« Les paysans de l’agglomération rennaise ne sont plus des ruraux. Ils ont le même mode de vie que les autres habitants », estime André Chouan, éleveur de poules pondeuses et maire de L’Hermitage. Si, dans leur majorité, ils ont pris la suite de leurs parents à la ferme, l’exploitation n’est plus systématiquement familiale. L’épouse exerce souvent un métier à l’extérieur. Les agriculteurs prennent des vacances. Leurs enfants voyagent, découvrent le monde comme tous les jeunes de leur âge, ils rêvent d’un autre métier que celui de leurs parents.
Le sociologue Ali Aït Abdelmalek, de l’université Rennes 2, confirme: « Il n’y a plus d’identité rurale dans les communes proches de la ville. Autrefois, les gens de la campagne associaient la ville à la modernité, à la vitesse, à la jeunesse. À l’inverse, pour les citadins, le monde rural évoquait la tradition, le calme, la vieillesse. » Ces regards réciproques caractérisaient et fixaient les identités des uns et des autres. Un citadin se définissait généralement par son métier : « Je suis commerçant, technicien ou fonctionnaire », le rural par son territoire: « Je suis d’Orgères, de Pacé ou de Mordelles ». Ces différences qui séparaient les identités rurales et citadines ont été progressivement gommées depuis les années 50.
Si les marques de la ruralité s’estompent, l’agriculture reste bien présente dans l’agglomération rennaise. Quelques chiffres*: 30 000 hectares de terres agricoles, 670 exploitations d’une superficie moyenne de 45 ha.
C’est une agriculture conventionnelle, pour une très large part, où domine la production laitière. La proximité de ville favorise cependant de nouvelles pratiques avec la vente directe et l’agriculture biologique.
L’homogénéisation s’explique par l’effet combiné de la révolution agricole de l’après-guerre et de l’urbanisation galopante durant la même période.
Jusqu’aux années 60, la grande majorité des fermes de la périphérie rennaise vivaient sur un mode polyculture élevage. Quelques vaches, quelques cochons, de la volaille… Les cultures de céréales, blé, avoine, orge et pommes de terre nourrissaient les bêtes. Le fumier produit par l’élevage allait ensuite engraisser la terre. À cette époque, un beau tas de fumier, bien en vue à l’entrée de la ferme, était une fierté pour le paysan. C’était le signe d’une exploitation bien tenue.
Philippe Colleux, agriculteur et conseiller municipal à Chavagne, se rappelle: « Mon père, qui était un militant actif du progrès était très strict pour le fumier. Étant gamin, nous devions le monter bien au carré, le tailler sur les côtés. »
Le citadin avait souvent un point de vue différent en découvrant le tas de fumier trônant dans la cour de la ferme. C’était un signe de saleté et d’attardement. Une image renforcée par les conditions d’habitation précaires des paysans. Les familles étaient nombreuses, plusieurs générations vivaient entassées dans deux ou trois pièces. Il n’y avait pas de chauffage, l’eau était tirée du puits, parfois pas d’électricité, l’habitation jouxtait l’étable dans le même corps de bâtiment.
« Nous étions pris pour des bouseux, des culs-terreux, nous ressentions du mépris de la part des gens de la ville », explique Philippe Colleux.
Les paysans des années 50 enviaient le confort des « villotins ». Ils rêvaient de modernité. Un rêve qu’ils réaliseront en deux décennies.
« L’électricité et l’eau courante sont arrivées début des années 50. Tout a changé presque du jour au lendemain. L’éclairage a été installé dans tous les bâtiments, les lampes à pétroles « pigeon » ont été remisées. Au début nous avions trois robinets pour l’eau: un dans la maison, le second dans la cour, le dernier dans l’étable que nous avons équipée d’une trayeuse électrique. Pour la maison, ma mère a commencé par acheter une machine à laver, puis de l’électroménager, une frénésie, je crois que dans le coin, nous avons été dans les premiers à avoir la télévision », se rappelle Philippe Colleux.
En une vingtaine d’années, les paysans vont concrétiser leur rêve de confort à la maison comme au champ. Leurs revenus augmenteront avec la mécanisation et la rationalisation des productions agricoles.
Durant cette période, l’urbanisation explose. Les paysans de la périphérie voient pointer les tours des nouveaux quartiers de Rennes au dessus de leurs haies.
Dans les communes de l’agglomération, les lotissements s’étendent, en particulier avec l’installation de l’usine Citroën. Bruz, un petit bourg de 2 700 âmes en 1960, compte aujourd’hui plus de 17 000 habitants et a rejoint Vitré la quatrième place des villes du département.
À Vezin-le-Coquet, en 1980, Yves Caillard s’installe sur 50 ha où il élève des bovins. En une dizaine années, il perd la moitié de sa surface. Il se reconvertit dans l’élevage de poules pondeuses bio qui demande moins d’espace.
