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Dossier
#10
Les villes de l’Ouest préfèrent la médiation
RÉSUMÉ > Pressés d’agir par leurs administrés qui revendiquent leur « droit à la sécurité » mais aussi par l’État, les maires des grandes villes sont amenés à se doter de moyens propres, polices municipales ou caméras de vidéosurveillance. Sur ce point, les maires des grandes villes de l’Ouest se distinguent par une mé- fiance à l’égard des polices municipales et, pour certains, par une résistance aux pressions de l’État en faveur de la vidéosurveillance. Ils privilégient la médiation sociale à travers notamment le dispositif des correspondants de nuit qui constitue la marque de fabrique des villes de l’Ouest.

     L’insécurité est devenue une des préoccupations centrales des maires des grandes et moyennes villes françaises. Les trois grandes villes de l’Ouest – Nantes, Rennes et Brest – ne font pas exception même si sur ce terrain, les maires ont plutôt tendance à jouer la « discrétion ». Contrairement à certains qui endossent volontiers le rôle de patron de la sécurité dans leur ville, le maire de Nantes, Jean-Marc Ayrault, rappelle que l’État est le principal responsable de la sécurité et qu’il n’est qu’un simple « partenaire ». Néanmoins, pressés d’agir parleurs administrés qui revendiquent leur « droit à la sécurité » mais aussi par l’État, les maires des grandes villes de l’Ouest sont amenés, comme leurs homologues, à se doter de ressources propres (humaines, matérielles, réglementaires voire symboliques). Parmi tous les outils mobilisés, ceux qui sont aujourd’hui les plus significatifs et les plus visibles de l’intervention des villes françaises sont la mise en place d’une police municipale armée ou non et l’équipement des espaces publics en vidéosurveillance. Bien souvent, ces outils constituent les « vitrines » des politiques municipales de sécurité. Sur ce point, les maires des grandes villes de l’Ouest se singularisent par une méfiance à l’égard des polices municipales et, pour certains, par une résistance aux pressions de l’État les incitant fortement à s’équiper en vidéosurveillance. Ils préfèrent privilégier la carte de la médiation sociale à travers notamment le dispositif des correspondants de nuit dont on serait tenté de dire qu’il constitue la marque de fabrique des villes de l’Ouest.  

Des villes modérément équipées en policiers municipaux

     Le retour des polices municipales qui, ne l’oublions pas, étaient les principales polices des villes sous la Troisième République avant la nationalisation de la police du quotidien en 1941, est l’une des principales caractéristiques du nouveau paysage local de la sécurité. En l’espace d’une vingtaine d’années, le nombre de polices municipales a doublé et le nombre de policiers a plus que triplé. On comptait, en 2008, 3 452 polices municipales (soit 9 % des communes françaises dotées d’une police municipale) pour un total de 18 172 agents alors qu’il n’y avait en 1984 que 1 748 polices municipales pour 5 641 agents. Par comparaison, la France compte 144 834 agents de police nationale et 103 806 agents de gendarmerie nationale. Les forces de police municipale, parfois qualifiées de « troisième force de police », représentent donc à peine plus de 6 % des effectifs globaux de policiers. Certes, elles demeurent numériquement peu nombreuses. Mais ce qui est frappant est leur progression très rapide. Entre 1998 et 2004, l’augmentation globale des effectifs de ces agents est de 26,1 %.
     Une des conséquences du développement des polices municipales est la part croissante consacrée dans les budgets municipaux à ce type de dépenses. Dans les grandes villes (plus de 100 000 habitants), les dépenses par habitant consacrées aux polices municipales représentent 28 € par habitant contre 21 € en moyenne pour les villes de 10 000 à 25 000 habitants. L’expansion des polices municipales tient, pour une large part, à l’incapacité de l’État à répondre aux sollicitations d’une population en attente de réponse aux désordres quotidiens troublant la tranquillité publique. Cette dernière s’est traduite par une délégation croissante de missions de surveillance, de l’État vers les municipalités, mais aussi vers le secteur privé qui aujourd’hui, avec plus de 150 000 agents, constitue la principale force de sécurité dans les villes.
     L’augmentation du nombre de policiers municipaux tient aussi à la clarification depuis une dizaine d’années par le législateur de leur statut, de leurs pouvoirs – en matière de sécurité routière, de relevé d’identité – et de leurs missions : gérer les conflits de voisinage, la violence domestique, assurer la sortie des écoles, procéder à l’enlèvement des véhicules abandonnés, verbaliser pour dépôts sauvages, résoudre les problèmes de rassemblement de jeunes, procéder à des contrôles d’alcoolémie ou de vitesse, assurer une surveillance dissuasive par des patrouilles pédestres, encadrer des manifestations sportives ou culturelles, porter assistance à la population … la liste n’est pas exhaustive ! Toutes ces missions ne sont toutefois pas réalisées et investies de la même manière par les polices municipales. La nature de leur activité varie considérablement selon les priorités voire la doctrine d’emploi qui leur sont fixées ou qu’elles se fixent en l’absence d’orientation politique.
     De manière un peu schématique, on peut considérer avec Virginie Malochet qu’il existe deux modèles de police municipale. Un modèle de police « soft », valorisant les missions de prévention par de l’îlotage, le dialogue et la médiation dans une perspective de régulation sociale et de tranquillité publique. Un modèle de police « hard », valorisant les opérations de contrôle, de verbalisation, « les flags » et les interpellations, dans une perspective plus ouvertement répressive de lutte contre la délinquance.

