À l’issue des législatives de 1973, les droites demeurent majoritaires en Bretagne. Dans les Côtes-du-Nord, les succès d’Yves Le Foll (PSU) à Saint-Brieuc et de Charles Josselin (PS) à Dinan sont contrebalancés par la prépondérance des centristes Édouard Ollivro et Pierre Bourdellès, ainsi que de Marie-Madeleine Dienesch, ralliée au gaullisme. Dans le Finistère, Louis Le Pensec, seul élu de gauche, fait face à sept députés UDR (Marc Bécam, Michel De Bennetot, Gabriel de Poulpiquet, Pierre Lelong, Antoine Caill, Suzanne Ploux, Guy Guermeur), dont 4 figures ministérielles qui témoignent de l’existence de poids lourds de la droite bretonne dans la vie politique nationale.
En Loire-Atlantique, la composante socialiste domine dans les espaces urbains à Nantes (Christian Chauvel) et Saint-Nazaire (Georges Carpentier), mais demeure minoritaire face aux gaullistes de l’UDR (Alexandre Bolo, Benoît Macquet, Olivier Guichard et Lucien Richard) et aux Républicains indépendants (Maujouan du Gasset et Xavier Hunault). Il en va de même dans le Morbihan: en dehors d’Yves Allainmat, député socialiste de Lorient, le département fournit plusieurs leaders nationaux des droites : Raymond Marcellin et Christian Bonnet (RI), l’abbé Laudrin (UNR) ainsi que deux députés Réformateurs Démocrates Sociaux, Loïc Bouvard et Paul Ihuel.
L’Ille-et-Vilaine, pour sa part, semble un peu à contre-courant de la région. Le département continue à être marqué par l’emprise des conservateurs et des centristes. Le glissement d’une culture politique dominée par les démocrates-chrétiens depuis la Libération à l’affirmation d’un gaullisme politique hégémonique s’effectue en plusieurs temps : en 1962, du CNIP à l’UDR à Rennes 1 et du MRP à l’UDR à Saint-Malo, en 1967 du MRP à l’UNR à Fougères, en 1968 du MRP à l’UNR à Rennes 2 avec la défaite de Henri Fréville face à Jacques Cressard et à Vitré avec le succès de Henri Lassourd dans la circonscription d’Alexis Méhaignerie.
Cette nouvelle domination gaulliste repose sur l’enracinement local de figures d’envergure nationale, comme Michel Cointat ou Yvon Bourges. Signe d’une mutation de la physionomie politique, les notables gaullistes comme Jacques Cressard ou François Le Douarec, détenteurs de mandats locaux, succèdent à Rennes en 1962 et 1968 aux députés CNIP ou MRP, dont Henri Fréville. La résistance de la composante centriste reste incarnée par Pierre Méhaignerie à Vitré et Isidore Renouard à Redon.
Dans la circonscription de Rennes-Nord, Edmond Hervé (18.2 %) accède au second tour (42.7 %) en bénéficiant du désistement du PCF (Serge Huber, 11.5 %)et du PSU (4.9 %). Mais l’écart demeure important avec le gaulliste Jacques Cressard, professeur d’histoire né en 1935, qui conserve en 1973 son siège conquis en 1968 face à Henri Fréville, maire de Rennes (1953-77) et président du conseil général (1966-76). Ce scrutin inaugure d’ailleurs une série de trois duels électoraux entre Jacques Cressard et Edmond Hervé (1973, 1978, 1981).
Dans la circonscription de Rennes-Sud, la gauche se présente en ordre dispersé avec Michel Phlipponneau (22.3 %), Roger Hubeau (PSU, 3.6 %) et Yves Brault (PCF, 12.4 %). Gaulliste historique membre de la 2e DB à 19 ans puis adhérent du RPF en 1947, François Le Douarec (1924-2008), président du syndicat national des avocats (1959-63), demeure député sans discontinuer de 1962 à son retrait en 1981. Premier vice-président de l’Assemblée nationale, cette figure éminente du gaullisme au plan national, conseiller général (1969-85), devient président du conseil général (1976-82), signe des évolutions du bloc conservateur.
