La compréhension et la lutte contre les inégalités de santé commande l’adoption de trois partis pris. Le premier parti pris est celui de l’histoire, avec une mise en perspective historique des inégalités territoriales de santé qui permet non seulement d’en mesurer l’ancienneté et la persistance, mais aussi d’expliquer ce qui en a limité la prise en compte aussi bien par les scientifiques que par les politiques. Cette lecture historique montre que si les contextes institutionnel et politique ont longtemps fait obstacle à la lutte contre les inégalités territoriales de santé, les conditions sont aujourd’hui réunies pour que ce sujet prenne toute sa place dans les priorités des politiques publiques.
Le second parti pris est celui de l’observation. Il n’est pas nécessaire d’être exhaustif tant les exemples abondent et se recoupent. Mais il est important de mettre en exergue les grands « faits stylisés » des transformations actuelles du paysage socio-sanitaire de la France. Il suffit donc d’observer un choix ciblé de cartes thématiques, représentatives des travaux les plus avancés récemment publiés sur le sujet.
Le troisième parti pris enfin est celui de l’action. Tout d’abord, pour agir il faut comprendre. Il faut donc proposer, au-delà des constats, un cadre d’interprétation des inégalités territoriales de santé. Nous retiendrons trois grandes familles de facteurs explicatifs : les déterminants sociaux, prophylactiques et géographiques. Par ailleurs, pour agir il faut aussi trouver les leviers d’action, les bons points d’ancrage, les bonnes pratiques de gestion.
L’analyse de la littérature sur les inégalités de santé montre de quelle manière la République, et le dépassement de l’ordre ancien qu’elle a incarné, a favorisé en France le développement des travaux sur les inégalités sociales de santé : dès le début du 19e siècle s’est affirmée l’idée selon laquelle la mortalité n’était pas le fait de Dieu mais bien celui des conditions de vie. L’état de santé des populations admet donc bel et bien des déterminants sociaux, qui, avec les progrès d’enregistrement de l’état civil et des données de population, feront l’objet d’analyses de plus en plus systématiques au cours du 20e siècle.
Mais en même temps qu’elle a permis de lutter contre la conception de l’ordre ancien de la mortalité et de la santé et ainsi reconnu les déterminants sociaux de la santé, l’approche républicaine des inégalités de santé en a estompé les dimensions géographiques. La conception jacobine de la République, qui considère la Nation comme une et indivisible, nie, et ce faisant renforce parfois, l’existence de ces aspérités territoriales, qui représentent autant d’obstacles à sa cohésion. Elle s’est dotée d’une administration centralisée, qui marquera la gestion des politiques publiques en France jusque dans les années 1980.
Dans ce contexte, les travaux sur l’approche territoriale des inégalités de santé ont connu un développement plus discontinu et moins affirmé que ceux consacrés aux inégalités sociales de santé.
Il faut refuser le débat stérile et académique qui, trop souvent, oppose les inégalités sociales et territoriales de santé. De la même manière que les inégalités territoriales de santé ont été politiquement occultées par la volonté unificatrice de la République, les inégalités sociales de santé, quoique mieux décrites, sont loin d’avoir eu l’attention qu’elles méritent, car leur reconnaissance est politiquement dérangeante : elles mettent en cause le mythe de l’égalité des chances qui fonde le modèle capitaliste libéral, et les politiques de réduction des inégalités sociales appellent à refonder les rapports sociaux de production.
Il serait au contraire utile que les solides connaissances acquises sur les déterminants sociaux de la santé soient abondées par une approche plus territoriale de la question. Le mouvement engagé de décentralisation des politiques publiques, et, en matière de santé, la place qui est accordée aujourd’hui aux territoires et aux besoins de santé, le développement d’outils de gestion de ces politiques décentralisées, les préoccupations grandissantes des élus sur ce thème, sont autant de tendances qui rendent opportun et nécessaire le développement des travaux sur l’approche territoriale des inégalités de santé.
