de la création à Rennes
C’est une anecdote qui a sans doute comblé d’aise ceux qui l’ont entendu : à son arrivée à Rennes, il y a un an, la nouvelle directrice de la culture de la ville et de la métropole aurait confié avoir été frappée par l’effervescence créative du territoire, qui n’était pas sans lui rappeler ce qu’elle avait connu, quelques années plus tôt, à… Berlin ! La comparaison, évidemment, est flatteuse pour la capitale bretonne. Est-elle pour autant justifiée ? On chercherait en vain dans les zones industrielles de la ville un quelconque Kreuzberg, l’emblématique quartier de la contre-culture berlinoise. Et pourtant, à y regarder de plus près, Rennes partage avec la mégapole allemande quelques traits distinctifs qui permettent d’esquisser un début de convergence : la grande jeunesse de la ville, son sens de la fête, le croisement, aussi, de nombreux réseaux culturels interconnectés. Pour tenter de savoir si Rennes était toujours un terreau favorable à la création – dans un néo-langage techno-communicant, certains parlent même de « ville des émergences » à son endroit –, Place Publique a suivi trois pistes en forme d’interrogations, qui fournissent chacune une part de réponse. Quels sont les lieux de cette création ? Le numérique est-il un dénominateur commun à Rennes ? L’accompagnement local est-il propice à l’émergence des talents ?
Un lieu c’est, par définition, une adresse que l’on trouve sur une carte. Plus ou moins facilement, toutefois. Voici l’un des enseignements de ce dossier : il existe à Rennes une multitude d’endroits, connus ou plus confidentiels, au sein desquels se développe une pratique créative originale et foisonnante. On pense évidemment, dans cette ville qui cultive la nostalgie de ses années rock, au Jardin moderne, dans la zone industrielle de la route de Lorient, pour ses expérimentations autour des musiques actuelles. Ou encore aux Ateliers du Vent, qui s’apprêtent à faire peau neuve à la Courrouze, dans un environnement urbain en mutation accélérée. Mais connaissez-vous l’Atelier d’Aran ? On ne vous en donnera pas l’adresse, car elle se transmet entre initiés, mais c’est une cour pleine de miracles visuels et sonores. Toutefois, le lieu qui cherche aujourd’hui sans doute le mieux à incarner cette « émergence créative » se trouve en cœur de ville, au sein d’un austère bâtiment très IIIe République : la fac Pasteur, sur les quais. Rebaptisé Hôtel à projets, cet espace accueille en toute liberté de belles expérimentations un brin utopiques, dans la veine de l’Université foraine imaginée par Patrick Bouchain. Pour Place Publique, l’architecte revient longuement sur cette expérience.
C’est le second enseignement de ce dossier : lorsqu’on s’intéresse à la création à Rennes, le numérique n’est jamais très loin. Que ce soit dans le domaine de la musique, de la vidéo, des performances, cette dimension irrigue largement les pratiques. Et, comme en écho avec le point précédent, on voit apparaître des lieux numériques dédiés à ce type de création. Les fameux fablabs, ou laboratoires de création numérique, essaiment dans les quartiers autour de quelques passionnés. La géographe Flavie Ferchaud a enquêté sur ces lieux numériques, à Rennes, mais aussi à Toulouse et à Gand. Elle dessine une carte précise de ces nouveaux espaces, qui commencent à prendre une part essentielle dans la fabrique urbaine. Le numérique se caractérise également par sa transversalité : il permet d’associer des pratiques, de croiser des talents et d’hybrider les créations. D’où l’envie d’encourager, à Rennes, la naissance d’un espace dédié aux arts numériques. Porté par plusieurs acteurs locaux, le projet Origami pourrait peut-être voir le jour dans une ancienne halle industrielle de la Courrouze. L’existence de la French Tech Rennes/Saint-Malo, très tournée vers l’activité économique, pourrait-elle demain intégrer un volet de création artistique qui ferait du territoire un lieu de création repéré à l’échelle nationale, voire européenne ? Certains artistes locaux le souhaitent, tout en reconnaissant, à l’instar de Cédric Brandilly ou de Jesse Lucas, qu’ils ont fait le choix de vivre à Rennes davantage pour la qualité de vie de la ville que pour ses structures d’accompagnement professionnel.
Car c’est le troisième enseignement de notre enquête : comment concilier indépendance et accompagnement ? Pas facile de revendiquer dans le même mouvement une liberté totale et un soutien des collectivités. Comment accompagner l’effervescence créative locale sans la canaliser ? Les nombreux témoignages recueillis auprès d’artistes rennais laissent percer un léger malaise ambivalent, qui oscille entre une envie de reconnaissance accrue de la part des interlocuteurs publics, et un farouche désir d’indépendance. De ce point de vue, le pari tenté par un jeune collectif qui s’apprête à créer un lieu de concert entièrement privé dans la zone d’activités Sud-est (le CLAPS), mérite d’être suivi de près. Et il faut également souligner le travail indispensable de médiation réalisé dans des structures locales, comme le Théâtre de la Paillette, pour faciliter l’éclosion de projets artistiques, à la faveur d’un dialogue attentif avec les artistes accueillis en résidence.
Sur tous ces sujets, Rennes se cherche un nouveau modèle et se trouve sans doute à la croisée des chemins. Alors que la capitale bretonne s’apprête à accueillir une imposante exposition multisites consacrée à l’œuvre foisonnante des designers Erwan et Ronan Bouroullec, les mois qui viennent vont être propices aux débats et aux échanges autour de la place de l’art dans la ville. Art officiel ou underground ? Encadré ou libéré ? Accompagné ou délaissé ? Autant d’interrogations nécessaires. À l’instar de celle posée ici par les professeurs de philosophie Sandrine Servy et Yvan Droumaguet : « De quelle liberté l’art témoigne-t-il ? » Et d’esquisser une réponse pleine de promesses à l’issue de leur réflexion : « C’est par ce qu’elle est par elle-même liberté que la création artistique doit être libre ». Alors, tous à vos créations !