Sommes-nous égaux face à la maladie ? Assurément non. Mais pouvons-nous, lorsque nous sommes malades, être au moins égaux dans l’accès aux soins, malgré nos différences de niveau de vie ? C’est tout le projet de l’assurance maladie. Projet auquel la Nation consacre chaque année des sommes considérables : environ 180 milliards d’euros en 2012 : l’équivalent de la moitié du budget de l’État, et à peu près 3 000 euros par personne et par an. Une somme considérable, qui contraste avec le doute qui s’exprime de plus en plus souvent sur la solidité de notre système, le sentiment diffus qu’il couvre de moins en moins bien les soins, et l’inquiétude sur son avenir ?
La raison tient sans doute à ce que nos perceptions subjectives du système de remboursement sont assez différentes de ce que disent les données macroéconomiques : chacun voit le coût de ses soins et de ceux de ses proches, sans avoir de vue d’ensemble. Elle tient aussi à ce que beaucoup de coûts nous sont cachés, parce qu’ils font l’objet d’un paiement direct : c’est le cas des médicaments en tiers payant ; c’est le cas de l’essentiel des frais hospitaliers ; c’est le cas des frais de soins en maison de retraite, etc. Il est donc utile d’écarter certaines idées reçues et de porter un diagnostic aussi précis que possible sur la façon dont notre assurance maladie garantit l’accès aux soins.
En termes globaux ou, si l’on préfère, en termes de moyennes, notre système est réellement généreux, et continue de l’être malgré la croissance très forte des dépenses de santé. En dix ans, celles-ci ont à peu près augmenté de moitié. L’assurance maladie, globalement, a suivi. Le taux global de remboursement des soins est resté à peu près stable sur la période, passant d’un petit 77% à un peu plus de 75%. Autrement dit un taux très élevé, qui d’ailleurs n’a rien d’inhabituel en Europe : en Allemagne, en Italie ou en Espagne, la part des financements publics des dépenses de santé est également supérieure à 70%, et même supérieure à 80% au Royaume-Uni. Mais, ajoutée à la part particulièrement importante, dans notre pays, des couvertures par les assurances complémentaires, elle fait de la France le pays de l’OCDE où le paiement direct par le patient est le plus bas.
Comment expliquer, dans ces conditions, le ressenti général de ce que la santé coûte, et surtout coûte de plus en plus ? Tout simplement parce que, derrière les moyennes et les chiffres globaux, les situations particulières sont extrêmement contrastées. En d’autres termes, l’assurance maladie couvre bien dans l’ensemble, mais de manière très inégale, et les chiffres moyens ne donnent pas un reflet fidèle de la réalité des choses.
Cela s’explique en grande partie par deux particularités de notre système. Premièrement, il fonctionne très largement sur la base de taux de remboursement appliqués à des tarifs de soins ou des prix de produits de santé. Or même un bon taux de remboursement, lorsqu’il est appliqué à un tarif très élevé ou à une répétition fréquente d’actes médicaux, finit par laisser une somme importante à la charge du malade. Deuxièmement, ces tarifs et ces prix ne sont pas toujours plafonnés. Chaque fois que le prix de l’acte médical ou du produit de santé est libre, l’assurance maladie applique le taux de remboursement à un tarif dit « de responsabilité » qui est purement conventionnel, et peut n’avoir qu’un rapport assez lointain avec la dépense réelle. C’est tout le problème des dépassements médicaux. C’est surtout celui de la liberté des prix sur les prothèses dentaires, les appareils auditifs, l’optique, qui représentent l’essentiel des quelque 15 milliards d’euros de « liberté tarifaire » non remboursée.
On peut illustrer ce phénomène de concentration par quelques chiffres frappants, qui concernent les soins les plus courants que sont les soins de ville et les soins hospitaliers en médecine et en chirurgie : en moyenne, le paiement qui reste à la charge d’un assuré social – c’està- dire de l’un quelconque d’entre nous – est d’environ 500 euros par an. Mais chaque année, 10% des malades paient plus de 1000 euros de leur poche pour se soigner. Et environ 1% – autrement dit, l’équivalent de la population de départements comme les Côtes-d’Armor ou de la Sarthe paie plus de 3 000 euros.