     Acte politique fortement marqué à la fin des années 1970, période où l’on assiste à la renaissance des polices municipales, la création d’une police municipale s’est donc incontestablement aujourd’hui banalisée. Curieusement, elles demeurent peu nombreuses dans le grand Ouest et lorsqu’elles existent, peu importantes au regard des autres villes françaises. Nantes compte 80 agents de police municipale, Rennes un peu plus de 50 et Brest se singularise plus encore puisqu’elle est la seule ville française de plus de 100 000 habitants (avec la ville du Mans), à ne pas disposer d’une police municipale.
     Son maire, François Cuillandre, déclarait récemment encore son hostilité, « unanimement partagée par le conseil municipal » à tout projet de création d’une police municipale car « la sécurité publique doit être assurée par la police nationale. Une police municipale fonctionnant 24 heures sur 24 et 365 jours par an obligerait à prévoir six ou sept personnes pour un seul poste. Cela serait trop coûteux et nous risquerions de voir l'État se désengager de ses missions régaliennes. » Par comparaison, la ville d’Orléans dispose d’un service de 108 agents de police municipale, celle de Nice de 450 et celle de Strasbourg de 158. Une inflexion dans les discours et les moyens alloués aux polices municipales de Rennes et de Nantes se dessine toutefois. À Rennes, le successeur d’Edmond Hervé à la tête de la municipalité depuis 2008, Daniel Delaveau, a renforcé le nombre d’agents de sa police municipale et affirmé sa volonté d’en faire un outil plus large de dissuasion en redéfinissant sa doctrine d’emploi. De même, si la politique nantaise est de contenir les effectifs des policiers municipaux et de limiter leur champ d’intervention, un renforcement de cette police a clairement été recherché en s’appuyant sur d’anciens agents de la police nationale dont le savoirfaire policier est perçu comme un gage d’efficacité.
     La police municipale est ainsi dirigée par l’ancien commandant de police nationale de Nantes qui était auparavant en charge de la mise en oeuvre de la police de proximité. Et à la tête du service « prévention-tranquillité publique » se trouve un ancien directeur des Renseignements généraux. Il s’opère de la sorte une forme « d’indigénisation » des services de polices municipales par des policiers nationaux dont l’expérience professionnelle antérieure peut favoriser le transfert de savoir-faire policiers. Le risque est que la police municipale ne tende à vouloir calquer le modèle de la police nationale et non à agir sur le créneau que cette dernière a progressivement abandonné : celui de la prévention par le dialogue et la dissuasion. Sur le plan de la doctrine d’emploi, les deux polices municipales, qui ne sont pas équipées en armes de 4e catégorie (revolver, pistolet), affichent des priorités d’action semblables – îlotage, dialogue – les situant plutôt dans la ligne d’une conception « soft » de la police municipale.

