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Contributions
#13
Les distances fragilisent les gens les plus modestes
RÉSUMÉ > Décideurs, ingénieurs, aménageurs parlent de « mobilité » et non plus de transport ou de déplacement. Ce mot traduit une autre façon de penser les mouvements dans la ville. L’homme est au cœur de ce changement. De « personne transportée », il devient acteur de sa mobilité. Il peut laisser sa voiture, prendre un bus, marcher ou même pianoter sur Internet. Le temps de la mobilité change aussi. Ce n’est plus un temps perdu mais un temps mis à profit pour envoyer des SMS, travailler, se connecter… Encore faut-il être capable d’utiliser ces nouveaux services. L’agence d’urbanisme de l’agglomération rennaise (Audiar) et ses partenaires ont engagé un programme de cinq séminaires sur les mobilités. Le présent article rend compte du troisième séminaire, tenu en avril dernier, le premier ayant porté sur les dispositifs de voitures partagées et le second sur le périurbain et la voiture.

     Souvent, la mobilité est abordée sous l’angle des infrastructures, des systèmes de transport, des liens entre urbanisme et transport… Dépassant cette restriction, nous aborderons ici la mobilité sous l’angle de la question sociale: mobilité et insertion, mobilité et emploi, mobilité et cohésion sociale. Car, si la « société mobile » élargit le champ des possibles pour une majorité de gens, multipliant les accès à la formation et au travail, à la culture, au voyage lointain, etc., elle est pour d’autres, une source de précarisation.
     Sept groupes sociaux se trouvent, pensons-nous, fragilisés par cette mise en mobilité de notre société: les personnes relevant d’un handicap et/ou d’une incapacité physique ou psychique, les personnes âgées plus ou moins dépendantes, les demandeurs d’emploi, les jeunes, qu’ils soient encore en formation, en recherche d’emploi ou en emploi, certains migrants, en particulier ceux qui ne maîtrisent pas le français, les familles monoparentales qui sont essentiellement des ménages composés d’une mère et de ses enfants et, enfin, les ménages modestes fragilisés par l’augmentation des distances entre le domicile et le travail et les coûts qui y sont associés.

     Le problème est connu. Les difficultés de mobilité freinent l’accès à l’emploi et/ou au maintien dans l’emploi, du moins pour des postes peu qualifiés et peu rémunérés. Selon plusieurs enquêtes convergentes, une personne sur cinq a déjà refusé un emploi parce que l’accès lui paraissait trop difficile ou trop fatigant ou encore trop coûteux. Et près d’un tiers des personnes ont abandonné un emploi pour ces mêmes raisons de mobilité parce que le déplacement devenait épuisant et trop cher. Une enquête réalisée auprès d’allocataires du RMI, à l’occasion du Grenelle de l’insertion, pointe le problème: à la question « de quoi auriez-vous le plus besoin pour pouvoir travailler? », la réponse majoritaire est: un moyen de transport (20 % des réponses) avant même une formation (16 %). Les difficultés de mobilité sont le premier des verrous des trappes d’inactivité.
     Dans le bassin d’emploi rennais, le problème se pose dans ces mêmes termes notamment pour les jeunes de moins de 25 ans (qui n’ont pas le permis de conduire ou ne disposent pas toujours d’une voiture), les bénéficiaires du RSA, les demandeurs d’emplois. Bien évidemment, toutes ces personnes ne rencontrent pas un problème de mobilité. Selon les estimations effectuées, seuls de 2 à 5 % de ces publics sont susceptibles de rencontrer des difficultés de mobilité, soit 1 500 à 2 500 personnes par an à l’échelle du bassin d’emploi rennais1. Des offres de premier niveau de qualification ne sont pas pourvues car les candidats n’ont ni le permis, ni la voiture, les deux sésames pour accéder à l’emploi.
     Sans permis ni voiture, comment se rendre à 5 h 30 à Saint-Jacques-de-la-Lande pour faire du nettoyage dans une entreprise? Comment se déplacer entre Rennes et Vitré pour occuper un poste à horaires décalés dans l’agroalimentaire? Lors d’une journée récente d’information organisée pour proposer les offres d’une société vitréenne d’agroalimentaire, sur soixante-dix personnes présentes, une vingtaine avaient le permis, une dizaine une voiture. On pense bien sûr au développement du transport public pour offrir une alternative à ces publics non motorisés. La question n’est pas si simple. Depuis une quinzaine d’années, les populations se dispersent sur le territoire. Les ménages s’installent en seconde, voire en troisième couronne, notamment les plus modestes.
     La dispersion concerne aussi les entreprises. Elles s’installent à la périphérie des villes, le plus souvent dans des zones d’activités étendues et peu denses, difficiles à desservir par des transports collectifs de masse. Le monde du travail change aussi. L’emploi classique perd du terrain. Par contre, les postes de travail à horaires décalés, les emplois du temps fragmentés dans la journée ne sont plus des situations rares notamment dans l’industrie, le nettoyage, les services à la personne… qui offrent ces emplois de premier niveau de qualification. Le problème est là: ce sont les personnes les moins qualifiées qui doivent être les plus mobiles. Or, ce sont elles qui ont le moins de moyens de transport à leur disposition (pas de voiture, transports publics inadaptés à leurs horaires de prise de poste). Toutefois, sous l’impulsion d’associations intervenant dans l’action sociale et l’insertion professionnelle et de différents chercheurs en sciences sociales, la question des aides à la mobilité vers le travail a été mise sur la table et des initiatives ont émergé.

