge à la Faculté de Droit. Leur défiance par rapport aux institutions est totale. Ainsi, en 1974, quand le président Giscard d'Estaing innove en désignant la journaliste Françoise Giroud comme secrétaire d’État à la Condition féminine et que celle-ci vient à Rennes le 18 avril 1975 pour célébrer « L'Année de la femme », elle se fait chahuter par une manifestation féministe.
     Le mode d’action de ces militantes conteste délibérément la loi: au plan national, le manifeste des 343 femmes déclarant avoir avorté (1971) et celui des 331 médecins déclarant avoir pratiqué l’avortement (1973) revendiquent un acte lourdement condamné par le code pénal. À Rennes, comme dans quelques autres villes, on passe même à l’action directe et plusieurs avortements clandestins sont réalisés dès 1973. Mais ces luttes dessinent déjà les enjeux à venir, accompagnant les expérience de vie: maîtrise par les femmes de leur corps pendant les grossesses et les accouchements (actions menées par le groupe femmes de Villejean à la maternité du Chu); mode de garde et éducation des enfants, à travers les premières crèches parentales de Rennes (« Poupenn » en 1979; « Les fruits de la passion » en 1982); reconnaissance de leur spécificité par les organisations politiques et syndicales: là où elles travaillent, les militantes féministes créent des « commissions femmes », à Rennes, en 1974 à la Cfdt, l’année suivante au PS, où elle est vite rebaptisée « commission action sociale » par la fédération d’Ille-et-Vilaine.

Les femmes agents secrets de la modernité

     Les luttes des féministes des années 70 sur le divorce ou le travail salarié vont irriguer toute la société, mais aucune ne compte plus, à ce moment, que le droit à l’avortement. Ce combat sera mobilisateur et fédérateur, et c’est son succès qui va ouvrir la porte à la prise en compte des autres aspects de l’oppression des femmes.
     Dès 1973, se constitue un groupe rennais de «Choisir », l’association créée en 1971 par Gisèle Halimi, avocate d’une jeune fille mineure que sa mère avait aidé à avorter après un viol. Au printemps, une longue grève des étudiants en médecine de Rennes est l'occasion pour le groupe Choisir de recruter quelques volontaires pour pratiquer des avortements clandestins et d’organiser des départs à l’étranger pour les femmes. Meetings et manifestations se succèdent pour exiger le droit à l’avortement. De plus en plus perçu comme un problème de santé publique, ce combat mobilise aussi des médecins: 77 médecins d'Ille-et-Vilaine signent un manifeste pour protester contre les pressions que l'Ordre des médecins, connu pour son opposition à toute réforme de la loi, exerce sur les députés.
     La lutte pour le droit à l’avortement, à laquelle se joint – un tempo en dessous – celle pour l’accès libre et gratuit à la contraception, fédère bien au-delà du noyau des militantes féministes. Il associe largement les deux sexes et un éventail d’âge plus ouvert à travers le « Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception » (MLAC), qui, de 1973 à 1975, va rassembler toutes les forces sociales engagées pour ce droit. Au niveau national, le MLAC réunit les pionniers de «Choisir », les militantes des groupes femmes, mais aussi le MFPF, très présent dans ces actions (accueil et orientation des femmes d’une part; revendication d’autre part). Enfin, les partis politiques d’extrême- gauche et la Cfdt s’y engagent. À Rennes, son prisme reste plus limité aux étudiants en médecine et aux militantes des groupes femmes, qui font preuve d’un activisme radical et permanent. Lequel activisme imprime sa marque. On le voit bien à l’été 1975, lors d’une longue grève de l’hypermarché Mammouth de Rennes, quand le MFPF vient directement diffuser de l’information auprès des caissières qui occupent leur magasin!
     Les combats menés par le MLAC contraignent les organisations politiques à prendre position. C’est très visible au moment de la campagne électorale présidentielle de 1974 où le meeting rennais de Jean Royer, candidat opposé à la légalisation de l'avortement, est perturbé par les militant(e)s. Ce débat irrigue très fortement la société et il la modernise par la prise en compte de la question des femmes: ainsi, le mouvement « Vie nouvelle », qui réunit des chrétiens de gauche, organise des rencontres « Femmes » en 1976. À Rennes, le maire démocrate-chrétien Henri Fréville vote la loi Veil dépénalisant l’avortement, promulguée en janvier 1975, et appliquée au Chu de Rennes à partir d’avril.
     Au final, à travers sa finalité de liberté individuelle et ses modalités d’action, le combat pour le droit à l’avortement et à la contraception apparaît comme un combat fondateur et formateur, qui va peser sur les associations féminines qui s’engagent pour des réformes. Car si on ne voit pas ces dernières dans les manifestations et les actions de rue des années 70, ni même dans le MLAC, elles constituent pourtant d’efficaces mouvements de formation pour les femmes qui s’y mobilisent.

