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Dossier
#28
Des imprimés politiques, juridiques et religieux
RÉSUMÉ > À partir du 17e siècle, l’imprimerie connaît un réel essor à Rennes, à la faveur du développement des presses et des imprimeurs. Les productions locales répondent aux attentes du clergé et des hommes de loi, nombreux dans la ville. Elles vont progressivement épouser les idées nouvelles lors de la période révolutionnaire, mais leur essor sera freiné par la Terreur, et il faudra attendre le milieu du 19e siècle pour retrouver une activité florissante, notamment pour la presse d’opinion.

     À Rennes, comme ailleurs, l’implantation des imprimeries est largement déterminée par des facteurs administratifs, économiques et culturels. Selon qu’on met l’accent sur les uns ou les autres, leur histoire collective paraît sensiblement différente. Sous l’Ancien Régime, les activités d’édition, d’imprimerie et de librairie s’organisent autrement que de nos jours. Il n’y a pas d’éditeurs au sens actuel du terme, mais des imprimeurs-libraires qui composent des livres, et en général les vendent (lire l’article de Malcolm Walsby, p. 9).
    La relative faiblesse de l’alphabétisation, par rapport à la Normandie voisine, l’absence d’Université n’ont pas facilité le développement précoce de l’imprimerie. La plupart des livres nécessaires au fonctionnement des institutions civiles ou religieuses sont imprimés hors de Bretagne : ainsi c’est à Paris qu’est composé en 1523 le missel de Rennes, et à Caen, en 1561, le Missale ad usum insignis ecclesiae Redonensis publié en 1531. En 1524, trois quarts de siècle après Gutenberg, Jean Baudouin La demande locale s’étoffe vers la fin du 16e siècle et surtout dans les décennies suivantes : l’installation à Rennes des sessions du Parlement, l’existence de nombreuses autres juridictions y fixent nombre d’hommes de loi qui utilisent l’écrit ; la vie administrative elle-même suscite des impressions spécifiques plus abondantes. L’implantation de nombreux ordres et congrégations nouveaux dilate les effectifs du clergé régulier : même si leur rapport au livre est très inégal, tous ont au moins besoin de livres liturgiques ; les prêtres séculiers établis dans les paroisses de la ville, mieux formés, plus instruits, sont désormais plus nombreux à se constituer des bibliothèques. Les élèves du collège ont besoin de faire imprimer dans la ville affiches, prospectus et petits ouvrages divers.

     On comprend ainsi que l’imprimerie se développe, et que Rennes en soit la capitale en Bretagne. Un atelier permanent s’établit à Rennes en 1566 ; entre 1600 et 1669, la moitié, soit 269, des ouvrages recensés imprimés dans la province sort de presses rennaises ; c’est environ deux fois plus qu’à Nantes sur la même période. Ces chiffres montrent les limites de l’édition locale, soulignée par Alain Croix : « le quart des 61 professionnels recensés au 17e siècle n’a laissé aucune trace d’une activité pourtant attestée parfois pendant plus de vingt ans, et n’a sans doute produit, au mieux, que des opuscules, voire de simples affiches et ouvrages de ville ». Certains de ces hommes de l’art sont venus d’ailleurs, tel Jean Vatar, originaire d’une famille troyenne, reçu imprimeur en 1631.
    Reçu, car librairie et imprimerie sont des métiers réglés et contrôlés, au sein de la profession et par les instances de surveillance de l’écrit que sont l’Église et l’État. Les censures ecclésiastiques n’ont plus dès le milieu du 17e siècle qu’un rôle très limité. En revanche, le pouvoir politique tente avec un inégal succès de corseter la profession. À partir de la fin du 17e siècle, la monarchie veut concentrer les lieux de production en fixant à chaque ville un nombre d’ateliers autorisés : Rennes en a 8 en 1701, 5 seulement durant les 50 années qui précèdent la Révolution. Les capacités de production n’en sont pas réduites : entre les enquêtes royales de 1701 et 1760 le nombre des presses rennaises passe de 14 à 16, celui des compagnons imprimeurs de 24 à 38. Les principaux imprimeurs et libraires sont ceux qui ont obtenu un monopole des impressions du roi ou du Parlement, qui captent les commandes administratives et juridiques, ou celui de l’évêché pour les ouvrages religieux. Au début du 18e siècle, plusieurs artisans – tel Hovius dont la famille s’implantera plus tard à Saint-Malo – n’ont qu’une seule presse, les autres deux ou trois. La politique de concentration menée par les pouvoirs politiques, source de rivalités jusqu’au sein des familles, les rentes de situation liées aux monopoles de fait favorisent la famille Vatar. En 1700, la veuve de François Vatar dirige un atelier de deux presses ; un de ses beaux-frères est libraire. À la fin de l’Ancien Régime, trois des cinq imprimeries rennaises appartiennent aux Vatar, qui occupent l’immeuble situé au coin nord-ouest de la place Louisle- Grand (aujourd’hui place du Parlement de Bretagne). Nicolas Audran et Pierre Garnier, tous deux de vieilles familles locales, ont seuls résisté à la concentration.