Dans ce duel de droites, mettant en jeu des droites duales, le scrutin clôt la parenthèse gaulliste à Vitré et consacre l’émergence de Pierre Méhaignerie (Union Centriste), qui connaîtra ses premières expériences gouvernementales, au ministère de l’Agriculture entre 1976 et 1981. À Redon, Isidore Renouard (1910-1975), RI en fin de parcours politique, l’emporte dès le 1er tour. Maire dès 1947, candidat MRP en 1956, il est élu dès le 1ertour en 1958 contre Henri Dorgères, ancien leader des Chemises vertes et député poujadiste sortant. En avril 1964, Isidore Renouard rallie le groupe des républicains indépendants de Giscard d’Estaing. En 1967, il entame un nouveau mandat sous l’étiquette gaulliste, réélu en juin 1968 avec 77.2 %. Fragilisé par sa défaite aux cantonales de 1970 contre un centriste, il est mis en ballotage, mais conserve 63.4 % au second tour.
Ingénieur agronome, Michel Cointat, né en 1921, est directeur général de la production et des marchés au ministère de l’Agriculture (1962-67) puis ministre de l’Agriculture (1971-72). Mais le député gaulliste (1967-93) et maire de Fougères (1971-83) voit s’affirmer de nouveaux réseaux militants incarnés en 1973 par Jacques Faucheux (PS, 6.1 %) et François Bourgeon (PSU, syndicaliste CFDT, 2.8 %). Il en va de même à Saint-Malo, où les socialistes effectuent une percée électorale, avec Alain Roman (19 %), sans menacer l’assise électorale de Yvon Bourges.
Au plan électoral, cette année 1973 se caractérise aussi par la poussée socialiste lors des cantonales des 23-30 septembre 1973.
Les élections cantonales, dont le scrutin uninominal est un vecteur de notabilité, se situent à l’intersection des scrutins nationaux qui impriment les forces politiques et mobilisent les milieux partisans, durcissant les tendances, et des scrutins locaux, porteurs d’un brouillage des clivages lié à une moindre politisation des enjeux municipaux.
Pour la première fois en Ille-et-Vilaine depuis 1949-1951, la gauche retrouve l’assemblée départementale. Sur la longue durée, les élus de gauche furent extrêmement rares avant 1973: Paul Crolard à Dinard (1910- 30), Eugène Quessot à Rennes Sud-Est (1919-49), Jean- Marie Trocherie à Antrain (1945-51) et Jules Besnard à Pleine-Fougères (1945-49).
La densification du nombre de conseillers généraux de gauche en 1973 révèle la naissance d’une force de premier plan à gauche. On assiste à avec un triplement du nombre de ces élus à l’échelle des 5 départements bretons: 15 en 1958, 22 et 25 en 1964-1967, 43 en 1973. Le redécoupage des cantons, qui prend en compte les mutations démographiques à l’oeuvre depuis la Libération, contribue à accélérer ce rééquilibrage gauche-droite.
Le principal enseignement porte sur la percée du vote PS dans les cantons rennais (Michel Phlipponneau, Edmond Hervé, Georges Cano) et périrubain (Jean-Louis Tourenne, après une première invalidation de l’élection), couplée à la résurgence du vote laïque (Albert Dory) et l’attraction temporaire sur les centristes (Henri Canto). Le PS opère une synthèse politique d’un socialisme à géométrie variable, mêlant matrices laïques et filière chrétiennes. Quelles sont les trajectoires de ces élus ?
Maçon devenu cheminot, passé par les écoles publiques, Georges Cano, né en 1929, fréquente les réseaux chrétiens progressistes après la mort de son père dans le bombardement du 8mars 1943. Boursier, il obtient son brevet à Janzé en 1944 avant de se tourner vers les métiers du bâtiment faute d’avoir pu entrer à la SNCF. Éclaireur de France avant-guerre, il fait la double rencontre d’Albert Loizil et René Salaün qui cheminent entre christianisme et marxisme. Au sein du scoutisme, il fréquente Pierre Bourges (figure de Vie Nouvelle, maire PS de Redon 1983-95, conseiller régional 1986-98). Adhérant à l’Union des Chrétiens Progressistes en 1949, ce lecteur de Témoignage Chrétien marié avec une militante CFTC se syndique à la CFTC sous l’influence de Pierre Legavre et Robert Duvivier.
Après un meeting de Mendès-France à Brest en 1954, Georges Cano prend sa carte aux Jeunesses Radicales, en compagnie de Jean Raux. Vice-président du Parti Radical, il échoue à implanter une forme d’Action Travailliste en Ille-et-Vilaine, tout en fréquentant le duo briochin Antoine Mazier-Roger Huon, qui impulsent dès 1959 un laboratoire politique rassemblant communistes, chrétiens progressistes et socialistes. Métreur chez Bréger (1949-53) puis Mischler (1953-79), il est délégué au congrès de Noisy lors de l’intégration du noyau mendésiste au PSA puis au PSU. Il est contacté en 1959 par Jean Pont, maire SFIO de Saint-Jacques-de-la Lande depuis 1945.