Bien entendu, la France n’est pas le Niger, ni même l’Algérie ou la Russie, et les différences de deux ans d’espérance de vie entre les départements du Nord et le reste du pays ne doivent pas masquer les différences de plus de dix ans avec ces nations presque voisines. De même, les quatre années qui, en 1990, séparent les départements où les femmes vivent le plus longtemps des départements moins bien lotis n’ont rien de comparable aux quinze années d’écart d’espérance de vie entre ces mêmes extrêmes au début du 20e siècle.
Et pourtant, les inégalités territoriales de santé ont cessé de reculer en France depuis la fin des années 1990. Cet arrêt du progrès doit alerter. Derrière l’amélioration du taux de mortalité prématurée en France, les écarts se creusent à l’échelle cantonale. La grande majorité (85 %) des cantons qui étaient en surmortalité au début des années 90 le reste dix ans plus tard, et près de 60 % d’entre eux voient même les écarts se creuser : les progrès enregistrés en matière de mortalité prématurée ne touchent donc pas tous les cantons.
On constate également une dégradation de la situation d’un grand nombre de cantons qui bénéficiaient dix ans plus tôt d’un taux de mortalité prématurée inférieure à la moyenne, soit parce que leur situation est moins favorable qu’elle ne l’était (36 %), soit parce qu’elle devient défavorable, offrant en fin de période des taux de mortalité prématurée supérieurs à la moyenne (23 %). C’est l’évolution de la mortalité dans la région PACA ou encore le Languedoc- Roussillon, qui illustre le mieux cette sourde détérioration de l’état de santé qui frappe de nombreux cantons.
La géographie des inégalités de santé pourrait être décrite à l’infini, puisqu’elle change selon les pathologies observées. Les plus récentes études mettent en évidence trois faits stylisés, caractérisant la géographie des inégalités de santé en France :
— le poids persistant du fait régional, traduisant l’influence des modes de vie et de consommation, comme on peut le supposer dans de très nombreux cas, ainsi, par exemple, pour le cancer de l’oesophage ; ou l’influence du climat, très probablement en première ligne explicative des différences géographiques de la prévalence de l’asthme ;
— la convergence des situations des grandes villes, certainement liée à leur dynamisme démographique et économique et à l’homogénéisation relative des modes vies qu’elles abritent ;
— corrélativement la situation fragile des périphéries et marges départementales, clairement illustrées en Île-de- France, et plus généralement dans l’observation de différences significatives de mortalité prématurée entre les cantons proches et éloignés des villes préfectures de leur département.
Cette géographie des inégalités de santé doit être mise en relation avec différents facteurs tels que le dynamisme démographique, la desserte médicale, ou encore le niveau de vie. La France n’est décidément pas la même ici et là : les problèmes de santé n’ont pas partout la même ampleur, ne sont pas de même nature, n’admettent pas les mêmes déterminants sur tous les territoires. La portée de l’approche territoriale est bien de discerner ces territoires et de cibler l’action des politiques publiques sur les leviers les plus pertinents.
Refusant d’opposer inégalités sociales et inégalités territoriales de santé, il faut analyser les relations étroites de l’une à l’autre. L’existence de liens entre l’état de santé et la position sociale des individus est aujourd’hui bien établie. Il convient d’insister sur les conséquences géographiques de ce constat.
D’une part, les inégalités sociales de santé laissent leur empreinte territoriale par un simple effet dit « de composition » de la population résidant sur les territoires. En effet, si tous les territoires accueillaient dans les mêmes proportions les différentes catégories socio-économiques d’habitants, les inégalités sociales de santé resteraient invisibles sur le territoire. Mais ce n’est pas le cas. Différentes études du paysage socio-économique de la France illustrent les phénomènes de différenciation spatiale, ou, disons-le, de ségrégation spatiale, théoriquement analysée autour de trois mouvements : la « gentrification » dans les centres-villes, la « périurbanisation », et la « relégation » dans les proches banlieues. Dans ce contexte, gradient social de santé et gradient territorial s’épousent. Sur les territoires où se concentrent les difficultés sociales se concentrent aussi les besoins de santé.