     Qu’imprime-t-on à Rennes ? Selon l’enquête de 1701, des petits livres de dévotion – chez Audran, par exemple, 2000 exemplaires du Rosier mystique, chez la Vve Champion des Couronnes de la Vierge, des Catéchismes et des Heures (qui regroupent un certain nombre d’offices) ; des A.B.C. ; des almanachs ; des imprimés administratifs. Ces catégories, et des classiques latins, demeurent au long du 18e siècle le fonds de commerce des imprimeurs rennais. L’importance à Rennes des robins de tout niveau explique la place majeure du droit dans les ouvrages plus ambitieux, d’ailleurs peu nombreux, tels que les Commentaires sur la Coutume de Bretagne ou les recueils d’Arrêts du Parlement de Bretagne. Ces titres traduisent aussi la fonction de capitale administrative de plus en plus marquée de la ville : on imprime ainsi en 1730 l’Armorial de Bretagne de Toussaint de Saint-Luc, en 1760 le Corps d’observation de la Société d’agriculture, du commerce et des arts, commande des États de Bretagne. À Rennes comme presque partout en province, les publications locales reflètent un marché limité, qui, en littérature ou en histoire, ne laisse leur chance qu’aux ouvrages ayant une spécificité régionale. Outre le droit, également nourri par l’oeuvre de jurisconsultes locaux tels Lanjuinais ou Poullain-Duparc, la théologie et la philosophie gardent à Rennes une certaine place ; mais les livres religieux, juridiques et scolaires restent à la fin de l’Ancien régime les principales catégories de la production imprimée.

Circuits illégaux et « bouquiniers »

     Les titres phares ne donnent pas la mesure de la production courante, beaucoup plus abondante, et économiquement plus sûre. Ils ne traduisent pas davantage le contenu de bibliothèques, perceptible avec bien des distorsions – la source surreprésente les catégories aisées - par les inventaires après décès : près du tiers d’entre eux au début du 18e siècle, plus de 40 % à la fin de l’Ancien Régime, mentionnent la présence d’au moins un livre ; la bibliothèque de la « Société littéraire » créée en 1775 a compté jusqu’à 3 600 volumes, et reçu jusqu’à 24 journaux de France et de l’étranger.
    Il existe, outre les imprimeurs-libraires, sept ou huit libraires autorisés, comme les soeurs Vatar, Blouet, Jean- François Robiquet, ou René Vatar, qui font eux aussi venir des livres. Rennes est légalement la porte en Bretagne de tous les livres qui entrent dans la province (plus de 200 ballots en 1783). Mais Il existe aussi des circuits illégaux de la contrefaçon ou de l’imprimé clandestin, et tous les acteurs du commerce d’occasion : un état de 1772 dénonce plus de 20 particuliers, fripiers revendeurs et autres « bouquiniers », dont les représentants du métier dénoncent la concurrence jugée illégale. Leur rôle est sans doute primordial sur le marché du livre d’occasion ou de petit ouvrage bon marché.