La marque de fabrique de l’Ouest : les correspondants de nuit

     Pour assurer la « tranquillité publique », les villes de l’Ouest mobilisent plutôt un autre type de professionnels : les médiateurs sociaux aux dénominations diverses – correspondants de nuit, médiateurs de quartier, agents d’ambiance, agents de paix sociale… Les missions de ces nouveaux agents de sécurité, affectés aux transports en commun, à un quartier sensible ou encore à des équipements sportifs, sont avant tout de pacifier l’espace public. Ils doivent affirmer par « leur seule présence, que personne ne peut confisquer la rue, le bus, le parking » et, ensuite, de tenter de désamorcer les conflits d’usage de ces espaces : conflits entre les jeunes des quartiers sensibles et les institutions, conflits entre résidents d’immeubles ou entre communauté ethniques. Ces nouveaux acteurs de la sécurité assurent, en fin de compte, bien souvent des missions de régulation et de surveillance dissuasive des espaces publics que les policiers – nationaux ou municipaux – ne souhaitent plus assurer en raison du caractère peu valorisant de ces tâches.
     En ce domaine, Rennes est à l’origine d’une expérimentation qui, depuis une dizaine d’années, s’est institutionnalisée et développée dans nombre d’autres villes françaises, celle des correspondants de nuit. En 1994, à l’initiative de l’adjoint au maire chargé des questions de prévention et sécurité, Jean-Yves Gérard, est créé un service original visant à réguler les conflits de voisinage, à diminuer le sentiment d’insécurité, à veiller au cadre de vie et à porter assistance et protection aux personnes en détresse : les correspondants de nuit. Gérés par une structure associative, la Régie Optima, ce dispositif d’abord expérimenté dans deux quartiers (Le Blosne et les Champs Manceaux) est étendu à trois autres quartiers (Maurepas, Patton et Villejean). Nantes emboîte le pas en se dotant, au début des années 2000, d’une équipe de vingt correspondants de nuit intervenant dans quatre quartiers d’habitat social.
     Ce dispositif connaît un succès certain. Il se voit progressivement repris dans plusieurs villes françaises dont Paris qui dispose aujourd’hui d’un service comptant cent vingt médiateurs. Néanmoins, ces professionnels ont parfois des difficultés à trouver leur place parmi les institutions chargées de réguler les espaces publics. Ils ont du mal à définir la spécificité de leur rôle au regard d’autres professions aux missions voisines comme celles d’animateur social ou d’éducateur de rue. S’y ajoute une absence de reconnaissance par les corps professionnels établis, notamment les policiers nationaux, qui tendent à les considérer comme de simples informateurs de faits illégaux ; absence de reconnaissance aussi sur le plan des rémunérations et des perspectives de carrière. De manière significative, au coeur des revendications des correspondants de nuit lors d’une grève conduite pas les salariés d’Optima fin 2008, se trouvait la question de la reconnaissance de leur rôle. Si le dispositif perdure à Rennes, à Nantes, les correspondants de nuit sont désormais des « médiateurs de quartier » n’intervenant plus qu’en journée. La ville de Brest s’est inscrite dans le même créneau recrutant, à la place de policiers municipaux, des gardes urbains. Pour assurer le respect des usages dans les espaces publics, dissuader, une équipe de six agents de médiation vient renforcer l’action des « inspecteurs du domaine public ». Chargés d’une mission d’écoute auprès des habitants et de repérage des éventuels problèmes dans le quartier, ces inspecteurs s’apparentent par leurs missions aux policiers municipaux sans en avoir ni le statut, ni l’uniforme ni les pouvoirs afférents. Pas question d’afficher trop ostensiblement les pouvoirs répressifs du maire, ici encore, la discrétion prévaut.

La résistance à la vidéosurveillance

     Conjointement au développement de moyens humains, nombre de villes se dotent, et de manière croissante, de dispositifs à dominante technique. L’objectif est de protéger des espaces publics ou des bâtiments faisant partie de leur patrimoine afin de réduire les risques de malveillance susceptibles de générer des coûts de réparation importants. La vidéosurveillance est emblématique de cette approche. Utilisée dès le début des années 1990 par les villes, elle s’est depuis cinq ans très fortement développée. En 2008, le ministère de l’Intérieur estime ainsi que plus de 1 500 communes sont équipées en dispositifs de vidéosurveillance des espaces publics. Elles n’étaient que 850 en 2005 et une dizaine à la fin des années 1990. Paradoxalement, au regard des coûts financiers extrêmement importants (tant en fonctionnement qu’en investissement de cet outil) et de ses coûts sociaux, il n’existe aujourd’hui aucune évaluation qui en démontrerait l’efficacité dissuasive ou répressive. Ce n’est donc pas l’efficacité du dispositif qui explique son essor rapide mais une politique financière extrêmement incitative du gouvernement, un assouplissement des règles juridiques encadrant son installation et sa gestion, le lobby des industriels de sécurité et le fait qu’elle constitue un remarquable instrument de « marketing politique ». Elle permet en effet aux maires de faire montre de leur volontarisme sur ce terrain, d’agir ou de penser agir sur le sentiment d’insécurité des populations les plus revendicatives et influentes, en particulier les commerçants et les résidents du centre-ville.
     Le successeur d’Edmond Hervé à Rennes, Daniel Delaveau, a fait le choix d’équiper deux quartiers de la ville en vidéosurveillance non sans que cette question ait suscité de fortes divisions au sein de la majorité municipale. Dans le cadre de la Charte de la vie nocturne, signée en septembre 2009, des caméras ont été placées sur le lieu névralgique de la vie nocturne rennaise (la place Saint-Anne et la rue Saint-Michel). Le maire affiche sa prudence et présente son projet comme « expérimental », reconnaissant que « l’efficacité d’un tel système n’est pas prouvée ».
     À Nantes, en revanche, le maire s’est jusqu’ici très clairement opposé à sa mise en place dans les espaces publics par la voix de son adjoint à la tranquillité publique, un ancien responsable des Renseignements Généraux – dont la posture critique fait autorité en raison de son expérience policière. Brest y est également opposée comme Quimper. Ces grandes et moyennes villes font exception aujourd’hui tant, en raison des aides financières et du discours sur l’efficacité dont cet outil serait porteur, nombre de maires se laissent séduire. Indiscutablement, il existe une singularité dans le traitement des questions de sécurité par les villes de l’Ouest et son affichage : le choix de la discrétion. On est ici loin de l’image du « maire patron » de la sécurité dans sa ville !