Des initiatives foisonnantes d’aide à la mobilité

     Les aides à la mobilité sont diverses. Elles peuvent être classées en quatre catégories :
     – les offres en moyen de transport : le prêt ou la location à bas prix de voiture avec ou sans permis, de vélos, de mobylettes, la mise à disposition de transports micro-collectifs, le covoiturage… Ces actions, portées le plus souvent par des associations du secteur social, sont présentes sur le bassin d’emploi Rennais.
     – les dispositifs d’aide à la solvabilité des personnes comme les tarifications spécifiques, voire la gratuité sociale pour les transports publics (comme dans l’agglomération rennaise), les bons de transport ou de carburant pour se rendre sur les lieux de formation ou de mission…
     – les aides spécifiques à la préparation du permis de conduire. Passer le permis est une épreuve qui nécessite des compétences, des connaissances et une gymnastique intellectuelle qui ne sont pas à la portée de tous. Les problèmes rencontrés vont de la mauvaise compréhension de la langue française à des problèmes d’assimilation ou encore de repérage et d’appréhension de l’espace. Pour y remédier, les acteurs associatifs ont développé des autoécoles sociales afin de permettre à ces publics d’y accéder.
     – la pédagogie de la mobilité : apprendre à lire un plan de ville, un réseau de bus, à faire du vélo…
     Ces différents outils et dispositifs fonctionnent depuis une quinzaine d’années en France. Les résultats sont généralement bons. Toutefois, ils rencontrent une difficulté majeure pour passer de la petite à la grande échelle.

La mobilité n’est pas qu’une question de transport

     Les difficultés rencontrées par les personnes ne se réduisent pas à des questions d’accès au transport. La mobilité, l’appropriation du territoire, des réseaux sont compliqués pour certains publics parce qu’ils rencontrent des problèmes de cognition de l’espace ; ils ne comprennent pas comment l’espace est organisé. Pour ces personnes, il est difficile de se repérer, de concevoir un trajet mentalement, de projeter cette idée mentale sur le territoire, de l’accomplir… Il existe un ensemble d’apprentissages qui font que des problèmes de mobilité se posent bien avant des problèmes de transport. La mobilité s’apprend. Toutefois, pour certaines personnes, cet apprentissage est plus compliqué pour une multitude de raisons, culturelles, de milieu de vie, d’histoire personnelle… Par exemple, des personnes issues de l’immigration rencontrent des difficultés de compréhension de la langue, de lisibilité de la ville mais aussi d’usage des objets techniques de la mobilité: distributeurs de titre, valideurs, etc.

Les plateformes mobilité-emploi-insertion

     Les mondes du transport d’une part, de l’action sociale et de l’emploi d’autre part ne se connaissent pas. Les dispositifs d’actions des uns et des autres restent cloisonnés. Des outils comme les plateformes « mobilitéemploi- insertion » se mettent en place avec pour objectif de coordonner les nombreux acteurs et dispositifs existants et de leur donner de la lisibilité. À Lyon, la plateforme est constituée autour des dispositifs et des opérateurs déjà présents sur le territoire. Elle s’adresse aux personnes habitant dans les quartiers en difficulté et suivies par les structures d’insertion ou par le service public de l’emploi. Le travail effectué depuis une dizaine d’années a permis de faire reconnaître l’enjeu de la mobilité dans l’accès à l’emploi, de rapprocher les actions et les acteurs. Ces démarches sont adaptées à chaque territoire, à chaque marché de l’emploi, à chaque personne.
     Toutefois, elles restent fragiles pour deux raisons. La première est que les travailleurs sociaux ne disposent pas toujours des compétences nécessaires pour organiser ces systèmes de transports; la seconde tient aux modes de financement, le plus souvent des financements européens alloués dans le cadre d’expérimentation et ne permettant pas de monter en puissance. Mais, au final, les travailleurs sociaux gagnent en compétences pour organiser et faire circuler ces micros-transports et, de leur côté, les transporteurs portent un nouveau regard sur les mobilités.
     Dans le bassin d’emploi de Rennes, une plateforme « mobilité-emploi-insertion » est en cours de montage. Les publics ciblés sont les jeunes accompagnés par la mission locale, les allocataires du RSA, les demandeurs d’emploi accompagnés par pôle emploi. La plateforme n’est pas une nouvelle structure. Elle est portée conjointement par la mission locale, la Maison de l’emploi, de l’insertion et de la formation et le conseil général d’Ille-et-Vilaine. Il ne s’agit pas de « recréer de la structure mais de s’appuyer sur les acteurs existants (conseillers des PAE, de la Mission locale, de Pôle emploi…) proches des bénéficiaires ; de les former sur les enjeux de la mobilité, les offres de transport public, les dispositifs de mobilités comme le partage de voitures, de cyclomoteurs, de vélos… ».2 Formation, information et développement de synergies entre les acteurs sont les trois missions de la plateforme du bassin d’emploi rennais. Elle ne sera pas en contact direct avec les publics. Elle est avant tout un centre de ressources au service des acteurs de terrain de l’insertion et de l’emploi.