Il faut en outre souligner la nature potentiellement cumulative des difficultés sociales et de santé : les études réalisées sur les Zones urbaines sensibles montrent que lorsqu’il y a une forte concentration de populations vulnérables sur des territoires peu ouverts, où les populations sont peu mobiles, et installées depuis longtemps, il peut y avoir une amplification des relations négatives entre situation sociale et état de santé. Ainsi, pour une même catégorie sociale et économique, l’état de santé diffère selon qu’elle vit dans un territoire ou dans un autre. C’est ce que l’on nomme l’effet de contexte.
Les inégalités territoriales de santé sont en partie déterminées par les inégalités sociales, mais ne se résument pas à elles. Le territoire compte parce que le territoire joue. En termes d’action publique, cela permet d’agir sur les inégalités de santé sans attendre l’avènement improbable d’un nouvel ordre économique des rapports sociaux de production. Les politiques de croissance, d’emploi, de répartition et de salaires sont évidemment des instruments essentiels de lutte contre les inégalités de santé, mais ce ne sont pas les seuls, et d’autres leviers doivent aujourd’hui être mobilisés, localement, sur les territoires les plus vulnérables.
Les recommandations s’inscrivent sur trois axes, qui visent ensemble à outiller l’action locale, par le développement d’instances de gouvernance décloisonnées, l’élaboration d’outils d’observation et la diffusion de pratiques d’évaluation, l’incitation et la mobilisation des acteurs et de la population locale dans des actions bien ciblées et durables.
L’accès aux soins primaires demande aujourd’hui toute l’attention des politiques publiques, car il présente de sérieuses failles, dont il est impératif de prévenir l’extension, qui laisserait décrocher la santé d’une grande partie de la population.
Il existe dans cette lutte trois principales difficultés. La première est relative à la répartition des professionnels de santé. Si les médecins n’ont jamais été aussi nombreux qu’actuellement, leur répartition ne cesse d’approfondir les déséquilibres anciens entre le nord et le sud de la France, et plus récemment entre les littoraux et l’intérieur des terres, entre villes et campagnes, entre centre des agglomérations et périphéries, entre territoires peuplés et aisés et territoires ralentis et/ou défavorisés. Plus inquiétante encore, la forte similitude des comportements d’installation de l’ensemble des professionnels de santé, médicaux et para-médicaux. Une analyse détaillée de la dynamique de la répartition des professionnels de santé montre la forte inertie de ces mouvements, notamment par le rôle que jouent la répartition et la taille relative des facultés de médecine, très développées, pour des raisons historiques dans le sud de la France.
Les recommandations en matière de démographie médicale doivent trouver une ligne d’équilibre entre incitation et coercition. Les premières nominations dans la spécialité de médecine générale, devraient être l’occasion de développer les postes dans les régions les plus affectées par le manque de professionnels de santé. Par ailleurs, le financement de maisons pluridisciplinaires de santé reste territorialement discriminant. Enfin, le conseil de l’ordre devrait être engagé par la loi dans l’organisation de la mission temporaire de service public de continuité territoriale de l’offre de médecine libérale.
La seconde difficulté de l’accès aux soins a trait à l’accessibilité économique, qui s’est détériorée ces dernières années avec un renoncement aux soins accru, et le développement du secteur 2 : marginal en 1987 (moins de la moitié des départements comptait une part du secteur 2 supérieur à 25 % de l’offre des médecins spécialistes), il est devenu dominant aujourd’hui (cette part est de 60 % des départements en 2007). Ces conditions détériorées d’accès aux soins de ville ont conduit, dans toutes les régions, à une explosion du recours aux urgences hospitalières. Elles expliquent aussi les différences locales des taux d’hospitalisations potentiellement évitables, celles dont on considère qu’elles auraient pu être évitées par une prise en charge précoce par la médecine de ville, et dont la fréquence sur un territoire est largement associée à la situation socio-économique et au niveau de formation des populations résidentes : c’est notamment ce qui a pu être observé en l’Île-de-France. Le développement de centres de santé et de soins, publics ou privés non lucratifs doit être sérieusement envisagé pour limiter ces difficultés d’accessibilité économiques aux soins primaires, dont on perçoit le coût social élevé.
