de Rennes 2.
Dès l’annonce de la publication des premiers livres imprimés à Mayence, le roi de France Charles VII comprit les enjeux de la découverte de Gutenberg. Mais comment faire venir les presses en France et profiter de cette invention ? Dès 1458, le roi ordonna à l’un de ses graveurs de pièces d’aller travailler incognito dans l’atelier allemand pour y apprendre cette technologie nouvelle. L’histoire de l’imprimerie en France débuta donc par une tentative d’espionnage industriel.
Mais cette tactique fut vouée à l’échec. Après avoir appris à imprimer, l’espion, Nicolas Jenson, préféra s’installer à Venise et ce fut là qu’il devint l’un des typographes et hommes d’affaires les plus novateurs de son temps. En fin de compte, il fallut attendre l’arrivée d’imprimeurs allemands à la faculté de théologie de la Sorbonne pour que les premières presses fonctionnent sur le sol français, et ce bien des années plus tard, en 1470. Ce fut donc le pouvoir ecclésiastique et non le pouvoir royal qui put en premier profiter de l’apparition du livre imprimé dans le royaume. Trois ans plus tard, ce fut au tour de Lyon d’accueillir les presses et, ensemble, ces villes devinrent rapidement deux des trois centres d’imprimerie les plus importants d’Europe. Après des débuts plutôt lents, l’industrie du livre prospéra en France.
Les débuts de l’imprimerie en Bretagne furent, en cela, très différents. Lorsque les presses arrivèrent dans le duché dans les années 1480, elles s’installèrent tout d’abord dans un lieu surprenant : le village de Bréhan, au centre de la Bretagne. Là, les typographes reçurent la protection d’un seigneur local d’importance secondaire, Jean de Rohan, sieur du Gué de L’Isle. Cette presse imprima toute une série d’ouvrages qui cherchait à divertir plutôt qu’à instruire son lectorat. Avec des ouvrages en vers tels Les loys de trespassez, un extrait vulgarisé du Secret des secrets sur la physionomie, nous sommes loin des traités universitaires austères et latins de la presse de la Sorbonne. Les presses se propagèrent rapidement dans le duché. L’année suivante, au nord du duché, une presse s’installa à Tréguier et une autre plus à l’Est à Rennes. Dans les années qui suivirent, on imprima près du monastère de Lantenac (1488) puis à Nantes (1493).
À première vue, l’arrivée des presses semble réussie : 5 centres en moins de 10 ans en Bretagne ! Mais ce succès d’apparence dissimule en réalité un échec. L’imprimerie s’envola aussi rapidement qu’elle était venue. La presse de Bréhan fonctionna pendant moins d’un an avant de s’installer brièvement à Lantenac. Celles de Nantes, Rennes et Tréguier eurent une production bien modeste et disparurent également. La Bretagne se retrouva une fois de plus sans aucun centre d’imprimerie. Mais ceci ne veut pas dire que les Bretons furent privés de livres ou de lecture, bien au contraire.
L’échec des premières tentatives des typographes en Bretagne fut sans doute en partie imputable à l’accès de plus en plus facile que les Bretons avaient aux livres imprimés ailleurs. En cela, Rennes nous fournit un exemple parfait de ce qui se passait non seulement dans le duché mais, également, dans toutes les villes secondaires en France. L’implantation des presses dans des grands centres européens permettait aux typographes d’y produire des éditions aux tirages importants. Pour les écouler, il ne fallait pas simplement vendre les exemplaires dans la ville même, mais les exporter à travers l’Europe. Ainsi, en 1482, le premier bréviaire à l’usage de l’évêché de Nantes fut imprimé non pas à Nantes ou Rennes, ni même à Paris ou à Lyon, mais à Venise. Il fut alors importé et distribué en Bretagne.
Le développement de ce négoce du livre fut aidé par l’apparition d’une figure fondamentale dans l’histoire de l’imprimé : le libraire. Des vendeurs spécialisés de livres existaient dès le Moyen-Âge et, dans des grandes villes telles que Paris, des libraires assuraient même la reproduction des textes. Mais le libraire du monde de l’imprimé était autrement plus important. Il assurait encore la distribution et la vente au détail des livres, mais il était également impliqué dans la conception des ouvrages. Il jouait souvent le rôle de commanditaire, de pourvoyeur de fonds et d’organisateur du contenu intellectuel des volumes. Ces fonctions variées d’investisseur, d’éditeur commercial et de distributeur en faisaient le personnage clef de la « chaîne du livre », c’est-à-dire du processus de production et de commercialisation. Si Rennes n’avait pas d’imprimeur au début du 16e siècle, il y avait, en revanche des libraires très actifs. L’un d’entre eux, Jean Macé, dominait le monde du livre en Bretagne. Seul et avec des partenaires commerciaux sélectionnées dans de nombreuses autres villes de l’Ouest, il commandita une centaine d’éditions qu’il faisait imprimer à Caen, à Rouen ou à Paris.