Un ménage sur cinq potentiellement vulnérable

     La périrurbanisation conjointe du logement et de l’emploi amène à s’interroger sur la situation des ménages automobilistes modestes qui parcourent chaque jour de nombreux kilomètres entre leur domicile et le travail. Avec l’augmentation attendue du prix des carburants, ne sont-ils pas les nouveaux vulnérables de demain?
     La question de l’énergie va devenir de plus en plus prégnante dans les prochaines années. Avec quatre-vingts millions de barils par jour, la production de pétrole a atteint un plateau et va diminuer. Par contre, avec l’explosion des demandes émanant de pays comme la Chine et l’Inde, la demande mondiale d’énergie va augmenter. L’énergie sera plus chère. Le prix du carburant qui avait baissé depuis 20 ans (entre 1980 et 2002) en euro constant est désormais durablement orienté à la hausse. Il va bientôt atteindre les 2 € le litre. Comment les ménages dépendant de l’automobile vont-ils ajuster leur comportement pour faire face à cette contrainte budgétaire?
     Pour éclairer la question, Damien Verry et Florian Vanco4 proposent un indicateur de mesure « liant à la fois le niveau de vie des ménages, leurs pratiques de mobilité et les dépenses afférentes ». Cet indicateur de vulnérabilité correspond au taux d’effort budgétaire consacré à la mobilité quotidienne (en % de leur revenu). Les ménages sont considérés comme potentiellement vulnérables à la hausse du prix du carburant s’ils dépensent plus de 18 % de leurs revenus disponibles pour leurs déplacements quotidiens. Première surprise, 20 % des ménages peuvent être considérés comme vulnérables dans les grandes agglomérations françaises. Il s’agit principalement de ménages installés dans le périurbain (70 % en seconde couronne et 20 % en première périphérie), le long des axes routiers et parcourant trois fois plus de kilomètres que la moyenne des ménages.
     Seconde surprise, les ménages potentiellement vulnérables ne sont pas des ménages d’inactifs, de personnes en recherche d’emploi, de familles monoparentales… Majoritairement, il s’agit de familles avec un chef de ménage actif appartenant aux catégories socioprofessionnelles ouvriers (36 %), employé (21 %) et techniciens… (17 %). La vulnérabilité s’explique par des niveaux de revenus peu élevés mais surtout par de fortes contraintes de mobilité: éloignement de l’emploi, schémas de mobilité complexes liés à la présence d’enfants à accompagner à l’école ou aux activités et peu d’offres de transports alternatives à la voiture individuelle.
     Cette fragilisation de population d’actifs pose et va poser des problèmes individuels et collectifs notamment en termes de développement social et de cohésion. Pour ces populations, la crainte d’une baisse du niveau de vie est bien réelle. Cette crainte rejoint les doutes exprimés par une partie de la population sur les possibilités de gravir les échelons sociaux et de bénéficier comme les générations passées de « l’ascenseur social ». Ce sentiment de « déclassement social » est ressenti par une part des trentenaires et quadragénaires qui se retrouvent aujourd’hui plus bas dans l’échelle sociale que leurs parents.

     La vulnérabilité potentielle de ménages modestes installés dans le périurbain est à prendre au sérieux. Elle pose la question du compromis économique, social et environnemental nécessaire pour maintenir ce droit à la mobilité qui devient un « droit générique » dans la mesure où il conditionne l’effectivité de la plupart des autres droits : le droit de se loger, de se former, de travailler, de se soigner, de se divertir. Habitat, emploi, écoles, loisirs, famille, amis ne sont plus et ne seront plus localisés dans la proximité immédiate. Bouger est aujourd’hui au coeur de notre société. Il est d’ailleurs paradoxal de constater que ces catégories modestes, installées dans le périurbain, sont en position de vulnérabilité alors que les couches moyennes-supérieures qui sont revenues vivre dans les centres deviennent les bénéficiaires des transports publics urbains et des innovations de mobilité largement développés dans les centres des agglomérations depuis une vingtaine d’années.
     Les compromis ne seront pas faciles à trouver. Si la mobilité offre des libertés, permet d’accéder à la vie sociale et participe largement à la socialisation des individus, elle est aussi source de problèmes environnementaux. Les tensions risquent de s’amplifier car les territoires continuent de se « périurbaniser », le monde du travail à se fragmenter et les préoccupations environnementales à monter en puissance.
     Ces problèmes vont-ils conduire nos sociétés à limiter les mobilités urbaines ou à mettre en place des politiques publiques différenciées et ciblées d’aide à la mobilité afin de garantir l’équité sociale et l’efficacité économique?