     Une fois le combat pour le droit à l’avortement et à la contraception mené et gagné, le féminisme radical se tourne vers d’autres combats, dont celui des violences faites aux femmes. À Rennes, la date du 8 mars 1978 est célébrée à la MJC de la Paillette autour d’une semaine internationale de lutte contre les violences quotidiennes faites aux femmes et l’association « SOS Femmes battues » est déclarée en Préfecture.
     Simultanément, mais à l’initiative de « l’Association des femmes chefs de famille », se crée à Rennes un des premiers lieux d’accueil pour les femmes victimes de violence, le foyer « Brocéliande ». C’est que l’ébullition des années post-68 n’a pas touché seulement les jeunes! Les mouvements féminins comme « l’Union des femmes françaises » (UFF), proche du Parti communiste ou « l’Union féminine civique et sociale », devenue laïque, rassemblent des femmes mères de famille qui souhaitent prendre leur place dans la société. De fait, ces associations sont non-mixtes, ce qui conduit leurs membres à développer des compétences d’organisation, de prise de parole, de négociation, dans les domaines où elles sont expérimentées. Elles vont ainsi faire émerger sur l’agenda politique la question de la consommation. À Rennes, Anne Cogné, militante venue de l’UFCS et élue conseillère municipale à ce titre sur la liste d’Edmond Hervé en 1983, obtient une mission sur ce thème qui sera à l’origine de la maison de la Consommation. Mais pour une délégation aux droits des femmes, il faudra attendre 1995.

     Le combat des associations féminines pour faire reconnaître des savoirs acquis dans la sphère domestique ne suffit plus à leurs militantes, qui expriment une revendication beaucoup plus profonde de formation et d’égalité. Le nom de l’association créée en 1974 par la sociologue Évelyne Sullerot – « Retravailler » – synthétise l’enjeu primordial pour les femmes: dans une société moderne plus incertaine où ni l’époux ni l’emploi ne sont assurés, les femmes ont besoin de mobiliser beaucoup de ressources sociales et institutionnelles pour que l’accès au travail ne soit plus une question mais un droit. À Rennes, l’expérience originale du Centre rennais d’information des femmes (CRIF) date de 1979. Porté par l’UFF, l’UFCS et l’Association des femmes chefs de famille, soutenu par l’Office social et culturel rennais et par la municipalité de gauche élue en 1977, le CRIF organise l’accueil, l’écoute et l’orientation des femmes. En 1981, après l’élection de François Mitterrand, c’est ce modèle que la ministre des Droits des femmes Yvette Roudy généralise sous la forme actuelle des Centres d’information des droits des femmes (CIDF), apportant une reconnaissance au travail de fond accompli par ces militantes bénévoles, telle Anne Cogné.
     Le dispositif institutionnel est alors à peu près fixé: la Délégation régionale aux droits des femmes3 a pour mission de l’État d’avancer sur la voie de l’égalité des droits civiques et professionnels. Même dotée de peu de moyens, elle entretient la dynamique des années 70 comme on le voit encore en 1984 quand elle organise les « Rencontres féministes de Rennes », colloque auquel participent Colette Audry et Anne Zelensky, figures fondatrices du MLF parisien, ainsi que Colette Cosnier, universitaire rennaise. Elles y débattent de l’histoire du féminisme mais aussi de la vie professionnelle, de la formation des femmes, des droits acquis et des nouveaux champs d’intervention du féminisme.

     Cette évolution infuse peu à peu le syndicalisme, puisqu’on voit le 8 mars 1982 la CGT faire signer des pétitions sur l’esplanade du Colombier pour réclamer l’élargissement des droits des femmes. Elle touche aussi profondément le monde éducatif : en 1982 encore, le maire de Rennes Edmond Hervé signe un contrat pour lutter contre le sexisme dans les livres scolaires. En 1983, une chaire d’études féministes est créée à l’université Rennes 2 pour la juriste Annie Junter.
     À l’orée des années 80, Rennes voit donc décliner le féminisme radical, alors que, a contrario, la ville connaît un réel dynamisme de la société civile locale autour de l’accueil et de la formation des femmes, particulièrement grâce au CIDF et aux actions menées pour l’égalité dans l’éducation. Pourtant, derrière l’étanchéité apparente des générations et des positions théoriques, le débat va renaître à la fin des années 90. Il se focalise désormais sur la question de la parité et sur celle des inégalités domestiques. Il va donc d’abord toucher le monde politique, puis plus largement irriguer la société, le constat du « plafond de verre » ayant ravivé la radicalité militante sur l’analyse de l’oppression des femmes.