Voilà pourquoi les moyennes ne veulent rien dire : notre système couvre globalement bien, mais il peut laisser passer, comme par les déchirures d’un filtre, des cas de très grosses dépenses qu’il n’arrive pas à rattraper. Et pourtant, beaucoup a déjà été fait pour combler ces différentes déchirures et éviter notamment que la répétition d’actes ou le coût exorbitant d’un médicament ou d’un traitement crée des obstacles insurmontables. C’est notamment le principe du « remboursement à 100% » pour les affections dites « de longue durée » (ALD), ou encore l’introduction de règles particulières pour les médicaments très coûteux, ou les séjours hospitaliers très chers ou très longs.
Mais ces systèmes de rattrapage, malgré leurs mérites, ne répondent pas à toutes les situations. Par exemple, le mécanisme des ALD est loin de couvrir tous les cas de dépenses récurrentes, et les soins étrangers à la maladie « exonérante » restent pris en charge aux conditions de droit commun. Surtout, lorsque les tarifs sont libres, le 100% n’est plus un vrai 100%. Résultat : les sommes qui restent à payer, en montant, sont de 760 euros en moyenne par personne « en ALD » et par an, supérieures aux 450 euros en moyenne pour le reste de la population.
À cela s’ajoute l’effet de deux autres inégalités, encore mal documentées, mais tout à fait certaines, que sont les inégalités territoriales et sociales. La réalité des « dépassements » est extrêmement variable d’un territoire à un autre (le taux de dépassement moyen des gynécologues de secteur 2 varie du simple au triple entre la Bretagne et l’Alsace…). Et les conditions du recours aux soins sont fortement marquées par le milieu social ou les situations de précarité.
D’où ce paradoxe étonnant d’une assurance maladie globalement généreuse et bien orientée (car les différents mécanismes de prise en charge à 100% et de couverture majorée sont fortement ciblés sur les malades qui ont les plus grosses dépenses), mais pas très équitable et qui ne parvient pas à complètement remplir sa fonction de « bouclier ». Constat d’autant plus inquiétant que font défaut deux leviers essentiels pour y apporter une réponse : un système d’observation qui permettrait de suivre attentivement la « performance d’équité » de l’assurance maladie … et les ressources publiques supplémentaires qu’il faudrait pour rembourser davantage là où cela apparaît nécessaire.
D’où, à l’évidence, deux chantiers prioritaires : améliorer notre système statistique d’une part, et d’autre part – plus difficile encore ! – trouver les voies permettant d’atteindre de meilleurs remboursements en période de forte restriction sur les comptes publics.
Faut-il y ajouter, en plus, une modification des règles du remboursement comme certains le suggèrent, par exemple par l’introduction d’un mécanisme de « bouclier » qui consisterait à tout rembourser au-delà d’une certaine dépense ? Ce n’est évidemment pas à exclure. Mais outre que cela suppose réglé le problème des dépassements, cela ne peut de toutes façons que venir après : ce n’est pas la réglementation qui est la première responsable du coût des soins.
Il faut d’abord corriger notre cécité : l’amélioration du système des statistiques de santé et de remboursement n’est pas une lubie académique ou un rêve de technocrate. C’est une exigence démocratique. Beaucoup de chiffres, certes, sont déjà sur la table, et les progrès réalisés depuis une quinzaine d’années dans le domaine sont considérables. Mais il n’est pas normal que l’on ne sache pratiquement rien, encore aujourd’hui, de la dépense de santé des ménages, c’est-à-dire des personnes considérées non plus isolément mais dans leur foyer, autrement dit dans des conditions de vie réelle où l’on peut rapprocher la dépense de santé des revenus et du niveau de vie. Il n’est pas normal non plus qu’on n’ait aucune idée de ce que peut représenter, pour une même personne, le cumul de ce qu’elle paie pour sa santé et de ce qu’elle paie, par exemple, pour son hébergement en maison de retraite. Et on peut donner bien d’autres exemples.