À Saint-Grégoire, en 1990, la voie express vers Saint- Malo coupe en deux l’exploitation laitière des parents de Jean-Paul Gabillard. Durant plusieurs années, il lui faut mobiliser cinq ou six personnes et une bétaillère pour transporter le troupeau d’un côté à l’autre de la route. En 1997, il reconvertit la ferme dans le maraîchage biologique sur 24 ha. La construction récente de l’échangeur de la Brosse vient de lui enlever 2 ha.
Les exemples du grignotage sont nombreux, à l’approche des entrées de Rennes et dans les communes de l’agglomération. Le PLH, Programme local de l’habitat prévoit une augmentation des logements de 6 % par an durant les dix prochaines années.
Tous les ans, 400 hectares de terres agricoles sont mangés par la création de zones d’activités, de voiries, d’habitations et d’aménagements divers. À ce rythme, les terres cultivables et les paysans de l’agglomération auront disparu avant la fin du siècle si aucune mesure ne vient contenir ce mouvement.
Afin de maintenir une activité agricole forte, l’expansion urbaine doit être freinée, tout en favorisant le développement de nouvelles activités. L’équation est difficile à équilibrer. Le PLA, le Programme local de l’agriculture mis en oeuvre par Rennes Métropole et la Chambre d’agriculture prévoit de diminuer par deux le grignotage des terres. Les communautés de communes des Pays de Châteaugiron, d’Aubigné et de Liffré, les ont rejoints dans cette démarche. Dans les communes, on préfère maintenant construire des petits collectifs de deux étages moins gourmands en espaces que les pavillons individuels. Mais au-delà des préoccupations foncières le PLA affiche l’ambition plus large de permettre aux paysans de s’adapter au nouveau contexte énergétique et climatique. L’augmentation du prix de l’énergie alourdit les coûts des productions agricoles et de leur transport.
L’avenir semble donc être aux circuits courts entre les producteurs et les consommateurs qui constituent un marché de 400 000 habitants dans l’agglomération rennaise.
Jusqu’à la fin des années 50, les circuits courts prédominaient.
« Mes parents avaient 10 vaches et 20 cochons, ils livraient le beurre à Rennes et le cidre dans les cafés » explique Jean-Yves Trubert, éleveur de porc à Pacé.
Le lait était transformé à la ferme. La crème était séparée puis barattée. Le petit lait entrait dans la nourriture des cochons. Le beurre, les oeufs étaient livrés à Rennes, une à deux fois par semaines dans des épiceries, chez des négociants et sur les marchés. La viande et les légumes du pays suivaient le même itinéraire. Un cycle équilibré qui a été bousculé dans les années 60. Les exploitations agricoles se sont spécialisées et ont intensifié leurs productions afin de répondre à la demande des industries agroalimentaires en plein essor. Dans le même temps, les grandes surfaces se développaient avec l’afflux de population dans l’agglomération.
Les marchés ont résisté à la tendance, en particulier celui des Lices au coeur de la ville. C’est le 3ème marché de France, avec 10 000 visiteurs en moyenne le samedi matin, une quarantaine de producteurs de fruits et légumes du pays de Rennes sur les 265 étals.
Si dans leur grande majorité les exploitations restent conventionnelles, la proximité de la ville incite les paysans à prendre des initiatives pour s’adapter à la demande des citadins. Les produits biologiques et les labels se multiplient. Avec la vente directe les paysans se font aussi commerçants.
1,5 % du chiffre d’affaires de l’alimentation sur le territoire de Rennes métropole est réalisé dans les circuits courts, les marchés, la vente directe, les paniers de légumes des AMAP (associations de consommateurs).
Par circuit court, on entend le contact direct entre le producteur et le consommateur, ou par l’intermédiaire d’un commerçant, d’un restaurateur et de la restauration collective. 30 % de ces produits sont biologiques.
En 1992, une dizaine d’agriculteurs proches de la Confédération Paysanne se regroupe pour ouvrir le premier magasin de producteurs de l’agglomération, Brin d’herbe, à Chantepie. « Nos revenus étaient trop dépendants de la variation des cours du marché, d’une part, et des coûts à la hausse des matières premières d’autre part, en vendant directement nos produits, nous avons la satisfaction de proposer des produits de qualité et nous maîtrisons mieux nos revenus » explique Yves Caillard l’un des créateurs. La proximité de la ville facilite la démarche, les consommateurs sont au rendez-vous. Brind’herbe propose une diversité de produits légumes et fruits de saison, viande, oeufs, jus de pomme, conserves, pour la plupart biologiques, mais pas uniquement.
Un second magasin paysan est ouvert quelques années plus tard à Vezin-le-Coquet.
