On est en juin 1965. Jack Kerouac a 43 ans. Il va mourir dans quatre ans. Il est déjà bien abîmé. Le phénoménal succès de Sur la route paru il y a à peine dix ans a eu raison de son équilibre déjà précaire. L’Américain vaque entre deux vins et quelques substances illicites qu’il absorbe depuis des lustres. Il a une obsession qui ne cessera d’enfler jusqu’à la fin. Retrouver la trace de ses ancêtres bretons. Surtout ce fameux « Maurice-Louis Le Bris de Kerouack » qui venu du Finistère migra au Canada au début du 18e siècle. Un véritable mythe : on rêve en famille d’ascendance nobiliaire, on raconte qu’avant son départ l’illustre aïeul a planqué un trésor, làbas, sous la terre de Cornouaille. Et dans ce coin du Massachussetts où ses parents ont immigré et où il est né, le petit Jack Kerouac – alors prénommé Ti-Jean – boit la légende distillée dans un français du Québec mâtiné de breton.
C’est vers cet eldorado breton que Kerouac file donc pour la première fois à bord de l’express Paris-Brest en cette après-midi de juin 1965. La chance veut que l’on en sache beaucoup sur ce voyage. Un an plus tard Kerouac publie un petit livre intitulé Satori à Paris où il narre par le menu sa rocambolesque virée française. Un régal de prose loufoque traversée d’éclairs foudroyants, ces fameux « satoris » qui désignent en japonais une sorte d’illumination soudaine.
Ne soyons pas dupes de la véracité du récit. Jack est un vrai écrivain. La vérité qu’il approche n’est pas celle du procès-verbal. Affabulations, approximations, exagérations font partie du jeu et d’une écriture débraillée qu’il jette sur le papier à la vitesse d’une rafale de mitraillette. D’autant que Kerouac écrit sciemment sous l’influence de la bibine. Pour lui, chaque variété d’alcool – whisky, porto, bière… – a « une fonction particulière », selon Robert Canovaro3. Quand il évoque la France, sa madeleine de Proust n’est autre que le cognac! « Kerouac en boira pour écrire Satori à Paris en se rappelant ainsi le climat éthylique parisien », explique cet auteur.
Satori est donc un livre imbibé de bout en bout. Après quelques jours à Paris où il essaie toutes les marques d’alcool, Kerouac décide de s’offrir une bolée de mer en se rendant à Brest, toujours en quête de l’hypothétique ancêtre. Ça commence mal. Il va à Orly pour prendre un vol d’Air Inter. Il enregistre sa valise. L’avion a du retard. Il en profite pour aller satisfaire une envie pressante (on devine pourquoi). Mais les toilettes sont très loin à l’autre bout de l’aérogare. Quand il revient, zut, l’avion est en train de décoller… avec la valise!
Vite fait en taxi à Montparnasse. Kerouac prend un billet de première classe sur l’express Paris-Brest. Il faut l’imaginer chancelant, vêtu d’un imperméable noir, chapeau cabossé et barbe de plusieurs jours. À l’instinct, il entre dans un compartiment et « qu’est-ce que j’y vois ? Le Rouge et le Noir, c’est-à-dire l’armée et le clergé, un soldat français et un prêtre catholique, et pas seulement cela, mais aussi deux vieilles dames qui ont un visage très avenant, et dans un coin, un drôle de type qui a l’air passablement ivre ». L’Américain s’annonce en clamant un sonore: « Jean-Marie Lebris de Kerouac ». Effet garanti.
Deux rencontres essentielles dans ce wagon. Deux « satoris ». Commençons par le prêtre. Kerouac est catholique, mais aussi vaguement bouddhiste. Il se lance en québecois dans une tirade évangélique avinée à la gloire de Jésus-Christ. Le brave curé en reste coi, mais quel bonheur quand Kerouac perçoit chez lui « un oeil coulé en biais, très vite, comme le regard de quelqu’un qui applaudit, merci mon Dieu ».
L’autre rencontre, c’est cet ivrogne qui le regarde dans un coin du compartiment. Ces deux-là se comprennent sans se parler. Jack croit à l’amitié dans l’ivresse. Jean-Marie Noblet, c’est son nom, a le « regard avide et assoiffé comme s’il s’apprêtait à dire: “OK, alors où c’est que tu l’as planqué ce litron, dans ton imper ?” »
Les deux compères se lèvent et partent en quête de munitions. Pour cela ils doivent remonter sept voitures de voyageurs, enjambant « des vacanciers qui rentrent au pays ». Une fois dans le wagon-bar, l’Américain et son « sacré vieux Jean-Marie » achètent deux bouteilles de rosé qu’ils sifflent illico assis à même le sol avant d’en racheter deux autres. « Grands amis » pour de bon, ils regagnent « à toute vapeur le compartiment, en grande forme, ivres, échevelés ». Là, dit Jack, « nous brandissons nos bouteilles de vin sous le nez du pauvre curé, tout en discutant religion, histoire, politique ».