Malgré le succès de ces libraires rennais, les presses revinrent dans la ville en 1524. Mais pour survivre face à la concurrence farouche des productions parisiennes et lyonnaises, les imprimeurs durent s’adapter et accepter un nouveau modèle économique. Si leurs homologues des grands centres de production pouvaient publier des ouvrages de manière spéculative, en escomptant vendre leurs tirages à un lectorat éparpillé à travers le royaume et au-delà, les imprimeurs rennais, eux, ne pouvaient pas prendre de tels risques. À la place, ils se tournèrent vers les institutions locales qui pouvaient leur fournir des ventes garanties. Ainsi, ils produisirent des éditions pour les évêques, des ouvrages juridiques pour le parlement, des édits et ordonnances pour les représentants du pouvoir exécutif, des textes pour les étudiants et les établissements éducatifs.
Peu à peu, leur réussite permit aux imprimeurs de conjuguer ces soutiens institutionnels avec des publications plus hasardeuses qui répondaient aux opportunités que leur fournissaient la conjoncture ou des écrivains locaux. Dans la seconde moitié du 16e siècle, on fit paraître une pièce de circonstance sur une comète qui était apparue dans le ciel au-dessus de Rennes ou encore un discours facétieux sur les barbes. On alla même jusqu’à imprimer un traité inspiré de la médecine paracelsienne, un écrit fermement condamné par la faculté de médecine de Paris qui n’y voyait que des « absurditez erronees » et une science venant « plutost de la cave que du Ciel »... mais un ouvrage qui fut un véritable succès de librairie.
La Réforme protestante et la longue guerre civile qui déchira la France pendant près de quarante ans eurent un impact important sur le monde du livre. Partout en Europe, beaucoup de libraires et d’imprimeurs furent attirés par la nouvelle foi. Le plus actif des imprimeurs rennais de la Renaissance, Julien du Clos, s’était converti à la Réforme avant le début de sa carrière. Il épousa sa femme dans le bastion protestant des comtes de Laval à Vitré et c’est également là qu’il fit baptiser son fils. Et pourtant rien ne laisse transparaître la foi du typographe dans ses publications. Il devint l’imprimeur officiel des rois catholiques dans la ville et fit même paraître un livre sur les constitutions synodales de l’évêché de Rennes ! D’autres tels que le libraire Bertrand Avenel étaient bien moins discrets. Le militantisme d’Avenel le poussa à vendre des libelles protestants virulents qui le virent finalement banni de Rennes.
Si la Bretagne avait été relativement épargnée par les premières guerres de religion, ce ne fut plus le cas durant la guerre de la Ligue (1588-1598). L’opposition entre les forces protestantes, celles fidèles au nouveau roi, Henri IV, et les ultra-catholiques, qui se rangèrent en Bretagne sous l’égide du gouverneur le duc de Mercoeur, mena non seulement à des combats meurtriers mais également à un phénomène nouveau pour le duché : l’impression de pamphlets. Au cours de cette décennie les imprimeurs et les autorités de Rennes, ville fidèle au roi, et ceux des ligueurs de Nantes échangèrent des tracts d’une virulence rare. À telle enseigne qu’à Nantes on se résolut à condamner et à brûler cérémonieusement un des arrêts du parlement rennais. On demanda donc à l’exécuteur de la haute justice d’organiser un autodafé des exemplaires et d’en jeter les cendres au vent, tout comme l’on faisait avec celles d’un criminel.
Les dérèglements et la violence des échanges de ces guerres avaient profondément marqué le monde du livre en Bretagne. Au-delà de la vente des livres, bien des bibliothèques avaient été pillées que ce soit chez les protestants, comme le pasteur Jacques Merlin, ou chez les catholiques (voir l’encadré sur Bertrand d’Argentré page 11). Après la confusion de ces années, on chercha au 17e siècle la stabilité et l’ordre. Les libraires et les imprimeurs de Rennes, comme dans d’autres villes, établirent alors une série de statuts qui régleraient désormais le commerce du livre. Cette organisation permit aux libraires et aux imprimeurs de prospérer – six fois plus d’éditions furent imprimées en Bretagne au 17e siècle – mais au prix d’une fermeture de la profession. Désormais, il serait bien plus difficile de devenir imprimeur ou libraire à Rennes.