Il existe enfin une troisième difficulté, celle de la faiblesse de la prévention en France. Au-delà des discours et des engagements on ne peut qu’être surpris de la place marginale et constante, comme une sorte de minimum syndical indexé, que tient le poste de la prévention dans les dépenses de santé. Au surplus la plupart des politiques préventives ne parviennent pas à toucher l’ensemble des territoires car elles sont insuffisamment ciblées quand pour parvenir à égaliser les situations, elles devraient être territorialement différenciées. L’observation de la couverture vaccinale à 2 ans montre à la fois le retard de la France au regard de ses partenaires européens, et les écarts interdépartementaux marqués, atteignant près de dix points entre les départements les mieux et moins bien couverts.
De la même façon, la comparaison des taux de participation au dépistage des cancers du sein et colorectal en 2010 dans la Drôme et l’Ardèche montre les forts contrastes entre la plaine et les zones montagneuses pour le premier, tandis que s’agissant du cancer colorectal les écarts suivent moins les lignes de partage géographiques que les frontières administratives avec le département de la Drôme nettement mieux couvert que son voisin ardéchois.
Au total, on doit souhaiter une santé publique réinvestie, qui mettrait notamment l’accent sur la médecine scolaire, et un redéploiement des contours de la santé publique, à travers une plus grande diffusion des métiers qu’elle couvre, un plus grand rayonnement des aires d’interventions des médecins au-delà de leurs établissements ou de leur cabinet, et enfin des moyens supplémentaires, notamment sur la recherche-action et la prévention médicalisée.
Progrès médical, concentration, qualité des soins : l’accessibilité géographique des soins ne s’improvise pas, mais elle peut s’organiser à l’échelle régionale.
La question proprement géographique des liens entre distance et santé est une question majeure à laquelle nous avons accordé une place centrale dans nos travaux. Loin des débats outranciers que l’on entend sur le thème, ces travaux ont permis de démontrer trois points essentiels :
– Le premier est que la concentration géographique de l’offre de soins, notamment de soins hospitaliers, est le prix à payer d’une plus grande qualité des soins : elle est à ce titre aussi inévitable qu’opportune.
– Le second est que l’éloignement des structures de soins en décourage ou en retarde l’accès. La concentration est donc un frein à l’accessibilité aux soins.
– Le troisième est que la contradiction qui semble résulter des deux premiers points n’est, dans la réalité, rencontrée que localement. Sur l’ensemble des restructurations qui ont eu lieu ces quinze dernières années, et les 121 opérations préconisées par le Conseil national de chirurgie, une trentaine seulement appellent à une réelle vigilance pour la population. C’est finalement peu, de sorte qu’il est possible que ces cas soient traités avec la plus grande attention, dans un débat ouvert entre les médecins, l’administration et les élus locaux, qui permettrait l’émergence de solutions appropriées, alternatives ou pas à la fermeture des services de chirurgie.
Il existe également diverses évolutions favorables, qui pourraient être saisies par un modèle de diffusion d’innovations susceptibles de limiter les problèmes qu’impose l’éloignement sur le recours aux soins hospitaliers. Ainsi, en est-il des équipements d’Irm, sur lesquels reposent aujourd’hui tant de diagnostics. De même en sera-til probablement de l’organisation des Unités neuro-vasculaires, telle qu’elle est envisagées dans le cadre du Plan Avc, et qui ne laisserait dans l’ombre qu’une dizaine de zones à risque pour lesquelles des solutions doivent être proposées. Enfin, l’hospitalisation à domicile, aujourd’hui encore très inégalement répartie sur le territoire, constitue une opportunité insuffisamment développée. Toutes ces solutions font un large recours à la télémédecine qui n’est pas une fin en soi mais un moyen.
Finalement, s’il y a bien un dilemme entre qualité et concentration des soins, d’un côté, et accessibilité, de l’autre, les solutions existent, qui méritent d’être développées à l’échelle régionale, autour de trois axes : la graduation des soins et des filières et l’organisation des parcours de soins et de santé, incluant des solutions de transport ; la consolidation des clefs d’accès que sont justement les transports, l’hébergement ou la télémédecine ; et enfin le resserrement du maillage territorial, avec notamment l’incitation à l’émergence de projets territoriaux de santé, impliquant au-delà des médecins, les professionnels, les élus et les habitants.