Mais le temps passe, on approche de la gare de Rennes. La nuit tombe. On voit « de tendres vaches dans les prés bleu-noir, près des clôtures ». Kerouac va être obligé de se séparer de son cher Noblet car celui-ci habite Rennes. Le train ne repart pas tout de suite. Kerouac doit descendre pour attraper d’autres wagons afin de gagner Brest. On suppose que le train se scinde d’un côté vers Quimper, de l’autre vers Brest. Noblet l’accompagne en lui montrant « le chemin sur le quai noyé dans la vapeur » (à noter que la portion de ligne Le Mans-Brest n’est pas électrifiée à l’époque, elle le sera jusqu’à Rennes en 1968).
Noblet fait un dernier geste d’importance. Il «m’arrêta devant un marchand de spiritueux, afin que je puisse m’acheter un flacon de cognac pour le reste du trajet », raconte un Kerouac, plein de mélancolie à l’heure de la séparation: « Il disparut dans la nuit, tel un personnage de Céline, mais à quoi peuvent servir les comparaisons quand on parle du départ d’un gentleman, véritable grand seigneur par surcroît, bien qu’il ne fût pas aussi ivre que moi. »
Avant que le train ne continue sa course nocturne vers Saint-Brieuc et Brest, Kerouac sert au lecteur de Satori à Paris un savoureux couplet sur l’histoire de Rennes. Rennes « n’est pas vraiment le coeur de la Bretagne parce qu’en 1793, Rennes était le quartier général de l’armée républicaine de la Révolution française qui se battait contre les Vendéens, installés plus avant. Et depuis elle est devenue et restée un tribunal, le chien policier qui surveille ces repaires de chiens sauvages » Les historiens apprécieront cette notice qui confond Chouans et Vendéens. Elle témoigne surtout du côté disons « réactionnaire » de Kerouac dont on sait qu’il abhorrait les hippies dont il avait pourtant inspiré le mode de vie et qu’il prit nettement position en faveur de la guerre du Vietnam. Son Rennes semble droit sorti des récits royalistes et des aigreurs basses-bretonnes à l’égard de la lointaine « capitale », jacobine, militaire et justicière. On n’est pas « Sieur de Kerouac » pour rien!
Maintenant que le train est parti, on a du mal à quitter cette histoire de Kerouac se saoûlant dans le Paris-Brest. Elle est trop courte. Elle invite à en dire plus, à imaginer. Par exemple à s’interroger sur la personne de Jean-Marie Noblet. Qui était-il, ce Rennais, ce jeune homme des années soixante, ce grand seigneur leveur de coude? Aucune trace sur internet. Lecteurs de cet article, venez à notre secours. A-t-il existé? Son nom est-il inventé? C’est très probable. D’une part à cause du « noble » et de « noblesse » suggérés par son patronyme et qui rejoint le désir aristocratique de Kerouac.
D’autre part, on peut rapprocher ce « Jean-Marie Noblet » de Michel Le Nobletz. Le célèbre missionnaire breton du début du 17e siècle, natif de Plouguerneau, est l’inventeur des fameux tableaux de mission (les « taolennou ») destinés à faire entrer par l’image la Réforme catholique dans le crâne des ouailles léonardes et cornouaillaises. Et l’on pense à Kerouac dans le wagon du Paris- Brest, jouant les prédicateurs, se prenant, qui sait, pour un Le Nobletz évangélisateur face à un ivrogne qu’il baptise ensuite du nom de Noblet. On pense aussi à Sur la route que Kerouac écrivit entièrement sur un rouleau de papier d’une longueur de 35 mètres. Les taolennou de Dom Michel Le Nobletz ne sont pas loin… Rapprochement osé, mais après tout.
D’autres que nous gambergent sur Noblet. En 2001, le poète Jacques Josse grand amateur de la Beat Generation a imaginé dans un livre, Ombres classées sans suite, ce qu’il advint du Rennais après le départ du train. Ce train qui « disparaît dans sa course vers l’ouest, laissant derrière lui une ville figée sous la flotte et qui ne possède pour seules lumières que les reflets ternes de ses reverbères collés à l’asphalte… » Kerouac s’est évanoui avec sa fiole de cognac. « Le marchand de spiritueux a fermé boutique. La pluie tombe toujours. Jean-Marie Noblet, dernier évadé du wagon-bar, titube en passant devant le Parlement. D’un coup, il sent le trottoir rouler sous ses godasses.