Si l’on veut agir, on ne peut pas se contenter, on l’a dit plus haut, de chiffres globaux et de moyennes. Ce sont sur les marges que se joue l’équité de notre système. Il faut donc être capable de mieux connaître les situations réelles et de disposer pour cela d’un vrai tableau de bord public de notre système d’assurance maladie qui ne laisse pas de côté les situations extrêmes et les perceptions subjectives.
À ce titre, il est important de pouvoir suivre aussi les comportements déclarés de « renoncement aux soins » pour motif financier. Les chiffres les plus alarmants (on a parlé d’un Français sur trois ayant renoncé à des soins au cours des douze derniers mois) sont clairement biaisés et excessifs : ils confondent l’individu et le foyer, amalgament le renoncement et le simple report, et font masse de choses aussi diverses qu’une consultation médicale et un changement de verre de lunettes. Mais d’autres chiffres, plus suivis et plus sérieux, montrent néanmoins des niveaux élevés (de l’ordre de 15%, tous soins confondus), et surtout régulièrement croissants, qui appellent une grande vigilance.
Que dire enfin de l’objectif de restaurer de meilleures conditions de remboursement en période de « vaches maigres », où l’argent public se faire rare ? Sans prétendre apporter des recettes toutes faites, il peut s’appuyer sur deux grands principes, qui d’ailleurs vaudraient aussi bien si nous connaissions l’aisance budgétaire.
Le premier est de ne jamais agir sur les remboursements sans agir sur les prix. L’essentiel des restes à charge les plus extrêmes se cristallise, les études le montrent, sur les biens et services dont les prix sont libres, et donc soumis aux lois du marché. En matière de prothèses dentaires, d’audioprothèses, de dépenses d’optique, la première action ne doit donc pas être d’augmenter les remboursements, mais de faire émerger une offre de qualité à des prix raisonnables. Comme l’ont montré plusieurs initiatives de réseaux assuranciels et mutualistes, c’est un résultat qui n’est pas hors de portée, et qui mériterait d’être démultiplié par des initiatives publiques.
Le second principe, plus fondamental encore, est de ne pas oublier qu’avant de bien rembourser des actes, il faut surtout rembourser le « bon » acte. Et qu’il faut donc prioritairement travailler sur le « juste soin », sur la qualité et la pertinence, non seulement des actes et prescriptions eux-mêmes, mais aussi de leur succession au bon moment, effectuée par la bonne personne. Ce que l’on peut appeler la qualité du parcours de soins. Car à quoi bon améliorer un taux de remboursement pour des soins répétitifs, inadéquats, qui accumulent gestes et prescriptions sans vraiment améliorer le résultat final ?
Doit-on, par exemple, améliorer le remboursement des prothèses dentaires, si cela aboutit à moins d’hygiène dentaire, à moins de comportements de prévention ? Doit-on garantir un haut niveau de prise en charge de la consultation médicale, si c’est pour que se multiplient des recours désordonnés à plusieurs généralistes, à plusieurs spécialistes ? Le « retour à 80% de remboursement pour tous les soins », que prônent certains, ne serait pas un emploi pertinent de l’argent public. Tous les actes, toutes les prescriptions, tous les parcours de soins ne méritent pas d’être pris en charge à 80%.
Et donc la priorité des priorités, pour garantir l’accessibilité financière des soins, c’est d’organiser les soins de sorte que soient offerts à toutes les situations d’âge et de vie des parcours de prévention et de soins, fortement appuyés sur des soins de proximité, qui permettent d’optimiser l’état de santé. Et l’accessibilité financière, c’est-à-dire le haut niveau de remboursement, doit être au service de ces parcours, et seulement d’eux. Pour mieux rembourser, il faut d’abord mieux soigner.