Adjoint en 1965, militant de base du PSU, il recentre son action sur le local. Maire de Saint-Jacques en mars 1971, mais accablé par un décès familial à l’été, Georges Cano adhère au PS en 1971, à l’occasion de la venue d’Alain Savary à Rennes. Conseiller général en 1973 en battant Joseph Dault (adjoint centriste), il incarne la progression socialiste en Ille-et-Vilaine. Il passe la main à Daniel Delaveau qui lui succède à la mairie en 1989, au conseil général en 1994.
Fils de cultivateurs Albert Dory (1919-1995) appartient au réseau de résistance Turma. Maire de Sains près de Saint-Malo (1953-77) il est marié à une institutrice militante du Syndicat national des instituteurs. Investi dans les réseaux laïques, ce mendésiste adhère en mai 1960 au PSU dont il devient membre de la direction fédérale. Seul maire PSU du département, il est à l’origine de l’entrée dans le PSU de Maurice Jannin et noue des liens forts avec Louis Chopier. Gêné par la rétrécissement et la radicalisation du PSU, il devient conseiller général sous l’étiquette « socialiste ». Plus âgé que ses collègues, il se retire progressivement de la vie politique locale en 1977 et 1985.
Originaire de la région parisienne, Michel Phlipponneau (1921-2008), agrégé de géographie et militant du Sgen devient assistant puis professeur à la faculté de lettres de Rennes à partir de 1950. En 1952, il est chargé par le Celib d’élaborer le rapport de synthèse du 1er Plan breton. Son expertise est à nouveau mobilisée en 1956 pour rédiger l’inventaire d’implantations industrielles en Bretagne. En 1960, il devient président de la Commission régionale d’expansion économique du Celib, regroupant l’essentiel des élus autour de l’idée d’un progrès global de la Bretagne par la régionalisation. En 1962, il est sollicité pour construire la loi-programme de décentralisation de la région.
Expert de renommée internationale, auprès de la Turquie, du Canada et de l’Onu, il ne présente aucun engagement politique avant 1964. Un rapport des Renseignements généraux de 1972 le présente comme le « créateur régional des « Comités horizon 80 », liés à Defferre pour sa campagne présidentielle en 1965, qui entraîne après l’échec du député des Bouches-du-Rhône, sa transformation en club Bretagne et Démocratie, affilié à la Convention des institutions républicaines ». Secrétaire général du Celib fin 1966, il s’oppose à René Pléven et prend la présidence du Celib. Il dispose d’une « incontestable audience » dans les milieux régionalistes et agricoles, dont il fréquente les réseaux militants. Président de la FGDS d’Ille-et-Vilaine en 1966-67 et membre du groupe permanent de la Convention des institutions républicaines au plan national, il est candidat aux législatives de 1967 et de 1968.
Candidat aux cantonales de 1970, il est élu en 1973. Il est en conflit générationnel avec les nouveaux adhérents du PS. Son alliance avec les ex-PSU, dont Pierre-Yves Heurtin, contre les jeunes partisans du Ceres (Edmond Hervé et Jean-Michel Boucheron) aboutit à sa défaite pour la désignation interne de la tête de liste pour les municipales de 1977.
Il devient ainsi premier adjoint d’Edmond Hervé. La même année, son livre Changer la vie, changer la ville, obtient un écho national à gauche. Largement réélu aux cantonales de 1979, il reste porte-parole du groupe socialiste au conseil général, fort de dix éléments. Il contribue à crédibiliser la représentation socialiste en mettant en place un travail de coordination politique et de spécialisation technique des élus sur les dossiers. La diffusion de sa pensée influence la régionalisation du socialisme et la conversion au socialisme du régionalisme en Bretagne. Candidat dissident en 1986 avec Louis Chopier, ses divergences de vues avec Edmond Hervé culminent lors des débats sur le métro de Rennes. Il en viendra à apporter son soutien à Loïc Le Brun, candidat UDF aux municipales de 2001.
Les scrutins de 1973 se caractérisent par une poussée dans les cantons urbains, résultant du redécoupage des cantons des grandes villes. Les reclassements politiques profitent au PS, en capacité d’attirer à lui des élus d’étiquettes diverses (centre-gauche). À gauche, la croissance électorale du cycle d’Epinay (1971-81), amplifiée par les victoires de 1973 et 1977, induit un renversement du rapport de force gauche-droite et préfigure l’affirmation du PS dans le système partisan breton (1981-2004).