PLACE PUBLIQUE> On constate depuis quelques années une recrudescence des débats sur la pré- sence des jeunes dans l’espace public urbain, en particulier dans les centres villes (déambulations de bandes, bruits, pratiques festives, apéro géants). Est-ce que, selon vous, ces débats sont récents ? Sur quelle base prennent-ils appui ?
LAURENT MUCCHIELLI > Les turbulences de la jeunesse, les discussions qu’elles suscitent, les désapprobations qu’elles provoquent de la part d’une partie des adultes et des personnes âgées sont tout sauf récentes. Il suffit d’ouvrir un livre d’histoire pour s’en apercevoir. Ce qui est inédit depuis quelques décennies ce ne sont fondamentalement pas les comportements des jeunes. Le sociologue est là pour essayer d’aller plus loin que ce qui est immédiatement visible. Bien sûr, la société de consommation et de communication créée en permanence des formes nouvelles de rassemblement et de fêtes juvéniles. Facebook et les apéros géants en sont le dernier exemple. Mais l’essentiel est ailleurs, il réside dans des évolutions autrement plus profondes.
Je crois que trois phénomènes assez récents à l’échelle historique fragilisent considérablement notre société. Le premier est l’anonymat croissant de la vie sociale, qui démultiplie les peurs et les réflexes punitifs. Tout change si l’on sait que les trois jeunes qui font du bruit en bas dans la rue ce soir, ce sont Lucas, Rachid et Kevin, les fils de messieurs et mesdames X, Y et Z, qu’on peut sortir, les appeler par leurs prénoms et leur demander de faire moins de bruit, ou bien si on ne sait pas précisément qui c’est, que les relations sont impersonnelles et qu’elles peuvent tourner facilement au mépris voire à l’agressivité. Même chose pour des rassemblements plus larges et pour des relations avec des représentants institutionnels. Tout change selon que l’on est dans l’anonymat ou l’interconnaissance. Or notre société est de plus en plus anonyme. C’est à mon sens un problème majeur des relations sociales.
Le deuxième phénomène, c’est le poids psychologique collectif d’une situation durable de chômage de masse et d’une perception bouchée de l’avenir. Cette ambiance « no future », qui touche évidemment tout particulièrement les milieux populaires et les petites classes moyennes, plombe encore plus ce moment de la vie déjà compliqué et difficile qu’est l’adolescence. Cela accentue certaines prises de risque et certaines fuites notamment dans l’ivresse.
Enfin, troisième phénomène majeur, l’évolution de la famille est marquée par un repli sur le « cocon » plus ou moins bien vécu, de l’espace privatif, où l’on consomme énormément d’images (télévision, jeux vidéos, ordinateur). Ceci contraste fortement avec une époque pas si lointaine où l’essentiel se passait dehors, où la plupart des jeunes rêvaient d’échapper à ce qui était souvent perçu comme un enfermement familial, et où ils rencontraient de fait d’autres adultes pour leur proposer de découvrir d’autres choses. Je pense en particulier à tous les mouvements de jeunesse et d’éducation populaire qui ont joué un rôle majeur dans l’encadrement éducatif et émancipateur des jeunes depuis la fin du 19e siècle, et pas uniquement des jeunes des milieux populaires. Or ces mouvements sont en crise, leur influence s’est considérablement réduite et la politique du gouvernement actuel est en train de les laminer financièrement. Au fond, quand un jeune d’aujourd’hui veut sortir sans ses parents le vendredi ou le samedi soir, qu’est-ce qui s’offre à lui en dehors du loisir purement commercial comme aller au cinéma puis manger un hamburger au Mac Do ? Où sont passées les maisons de jeunes ? Quels lieux non commerciaux leur sont ouverts le soir ? Et quand ils veulent partir en vacances l’hiver et l’été sans leurs parents, si le centre social municipal a des moyens limités et que la politique de la ville n’a plus de crédits (parce qu’on a tout mis dans le bâti), comment font-ils ? C’est souvent un vide dramatique que l’on constate dans les villes et les villages.
PLACE PUBLIQUE > La population, les décideurs prennent souvent appui sur les risques encourus par la population et par les jeunes eux-mêmes pour expliquer les mesures prises pour canaliser les jeunes. Qu’en pensezvous ?
LAURENT MUCCHIELLI > Il est hélas révélateur que la jeunesse soit souvent perçue davantage comme un ensemble de risques que comme un ensemble de potentiels. Le vieillissement général de la population y contribue, de même que l’utilisation politicienne de la peur et de la prétendue « insécurité », que certains prétendent combattre en faisant miroiter en retour une société à « zéro risque » ce qui est un fantasme ridicule et un mensonge éhonté. Enfin, il y a généralement chez les décideurs une méconnaissance frappante de ce qu’est l’adolescence et de ses difficultés qui ne peuvent pas être gommées et qui nécessitent du temps pour passer.