Aujourd’hui le groupement compte 18 producteurs adhérents. « Nous avons une clientèle régulière, certains viennent deux ou trois fois par semaine, nous enregistrons en moyenne 1000 actes d’achats par semaine. »
Les paysans assurent eux-mêmes la vente, durant les trois jours d’ouverture par semaine. L’organisation est bien rodée, les heures de présence au magasin sont en rapport avec leur chiffre d’affaires. « Je vends 95 % de ses oeufs bio dans les deux magasins et j’assure assure en moyenne cinquante jours par an, soit environ une journée par semaine. »
Sur son exploitation de 65 ha à Pacé, Jean-Yves Trubert élève 2 000 porcs. Il pratique la vente directe depuis plusieurs années. « Nous produisons une viande label rouge, les porcs ne reçoivent pas d’antibiotique, ils sont nourris avec des aliments produits à la ferme, on y ajoute de la graine lin pour les oméga 3 » En 2005, il aménage un bâtiment en laboratoire de transformation et propose des cassettes de viande crue sur commande. 20 % de sa production passe en vente directe.
Fin 2011, un nouveau bâtiment est aménagé en magasin. Il étend son activité aux produits transformés, la charcuterie. « Nous avons recruté deux bouchers charcutiers pour la transformation et un ouvrier porcher pour s’occuper de l’élevage. Notre objectif est de passer 30 % de la production en vente directe ».
À Mordelles, Jean-Michel Nozay et Philippe Berthelot élèvent une quarantaine de vaches sur leurs 70 ha à quelques kilomètres du bourg. Face à l’église, dans un petit chalet en bois, ils ont installé un distributeur automatique de lait cru. « Tous les matins, après la traite, à 9 h 30, nous embarquons un petit tank réfrigéré plein de lait frais dans la camionnette. Nous récupérons le tank de la veille. Le lait restant part à la coopérative ». Les deux producteurs distribuent, en moyenne, tous les jours une trentaine de litres lait labellisé Bleu-Blanc-Coeur à forte teneur oméga 3. « C’est un investissement lourd, 40 000 €, nous devons amortir la machine sur sept ans ».
Au-delà de l’intérêt économique des circuits courts, la vente directe redore l’image des paysans dans la population, une image écornée par les excès de l’agriculture intensive et ses conséquences sur l’environnement. Les contacts entre les paysans et les consommateurs aplanissent les points de friction liés à l’activité agricole sur un territoire urbain.
Les paysans ont besoin d’espaces pour les cultures et l’élevage. Les terres sont leur outil de travail, alors que les citadins considèrent ces espaces comme une composante de leur cadre de vie où prime l’aspect esthétique du paysage.
Les fermes sont disséminées dans la compagne contrairement aux activités industrielles et artisanales cantonnées dans des zones.
L’urbanisation a contribué à morceler les exploitations. Quand un paysan doit céder une parcelle pour la construction d’une route, d’un échangeur ou d’une zone artisanale, il lui faut retrouver de la terre cultivable ailleurs, parfois loin de la ferme.
Les terres de Jean-Yves Trubert se répartissent sur trois cantons, 11 ha près de la rocade, 2 ha à Saint-Grégoire et 7 ha près de L’Hermitage « C’est parfois un vrai cassetête pour déplacer les machines, les aménagements des centres bourgs n’ont pas suffisamment pris en compte nos contraintes de déplacement, et puis il y a les heures de pointe à éviter. »
Les travaux agricoles sont aussi tributaires du temps. « Il nous arrive de travailler tard dans la nuit quand il fait beau. Les bruits des tracteurs et des moissonneuses ne sont pas toujours appréciés de la population, c’est souvent la méconnaissance des contraintes de notre métier qui provoque les frictions, mais avec un peu de diplomatie et d’explications on arrive à calmer les irritations », explique André Chouan, le maire de L’Hermitage.
Espace-travail, la campagne est aussi un espace de bien-être pour les paysans. La replantation et l’entretien des haies bocagères marque un changement après la période de remembrement des terres agricoles.
Aujourd’hui, les agriculteurs et les citadins ont la même perception du paysage. Depuis une vingtaine d’années, près de 700 km de haies ont été plantées dans le pays de Rennes. Le PLA met l’accent sur cette démarche. Les jeunes arbres sont gratuits. À la charge des paysans de planter et d’entretenir les haies dont le bois peut alimenter partiellement des chaudières comme à Vezin-le Coquet.
Les pionniers de la modernité agricole des années 50 étaient des ruraux. À la périphérie de Rennes, ils se sentaient différents des citadins par leur mode de vie. La question de la différence ne se pose plus chez leurs enfants, et encore moins chez leurs petits enfants qui ont repris la ferme. Ils apprécient les avantages de la ville, les services, les commerces, l’animation. Ils sont nés et ont grandi avec l’urbanisation.