- « Hé Jack, fais pas le con », lance-t-il en partant d’un grand rire.
Il repense au cinglé sorti des Amériques. Récupère, une bonne minute, affalé sur les pavés avant de se rétablir en position verticale. Il jette un oeil alentour. Reprend sa valise et sa marche. Un kilomètre le sépare de son domicile. Il décide de le parcourir en petites enjambées en échangeant, à distance, ses impressions avec celles du buveur au gosier en pente qui a, aujourd’hui même, posé ses fesses sur la même banquette que lui, cet halluciné en cavale… »
À cette belle évocation répondra un an plus tard celle d’un autre poète breton, Alain Jégou. Dans un bref essai, Jack Kerouac et la Bretagne, il s’interroge sur le « Paris- Brest » en tentant de deviner ce qu’a pu y voir l’écrivain vagabond. Ce qu’il a vu? « Rien que des bobonnes et leurs chiards grincheux, des matafs, des troufions, des étudiants studieux, des paysans rougeauds, des vacanciers pâlots et des représentants de commerce », imagine Jégou. Pauvre Kerouac qui « cherche le dialogue et ne récolte que quelques regards fuyants ». Noblet descend à Rennes. « Jack continue à boire, en reluquant de son oeil schlass les lumières éparses qui éclairent subrepticement la sombre et mystérieuse campagne bretonne. »
On ne peut clore cette histoire littéraire sans répondre à la question de savoir si son voyage Bretagne a permis à Kerouac de retrouver ses ancêtres ? La réponse est non. L’écrivain a beau poser toute sorte de jalons, copiner avec le libraire-éditeur brestois Pierre Le Bris qu’il imagine en vague cousin. C’est non. Des « de Kervoac » oui, mais aucune trace de quelconques « Le Bris de Kervoac » en terre armoricaine. Jack rentre bredouille en Amérique. Se laisse envahir par sa lubie bretonne. Lance son copain finistérien Youenn Gwernig sur la piste. Rien n’y fait. La généalogie reste muette. Kerouac meurt en 1969 sans avoir percé le mystère des Le Bris.
Mais l’histoire n’a pas dit son dernier mot. Rebondissement, trente ans plus tard. Patricia Dagier, une généalogiste de Quimper, et Hervé Quémener, journaliste au Télégramme, sortent un livre-enquête: Jack Kerouac – Au bout de la route, la Bretagne. Non seulement, ils ont retrouvé le véritable ancêtre breton de l’écrivain mais ils ont découvert la raison pour laquelle on n’était jamais parvenu jusqu’alors à l’identifier. La raison en est que l’aïeul migrateur avait changé de nom en franchissant l’Atlantique pour s’installer au Québec.
Parti de son Huelgoat natal sous son vrai nom d’Urbain-François Le Bihan de Kervoach, il prit là-bas l’identité de Maurice-Louis Le Bris de Kervoach d’où l’impossibilité de « remonter » jusqu’à lui. Et si le sieur de Kervoach a changé d’identité, passant de Le Bihan à Le Bris, c’est qu’il avait beaucoup à se reprocher, raison pour laquelle il avait dû quitter très jeune, à l’âge de 18 ans, sa Bretagne natale. « Monsieur Urbain », comme on l’appelait dans son village était le fils du notaire royal du Huelgoat et connu pour être un fieffé fripon: menteur, voleur, usurpateur. Il s’exila en 1725 pour échapper aux geôles qu’on lui promettait et à la honte qu’il faisait peser sur sa famille.
En 2009, Patricia Dagier et Hervé Quémener ont complété leur travail par un second livre, Jack Kerouac, Breton d’Amérique. On y voit que le fameux « trésor » dont rêvait Jack n’était pas que chimère. « Une maison, quelques terres et 900 livres », voilà ce qui aurait dû revenir à l’exilé canadien si sa famille ne s’était pas employée à le spolier de tout héritage.
Ainsi s’achève le mystère des Kerouac marqués dès l’origine par le vagabondage et l’affabulation. Et l’aventure d’un lointain descendant qui n’eût de cesse de quêter inconsciemment ce legs, triturant le style pour atteindre le pur romanesque fût-ce au prix d’une fiole de cognac comme celle qu’il acheta un soir de juin en gare de Rennes.