Alors bien sûr, tout ceci ne signifie pas qu’il n’existe pas des risques inhérents à l’adolescence et aux rassemblements de jeunes. C’est un fait, qui doit être anticipé et organisé par les pouvoirs publics. Et cela n’a rien de nouveau. Dans la région où je vis, l’on n’a pas eu besoin des « apéros géants » pour se demander comment canaliser les jeunes qui viennent en grand nombre dans les fêtes votives et les férias, qui y consomment énormément d’alcool et qui peuvent poser des problèmes de violences (bagarres), de dégradations, d’accidents de la route, de noyades dans les rivières, de comas éthyliques, etc. Ceci suppose une organisation policière, sanitaire et sociale. Mais, encore une fois, à mon sens le problème n’est pas dans le détail technique des choses. Il est bien plutôt dans l’état d’esprit général, dans la façon globale de poser les questions.
PLACE PUBLIQUE > Comment selon vous serait-il possible d’améliorer la coexistence de ces populations dans les espaces publics urbains ?
LAURENT MUCCHIELLI > Je reviens à l’une de mes propositions de tout à l’heure qui est de réfléchir aux problèmes de l’anonymat croissant des relations sociales et de la réduction des solidarités de proximité. Si chacun reste enfermé chez soi devant sa télévision et que la rue reste un espace désert et anonyme où l’on ne fait que passer le plus vite possible sans s’arrêter car on n’y reconnaît personne, alors on ne sortira pas du problème. Comment resocialiser nos villes ou plutôt nos quartiers ? Quel genre d’espaces d’appropriation collective pourrait-on imaginer ? Quel genre de liens de voisinage, de liens intra et intergénérationnel pourrait-on favoriser ? Les fêtes de quartier ou fêtes d’immeuble, qui existent depuis quelques années, sont généralement des succès. Mais cela reste perçu comme exceptionnel et les pouvoirs publics ne s’y intéressent pas, ils trouvent simplement que c’est « sympa ». Or c’est beaucoup plus que ça. Mais encore une fois, on ne pose pas le problème dans le bon sens. On prend comme un fait acquis ce qu’on appelle « l’individualisme des gens » et on ne réfléchit plus qu’en termes de sécurisation des lieux où circule cette foule anonyme.
On en arrive alors à cette aberration qu’est la mode actuelle de la vidéosurveillance. Je dis bien aberration, pour trois raisons. D’abord parce que les recherches scientifiques indépendantes montrent que ce n’est pas une technique déterminante dans la prévention ni la répression de la délinquance. L’effet n’est pas nul, mais il est statistiquement extrêmement faible. Pour être plus fort, il supposerait un renforcement des effectifs de police sur le terrain afin d’arriver plus vite sur les lieux du problème, or c’est l’inverse qui se passe (la vidéosurveillance est même présentée aux élus comme un substitut à la réduction des effectifs de police et de gendarmerie, ce qui est comble !). Ensuite parce que cela est ruineux pour les collectivités territoriales si l’on veut que ce soit un minimum efficace (car le coût principal n’est pas celui du matériel dont on parle toujours, c’est celui de l’embauche des agents qui regarderont les écrans, ce dont les sociétés qui vendent la vidéosurveillance ne parlent évidemment pas). Enfin parce que cet argent gaspillé dans ce mirage technologique est enlevé ailleurs dans les budgets de prévention et de sécurité, que cela empêche donc de mener d’autres actions.
Un exemple parmi beaucoup d’autres : un service de prévention de la région bordelaise m’a récemment contacté pour l’aider à réagir devant cette situation. Le service met en place des actions de réparation pénale pour les mineurs depuis plusieurs années, et c’est une belle réussite. Son budget 2011 est menacé parce que la vidéosurveillance a tout raflé. Cette mode politique est ainsi une véritable catastrophe pour la prévention en même temps qu’une singulière gabegie pour les finances publiques. Et pourtant, les caméras se multiplient à « vitesse grand V » et bien au-delà des clivages idéologiques ou supposés tels. Certes, cela se comprend bien politiquement : d’une part la vidéosurveillance rassure une partie des électeurs inquiets (les personnes âgées, les commerçants du centre-ville) et laisse indifférents la plupart des autres ; d’autre part cela permet un affichage local important et immédiat car cela se voit tout de suite.Mais au-delà de cet usage politicien, le succès de la vidéosurveillance me semble particulièrement révélateur de notre incapacité collective à réfléchir à ce problème à mes yeux majeur du délitement des liens sociaux de proximité.