     L’agitation politique précédant la réunion des États généraux, puis les premières années de la Révolution se traduisent, selon l’expression de Patricia Sorel, par une véritable « effervescence éditoriale ». Les Affiches de Rennes, créées en 1784, étaient surtout un journal d’annonces ; mais le contexte politique, puis dans un second temps la libéralisation de la presse permettent l’essor des pamphlets et des journaux : le plus connu est la Sentinelle du Peuple de Volney, dont le premier des cinq numéros paraît en novembre 1788 ; en 1789, trois nouveaux périodiques voient le jour. La presse, grâce en particulier à l’engagement de René Vatar, est alors un élément actif de la diffusion des idées nouvelles.
    La conjoncture entraîne la création, entre 1789 et 1792, de deux nouveaux ateliers. Mais elle est fragile, cassée par le raidissement idéologique et politique, et par les départs ou les difficultés économiques que connaît la population. Les réformes administratives rendent obsolètes les stocks d’ouvrages juridiques, voire religieux. Plusieurs imprimeurs et libraires sont plus ou moins durablement incarcérés durant la Terreur. L’activité éditoriale va durablement souffrir de l’atonie de la ville, partiellement privée de ses institutions – le parlement, les États de Bretagne – et de la vie économique, sociale et culturelle qui leur était liée. En 1806, il y a toujours 5 imprimeries, dont les Vatar, et les Robiquet qui ont profité de la libéralisation. Mais les 7 presses, chez la Veuve Vatar et Bruté, n’occupent plus que trois ouvriers ; la petite-fille de la veuve Vatar, Augustine-Julienne Jaussions, lui succède en 1823, et tient la maison jusqu’en 1836. Le second atelier de la famille n’a sous l’Empire que 3 presses ; après le départ de son frère de l’entreprise en 1811, Jean-Marie Vatar en assure seul la direction jusqu’en 1856. En 1810, Jean-François Robiquet, qui dirige une dizaine d’ouvriers et 4 presses, transmet son imprimerie à son gendre François-Cousin Dannelle, auquel succédera en 1828, jusqu’en 1857, son propre gendre Alphonse- Edmond Marteville.

     François-Charles Oberthur arrivé à Rennes en 1838, est engagé comme imprimeur lithographe dans l’entreprise de Marteville et Landais ; après le départ de Landais, il devient en 1842 l’associé du premier. En 1852, selon l’engagement pris par Marteville, le voilà seul propriétaire de l’entreprise, qui va désormais porter son nom. Cinq ans plus tard, en 1857, il devient le principal actionnaire de l’imprimerie Marteville et Lefas, située rue de Paris. Les bases de l’empire Oberthur sont constituées.
    Entre les ouvrages de ville et ceux de l’imprimerie de labeur, la presse constitue au 19e siècle une catégorie désormais reconnue de l’activité éditoriale. À l’extrême fin du 19e siècle – au moment du second procès Dreyfus – André Hélard rappelle qu’il paraît à Rennes, à la veille de la naissance, le 2 août 1899, de L’OuestÉclair, 4 quotidiens et 8 hebdomadaires : le plus lu, les Nouvelles rennaises déclare un tirage de 13 000 exemplaires. Le plus ancien, le Journal de Rennes, fondé en 1844, reste l’organe des nostalgiques du régime et de la société nobiliaire et royaliste. Le Petit Rennais, fondé en 1884, nationaliste, militariste, se dit, pour reprendre une expression d’André Hélard, « radical et progressiste, mais n’est ni l’un ni l’autre ». L’Avenir, depuis 1870, est devenu l’organe des républicains opportunistes ; il est le seul qui, modérément et momentanément, a soutenu en 1899 la cause de Dreyfus.